Chapitre 22 : Saylomen

Ædrian refusa de regarder en bas, n'entendant que le caillou ricocher et se répercuter dans le vide du silence jusqu'à ce que le bruit se perde. Il longeait une corniche, qui ne laissait la place que pour un seul corps à la fois. Un faux pas : une chute mortelle.

Au loin, il apercevait des lumières qui pointaient au sommet de ce qu'il imaginait être des murailles. Glyphe avait indiqué la présence de plusieurs forteresses qu'il tiendrait à éviter. Les hommes là-haut n'étaient pas plus favorables à la magie que ceux d'en bas. Il regrettait de faire ce trajet en pleine nuit, mais outre une envie pressante de rentrer, il imaginait progresser plus discrètement sous la pénombre.

S'il ne tombait pas sur Saylomen.

Lorsqu'il avait questionné Glyphe à ce propos, ce dernier était resté évasif : « il finira bien par te trouver, ou alors ce sera toi ». Ædrian refusait d'y songer en marchant bord à un précipice. Songer à Renart lui donnait de la force. Son ami aurait pris comme un jeu de crapahuter parmi les rochers en pleine nuit : « Le premier qui se casse la gueule est une poule mouillée » aurait-il dit.

Le sentier s'élargit nettement et filait droit vers les hauteurs où brillaient l'évidence de torches. Ædrian frissonna. La nuit était glaciale. Il n'avait plus l'habitude d'avoir si froid.

Il obliqua vers un chemin qui descendait à flanc de falaise quand il entendit des voix. Les hommes sur les remparts, certainement. Il se jeta à terre mais les échos se turent.

Les montagnes s'éclairaient des étoiles mais en bas, la vallée se constellait de tâches de lumières. Comme il enviait ces gens, au chaud dans leur foyer. En paix avec leur famille...

Il reflua des pensées désagréables : s'agissait d'abord de sauver sa peau et de revenir à Fortmage entier. Saylomen n'était pas sa responsabilité à lui, d'autres s'en occuperaient. Il pourrait très bien avertir Jolimar. Jolimar saurait quoi faire.

Pour l'instant, il devait sauver sa peau. Pour cela, il ne fallait pas glisser, ni se casser un membre. Il progressait à tâtons. Les étoiles éclairaient à peine le sentier qui s'étirait en serpent le long du flanc de la paroi.

Il pensait à Cassadre, à ses lèvres gonflées de chaleur, son corps humide et ses soupirs.

Il retrouverait Mirabelle, Jolimar et Marlo. Même Adam. Ensemble, ils lutteraient. Il ne craignait que de ne jamais les rejoindre. Il refluait cette idée qui s'invitait à chaque fois qu'il sentait sous son pied l'instabilité de la pente.

Ils l'accueilleraient en héros. Ne s'était-il pas échappé de La Franche ? N'avait-il pas fui l'Empire pour revenir les trouver ?

Comme Cassadre serait fière. Et Jolimar. Comme le maître serait fier de lui.

Un hurlement s'étira dans la nuit et Ædrian se sentit glisser en laissant échapper un cri.

Il se raccrocha, haletant.

Continua de descendre sur les fesses, s'aidant de ses bras.

Il n'avait pas le droit de mourir maintenant.

L'épreuve l'usait et il s'arrêtait parfois, rongé de fatigue, lorsqu'il trouvait une surface assez large pour s'allonger. Il s'oubliait à contempler le ciel et y imaginait le visage de Cassadre, formé d'étoiles comme celles de ses yeux. Glyphe était un idiot. Le silence qui noyait la vallée ne suffisait-il pas à une retraite ? Pourquoi aurait-il fallu que lui, Ædrian, se lance dans un combat éternel quand le bonheur l'attendait chez lui ? Il le méritait, ce foutu bonheur. Après l'épreuve de sa vie, il avait enfin trouvé la paix.

Que tous aillent au diable, avec leurs foutus combats. Il ne souhaitait pas combattre. Il voulait vivre.

Il regretta parfois d'avoir tenté l'aventure sur ces chemins traîtres en pleine nuit, mais sa foi revenait vite. Il se guidait à la certitude de revoir bientôt ceux qu'il aimait.

La pente s'adoucissait. Le sentier était plus large et la lumière suffisante. Ædrian reprit la marche. Il craignait moins la chute. Les lueurs de la forteresse devenaient des étoiles dans le ciel. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils ici ? Ne vivaient-ils pas en paix ?

Glyphe avait menti. L'Empire était l'Empire : des salauds qui ne cherchaient la guerre que parce que l'amour leur était étranger.

« Je déteste la magie, je ne veux plus jamais m'en servir. »

En réponse, un grondement naquit dans le lointain, répété en écho entre les falaises. Un sentiment d'urgence s'empara d'Ædrian :

— Saylomen ?! se surprit-il à énoncer.

Il imaginait déjà le feu, craché des montagnes. Mais les sommets restaient plongés dans leur mutisme. Seul le bruit d'animaux trahissait la présence de compagnons nocturnes.

« Quel idiot ! je me mets à croire aux salades de l'autre. »

Le terrain s'aplatissait et devenait moins rocailleux. Des arbustes se risquaient au milieu des rochers et l'herbe couvrait certaines portions moins accidentées. Ædrian devina une forêt, quelque part vers un flanc nord-est, une ombre de végétation qui tapissait un pan de montagnes et s'échouait en contrebas.

« Comme la vie doit être agréable, ici. Nous pourrions y vivre en paix... »

Les montagnes se couvraient comme un crâne. La verdure envahissait la roche, enfouie sous une couche de broussailles et d'une herbe grasse qui chatouillait ses chevilles. Il devinait ici des rongeurs et autres animaux ensommeillés que son pas agitaient. La vallée se précisait. Certains points indistincts devenaient des lumières dont certaines proches.

Il arriva sur un long plateau nu que la lune couvait.

Il frissonna.

C'était un désert de roches noires, émergées des ombres et gonflées de graviers et de touffes d'herbe grise. Un grondement emplit la nuit, et s'écoula lentement. Il y eut des bruits d'oiseaux, un hurlement jeté à la mort et qui s'étira.

« Des loups ? Je n'en ai jamais vu... »

Ici, il avait une vue plongeante sur toute la vallée et la lumière était telle que le plateau lui apparaissait entièrement : une longue langue grisâtre.

« Au moins, fini les sentiers sinueux. »

Il souffla.

Il s'approcha des falaises qui bordaient la vallée : il ne discernait pas grand-chose, dans le noir, tout ça était trop loin, mais il lui sembla apercevoir le lac qui reflétait des points brillants. À moins que les étoiles soient descendues si bas.

Un grondement fit poindre en lui ce sentiment d'urgence qu'il avait refloué. Des blocs se détachèrent, probablement, cognant quelque part en hurlant à la nuit leur course aux pieds des géants.

Concurremment, quelque chose l'interpella, plus inquiétant, moins distinct, plus insidieux. Ce fut d'abord un silence surgit des ténèbres qui avalait chaque son. Puis un changement dans le vent ; alors qu'avant il soufflait contre, il se portait autrement. Peut-être n'avait-il que changé de sens mais autre chose titillait Ædrian. C'étaient un reflet dans le drapé des ombres, une tâche plus obscure et épaisse que la nuit ; une sensation : alors qu'Ædrian grelottait, sa peau se hérissait de frissons qui n'étaient pas l'effet de la température, devenue polaire. Parmi des murmures, un sifflement à peine audible l'attira vers une saillie entre des rochers qui s'élevaient comme deux cornes. Au milieu, une forme : un arbuste ou un buisson. Il y eut un crépitement, un froissement qui déchira le drap nocturne et une flamme qui s'éteint aussitôt.

— Bonsoir, Ædrian.

Restait un tas, voûté et difforme, aux contours obscurs.

Ædrian laissa échapper un cri, se jeta en arrière et tomba sur le dos.

Que ne s'attendait-il pas à trouver ici âme qui vive. Encore moins qui prononçât son nom.

Une seule pensée lui vint et il commença à trembler :

« Saylomen. »

— Qu...qui êtes-vous ?

La silhouette se déploya. Une forme de grande taille.

— Je suis le vieux sage des montagnes.

L'homme se retourna, accrochant un brin de lumière qu'une étoile oubliait.

— Je plaisante.

C'était un vieillard – à en juger par sa barbe et ses cheveux qui paraissaient plus blanc que l'os – dans une robe étrangement lumineuse et immaculée.

— Je t'attendais.

— Mais...mais, vous ne venez pas d'apparaître...à l'instant ? bredouilla le garçon.

Ædrian se traînait sur ses coudes en voulant s'éloigner.

Il voulut gagner le Magemonde mais celui-ci se noyait dans les ténèbres. L'homme, lui, ne bougeait pas. Il fixait Ædrian d'un air amusé.

Ædrian, si serein quelques minutes plus tôt, se réveillait empreint d'une peur étrange ; aussi surnaturelle que l'était l'apparition d'un vieillard en pleine nuit, un rêve, égaré dans des montagnes muettes loin des premières maisons des hommes.

— Eh bien, n'aies pas peur. Quelle idée saugrenue, aussi, que de se balader seul par ici. En pleine nuit ! On ne t'a pas dit que c'était dangereux ?

Cette voix. Où l'avait-il entendue ?

Des rafales se firent insistantes : soufflées en bourrasques, elles soulevaient les pans de la chemise d'Ædrian et fouettait sa peau. L'homme leva la tête pour regarder le ciel :

— Il va pleuvoir, murmura-t-il.

Ædrian sentit une goutte s'écraser contre sa joue ; une autre, puis une multitude. En un instant, il fut trempé.

— C'est vous qui...qui allez réveiller le feu ?

— Pardon ?

— Le feu, pour détruire la vallée.

— Ah. Comme ceci ?

Dans le tumulte des intempéries, une voix lointaine gronda, éveillée d'un sommeil antique et alluma une lueur dans l'horizon, perdue entre les nuages et l'infini. Un souffle puissant cracha une gerbe de feu.

Puis rien.

— Tu vas vouloir sauver Bourgvallé et la vallée. C'est tout à ton honneur mais c'est tout. Tu essaieras de me convaincre, mais le feu est plus puissant que l'eau...

— Vous êtes Saylomen ?

Un grondement de tonnerre, suivi d'un éclair blanc.

— Saylomen ? Le Sorcier ? Comme c'est amusant.

La lumière issue de l'éclat fracturée illumina un instant la corniche où ils se trouvaient. Le vieil homme portait une ample robe blanche et autour de son cou, quelque chose qui avait scintillé, juste assez longtemps pour s'imprimer dans l'esprit d'Ædrian : un bijou finement ouvragé, une croix dorée. Il ne lui manquait qu'une armure dorée pour devenir un vieux rêve.

— Vous êtes...je vous connais ! Vous êtes le chevalier !

Alors que les éclairs zébraient le ciel déchaîné, l'homme sourit tristement :

— Si tu veux.

— Êtes-vous...Gontrand ?

— Qu'importe, cette vallée doit mourir. Bourgvallé périra, noyée dans sa propre vanité. Comme l'a été La Franche. Allons-y maintenant, Ædrian.

— Non !

Ædrian avait hurlé, s'était relevé et dévisageait le vieil homme :

— Non, ça ne doit pas arriver !

— Le feu détruira la vallée mais la nourrira. Elle renaîtra de ses cendres, sans ceux qui y vivaient et la ravageaient. Les prochains pourront y vivre et l'aimer comme avant.

— Je ne vous laisserais pas faire ça.

La pluie avait cessé. Le tonnerre grondait moins et le vent n'était plus qu'un murmure. Il avait chassé les nuages et laissait resplendir l'astre.

— Pourquoi ?

Ædrian bouillonnait. La peur le tenait, l'empoignait et nouait son ventre mais il ne s'était jamais senti aussi vivant qu'à cet instant.

— Qu'est-ce qui cloche chez toi, Ædrian ? Bon sang, ils ont conspiré contre vous, c'est à cause d'eux et d'eux seuls que Renart est mort !

— Et alors ?! Il y aura toujours des gens qui voudront la guerre et d'autres qui la subiront pour eux. C'est sans fin. Ce n'est pas en répondant à la violence par la colère que les choses cesseront. Il y a en bas des gens, une majorité, qui ne connaissent rien de tout ça, pourquoi paieraient-ils la dette que d'autres ont contracté pour eux ?!

L'autre souffla. Aussi fort qu'une rafale.

— C'est utopiste.

— Je préfère encore croire que l'inverse !

Un ricanement, mué en rire.

— Quelle étonnante évolution... D'où viennent ces idées ?

Il s'interrompit et caressa sa barbe. Son visage s'illumina :

— L'amour. Ah ! C'est cela, n'est-ce pas ? Encore un mythe auquel tu voudrais croire. Oh. Assieds-toi. Calme-toi. Je ne te ferai rien.

Le vieil homme s'accroupit. Ædrian resta debout.

— Pourquoi ? Vous me semblez si familier. Qui êtes-vous vraiment ?

— Tu t'emmêles, Ædrian. Ton chevalier d'or n'était qu'un vulgaire personnage de conte. Tu devrais rêver moins. Le vrai Gontrand a chassé les dragons jusqu'à les éradiquer et maintenant ils ont disparu. Voilà ce qu'est la réalité.

Il ajouta sur un ton de rêverie :

— Tu pourrais vivre en paix dans la vallée, avec ta reine... Si seulement !

— Pourquoi être si pessimiste ?

— Je ne le suis pas. Je vois ce que tu refuses de voir. J'existe depuis longtemps. J'ai eu le temps de voir beaucoup de choses.

Il fixait Ædrian d'un regard pénétrant, et s'arrêta sur ses iris.

— J'ai connu ta mère. Tu as ses yeux. C'était une femme bonne et une idiote. Le monde qu'elle fuyait aura fini par la rattraper...

— Qu...qu...quoi ? Qui êtes-vous... ?

Ædrian chancela, ses jambes flageolait et son corps devint subitement lourd. Il se laissa tomber, des larmes au coin des joues.

— Ta mère était une magicienne puissante mais voulait taire sa magie. Elle pensait que cela n'amènerait que de mauvaises choses. C'était courageux mais idiot. Vois-tu, Ædrian, les vivants ont toujours raison sur les morts qui, eux, ne peuvent que se taire.

Ædrian était travaillé. Il s'égarait. Quelque chose lui nouait l'estomac et le brûlait, des flammes qui grignotaient son cœur.

— Mais elle n'aurait jamais perdu la vie dans une rapine. Trois maraudeurs n'auraient pas suffi à la faire frémir.

Ædrian comprit. Il ne devina pas car il l'avait toujours su. Il sut ce qu'il y avait, derrière la forêt, les arbres et ce mur de feu, derrière les flammes. Il hoqueta. Ce n'était pas si compliqué, finalement. Dans la plaine boueuse, un petit garçon pleurait. Il regardait ses mains et se demandait pourquoi. Il regardait ses mains et se demandait comment. Ædrian porta ses mains à sa gorge : il s'étouffait. Devant lui, il y avait le cadavre de sa mère, une charogne encore chaude qui finissait de se consumer.

Le vieillard se leva :

—Bourgvallé survivra, puisque tu le veux. Ce jeune monde n'a pas besoin de moi pour se détruire, il y arrive très bien tout seul. Désormais je m'en vais. Je n'ai plus rien à faire ici. Adieu Ædrian.

Le jour se levait. La lumière glissait sur le plateau mais laissait Ædrian dans l'ombre.

La lune se confondait au soleil et lorsqu'il leva les yeux, le vieillard avait disparu. Dans le ciel, une forme vague, un point se détachait de l'astre, comme une silhouette reptilienne qui scintillait d'or et de joyaux.

Et Ædrian ne cessait de pleurer.

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