Chapitre 23 : La vallée
Ædrian s'éveilla au son de plusieurs chants, avant de n'en reconnaître qu'un seul. Il ouvrit les yeux et chercha l'oiseau, mais se heurta au feuillage qui le cachait du soleil. Autrefois, Mirabelle lui avait raconté que la grive pouvait imiter plusieurs de ses pairs, et il sourit à l'évocation de cette pensée. Enfant, il avait capturé des vers qu'il déposait en espérant apercevoir les chanteurs, mais ceux-ci s'acharnaient à rester invisibles.
L'arbre croulait sous les branches et les feuilles, généreuses d'ombre, qui affleuraient la surface d'une mare. Jolimar appelait ça saule pleureur, et Ædrian se demanda s'il souffrait du poids que lui imposait ses ramures, et si cela rendait le saule triste. Un courant d'air frais hérissa des frissons sur sa peau découverte, et la proximité de l'eau fit se souvenir à Ædrian qu'il était assoiffé ; il devinait dehors l'air pesant et les insectes bourdonner, et rampa juste assez près pour s'abreuver sans se découvrir au soleil.
Il se renversa sur le dos, laissant pendre sa tête au rebord de la mare, le bout des cheveux dans l'eau et observant sa surface à l'envers : des araignées glissaient sur le ciel, et des nuées de têtards s'agitaient à l'intérieur comme des nuages noirs.
Ædrian se souvenait de la nuit dernière comme d'un mauvais rêve. Petit, quand il se relevait en nage après un vilain cauchemar, il courait se réfugier près de sa mère qui lui racontait que ces songes n'étaient rien que des aperçus de la vie, qui se réaliseraient ou non.
Il se leva, chancela et s'écroula. Des larmes roulèrent sous ses yeux.
« Cassadre. »
Il se redressa. Il était sur un plateau qui s'étalait en une grande plaine verdoyante. Plus loin, il distinguait des fumées gonfler le ciel bleu, depuis la vallée. Il entendit crisser et eut le réflexe de se cacher. Des sifflements, des raclements. Un homme cahotait sur le sentier, une charrette traînée par une mule fatiguée. L'homme sifflotait en caressant le cul de son âne avec une branche.
Lorsque l'attelage eut disparu, Ædrian se risqua vers le bord du plateau. Il jeta un coup d'œil en contrebas : il devinait Lacville, étendu contre le Lac-du-Val où se noyait la Saive. Des barques remplies de pêcheurs sillonnaient l'étendue d'eau, brillant comme un miroir. Le soleil souriait sur la face du lac mais il faisait doux. Le vent des montagnes, affable, charriait une fraîcheur bienvenue.
La végétation poussait drue, rien à voir avec Fortmage et ses alentours. Alors c'était ça, la nature. Des cerisiers et des pommiers dardaient leurs bras chargés de fruits charnus, entre des champs blanc et jaunes qui coloraient le pied des montagnes. Coquelicots, violettes et pissenlits affleuraient à travers l'herbe grasse, pressés contre les rochers qui vallonnaient le chemin le long duquel Ædrian descendait.
Marcher, marcher et encore marcher. C'était tout ce pourquoi il avançait. Il se dirigeait vers son but et n'attendait plus que la fin.
Il s'arrêta auprès d'un arbre au fruits jaunes-oranges, en cueillit un et l'observa, suspicieux.
Il ferme les yeux et croqua.
— Hm, laissa-t-il échapper, les babines humides de jus.
Il ne savait pas ce qu'était un mirabellier mais devinait les mirabelles au récit que son amie lui en avait fait. Il sourit en pensant à Mirabelle.
Il avait marché toute la journée, d'un pas pressé, évitant une ville pour arriver vers une autre, qui se profilait dans l'horizon qui s'étiolait d'orange. Il ferait nuit bientôt. Ædrian se laissa tomber.
Il apercevait au loin les cheminées de ce qu'il devinait être Bourgvallé et malgré ce qu'on lui en avait dit, il ne s'inquiétait pas des rumeurs qui parvenaient jusqu'à lui. Des files de marchands s'étiraient vers la ville, traînant charrette et bestiaux. Ædrian ne s'inquiétait plus qu'on le remarque, garçon solitaire assis dans l'herbe sur le bas-côté de la route. Un berger passa près de lui avec ses chèvres. L'odeur envahit les narines d'Ædrian et il rit. L'homme lui jeta un regard inquiet, ce qu'il le fit encore pouffer.
Il s'allongea là, les yeux rivés vers le ciel. La ville devait se trouver à deux-mille pieds. Un nuage passa au-dessus de lui. Il voyait le visage de Cassadre. Puis un autre. Ædrian se redressa. Il se gratta les yeux. Une poussière.
Soudain, quelque chose happa son attention qu'il n'avait vu avant. Un grincement étrange et morbide. Il se leva, et se dirigea vers un arbre puissant où, accrochées à une branche, s'agitaient des ombres charriées par le vent.
Le malaise grandit, tandis qu'il distinguait ces épouvantails qu'on avait accroché. Ceux-ci le regardaient, un rictus figé à jamais sur leur visage desséché.
« Non, non. J'ai fait ce qu'il fallait. Oh non, non, non... »
Il pouvait se retourner et fuir, il ne verrait rien. Il n'avait pas besoin de voir. Il irait au sud, rentrerait à Fortmage et retrouverait Cassadre. Ils s'aimeraient. Ils auraient des enfants après s'être mariés. Peut-être une ferme et quelques chèvres. Mirabelle serait toujours la bienvenue. Ainsi que Jolimar et Marlo et Adam.
Et Liam. Mais Liam ne viendrait jamais.
Dans son dos, il entendait gueuler. Ses pensées se noircissaient : la nuit passée devenait réelle et plus il avançait, plus se faisait pressant le présage lointain qui le rappelait à ce qu'il avait cru chimères.
Il avait sauvé la ville. Il n'avait pas rêvé cette fois. Tout était réel.
Et ces cadavres aux orbites béants, balancés comme des fétus de paille l'étaient aussi. Oscillant tristement, ce monstre décharné lui semblait familier. Au-dessus de ce visage émacié, des mèches de cheveux gris et blancs s'acharnaient à camper sur un crâne déjà blanchi. Mais à gauche, une vilaine blessure les avait empêchés de repousser.
Les cris devenaient affreux. Ædrian boucha ses oreilles et priait pour ne plus entendre mais sa tête bourdonnait et les pensées qui s'y faufilaient étaient pires.
« C'est ma faute. C'est ma faute. Tout ça est ma faute... »
Il eut un sursaut et se mit à courir. Elle hurlait. La voix était aigue. Une voix de femme. Ædrian s'écroula à genoux et sanglota.
Un grognement, des voix d'hommes, cette fois.
Ædrian se releva.
Tandis qu'il s'approchait, elles se faisaient distinctes.
— Enlève tes fringues, sale sorcière.
— Plus vite, sinon je cogne encore.
Des pleurs.
L'un des hommes avait le pantalon aux chevilles. Ils se cachaient derrière le pan de mur d'une ferme en ruine, envahie par la végétation. La fille était une gamine. Elle ne devait pas avoir plus de douze ans et sanglotait. L'un des hommes remarqua Ædrian :
— Hé, qu'est-ce tu fous là, gamin ? Décampe vite ou je te file une rouste.
L'homme portait une armure. Une épée à la ceinture. Un factionnaire de Bourgvallé, pour sûr.
— Du calme Bertrand... Hé Louis, arrête. Louis ! Arrête merde.
Dès que la gamine aperçut Ædrian, elle lui lança un regard suppliant. Elle était tétanisée mais ses yeux étaient vides.
Ædrian roulait des yeux fous et son bras se secouait de spasmes. L'un des trois hommes s'approcha, levant sa paume en signe d'apaisement.
— Écoute gamin, c't'une foutue sorcière, elle sera pendue demain. On fait rien de mal, on en profite juste un peu avant, si tu vois ce que je veux dire. Toute façon elle est foutue.
Un sourire bête se dessina sur sa figure.
— Puis, c'est qu'une sorcière, hein.
Il eut un rire gêné. Ædrian le fixait et l'homme se détourna.
— S'tu veux, tu pourras te servir aussi (il jeta un regard entendu à l'homme défroqué qui grimaça). Attends ton tour, tu passeras après Louis.
Il s'était approché jusqu'à ce qu'il puisse le toucher. Il posa sa main sur l'épaule d'Ædrian et son sourire s'étira jusqu'à ses oreilles.
— Dac ? Ça te...
Ædrian le poussa violemment et l'homme tomba sur le dos. L'instant d'après, Ædrian lui tirait son épée et la plongeait dans sa gorge. Ses acolytes réagirent trop lentement. Ils s'écroulèrent, secoués de tremblement, les mains sur la gorge. Le visage rouge. Les yeux exorbités et larmoyants.
La gamine était nue. Elle s'écroula par terre en sanglotant, ramassant d'un geste pressé un bout de tissu pour se cacher.
— T'inquiètes, ça va aller, murmura Ædrian.
Il se crispa. Il n'en avait pas terminé.
— Bouge pas, je reviens, d'accord ?
Mais la gamine ne dit rien. Elle hoqueta. Rien ne semblait pouvoir arrêter ses pleurs.
Ædrian rejoignit le chemin, et marcha jusqu'à apercevoir une file. Il dépassa la dernière charrette pour s'approcher du poste de garde qui régissait l'entrée à Bourgvallé. On se pressait car en cette saison la nuit pouvait se montrer aussi précoce que féroce. Dans les collines plus loin, dès la tombée de la nuit, l'on entendait hurler les loups et peut-être même d'autres créatures plus dangereuses encore.
— Hé, t'attends ton tour, comme tout l'monde fils de pute, cracha un type.
Ædrian l'ignora. Il tenait encore dans sa main l'épée dont le bout goûtait, laissant une trainée de gouttes vermeilles dans son sillage.
— Hé, mais c'est qu'il...
Ædrian le fixa, et l'homme s'étrangla, tombant de sa carriole en suffoquant.
Il arriva au poste dans l'agitation : tout le monde le fixait.
— Oui ? grommela l'un des factionnaires, un homme bedonnant quasi chauve.
Le garde avait-il à peine prononcé ces mots qu'il s'écroulait en suffoquant. L'autre réagit aussitôt, tirant sa lame :
— Qu...qu'est-ce que t'es toi, fils de pute ?
— Moi ? Je suis Saylomen.
Ædrian sourit, l'autre grimaça.
La gamine avait disparu. Ædrian haussa les épaules et reprit le chemin du sud.
Il ne croisait que des gens agités. On fuyait se réfugier dans la ville pourtant ce n'était pas le soleil, qui venait de s'éclipser derrière un pic plus haut, qui animait la masse. Un grognement puissant faisait trembler le ciel. Les montagnes menaçaient de s'écrouler et grondaient.
La terre hurlait. La terre s'agitait.
Une lumière rouge s'alluma, et quelque chose de gris emplit l'atmosphère.
Ædrian, s'arrêta et regarda en l'air. Ça sentait l'orage.
Il en avait trop vu ces derniers jours pour s'effrayer de si peu et développait un certain sentiment satisfait à voir ces manants s'affoler affreusement. Puis il se détourna, car le ciel s'illuminait. Et pendant qu'il quittait cette terre maudite, il rivait son regard au sud. Il ne vit jamais Bourgvallé s'enterrer sous les flammes.
Ædrian se laissa tomber au pied du vieil arbre qui grinçait. Il rivait ses yeux au sol et sanglotait en empoignant des touffes d'herbes. Au loin lui parvenaient encore les hurlements et le roulement de la terre en furie. Les cris ne cesseraient-ils jamais ?
« Tu n'aurais jamais dû faire ça, Ædrian » résonna la voix accusatrice de Liam.
Ædrian hoqueta.
« Tu as vu, Liam ! Tu as vu la même chose que moi. Ces gens sont dégoûtants. Ils méritent de mourir. Tous ! Ce sont eux les responsables. »
« Tu n'es pas juge pour décider de qui doit mourir ou non. »
Ædrian n'osait pas regarder la figure de son vieux mentor. La peur se mêlait à la honte.
« Tu as cédé à la colère. Tu as toujours été incapable de te contrôler. Tu effraies les gens. Même cette gamine, a préféré te fuir. »
« Non, ce n'est pas ça... »
« Tu as fait exactement ce qu'ils attendaient, Ædrian. Ils se sont servis de toi. »
« C'est faux ! »
« Tu es seul. Tu as toujours été seul. Tu le seras toujours. »
« Il y a Cassadre... Mirabelle et Renart et... »
« Renart est mort. À cause de toi. Comme elle. Tu l'as tuée. Regarde autour de toi, regarde tous ces morts. C'est évident. »
« Liam, mes yeux, je...je ne vois plus rien... Je ne te vois pas... »
« Ils se sont tous servis de toi. Toujours. Jolimar pour défendre son château. Glyphe pour arriver à ses fins. Ceux qui ne se servent pas de toi te fuient. Même moi j'ai été incapable de rester avec toi parce que tu me faisais peur. Je n'ai pas voulu t'emmener. Tu es seul. Tu as toujours été seul et tu finiras seul. Tu peux rejoindre l'Empire et faire avec eux ce qu'ils attendront de toi. Mais au fond, tu ne seras jamais que seul car les gens ont peur de ce que tu es. »
— Non ! Cassadre ne se sert pas de moi. Nous nous aimons !
Son cri résonna parmi tant d'autres. Il regarda autour de lui : il n'y avait que la nuit. Il ne voyait rien mais il était seul. Ses yeux le brûlaient. Il n'apercevait plus que le feu.
Il attendit, implorant silencieusement. Personne ne lui répondit jamais.
Ædrian marcha des jours, errant comme un cadavre. Sa vue se consumait. Tout n'était qu'un immense brasier et les couleurs disparaissaient pour une seule. Il dormait peu car une seule chose le maintenait éveillé : il voulait revoir les murs de Fortmage et ceux qui s'y trouvaient.
Il courait. Ses haltes étaient brèves et parfois il croisait des colporteurs qui obliquaient pour l'éviter.
Il allait parmi les morts. Il était comme eux. Il mangeait peu, buvait à l'occasion. Il était résolu. Il savait ce qu'il lui restait à faire. La campagne se détériorait : la flore luxuriante fit place à une végétation de plus en plus rare, à des troncs égarés et noircis, à des animaux hagards et frileux de présence.
Puis, à l'aube, il aperçut le fort. Il se détachait, largement visible dans un horizon jamais ombragé, sous les silhouettes imposantes des montagnes puissantes derrières lesquelles frayaient mystères et légendes oubliés.
Lorsqu'il arriva enfin au pied de Chateaubourg il était épuisé. Il entama l'ascension qu'il avait tant fait autrefois. Cela lui parut épuisant. Autrefois qui lui semblait désormais si lointain. Il grimpait, suant à grosse gouttes. Des habitants sortaient pour le dévisager et rentraient se terrer aussitôt. Il ne les considérait point.
Il arriva enfin devant les portes : elles étaient fermées.
Alorsil s'écroula de fatigue.
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