Chapitre 21 : Le feu

Sous la lumière crépusculaire s'allumaient des points en contrebas. Le monde s'endormait, pas les hommes. Posé sur un plateau, il voyait courir des sommets, épinglés en dent de scie sur l'horizon orangé. Les montagnes formaient un U inversé qui s'étalait de l'est à l'ouest en passant par le nord.

Ædrian ferma les yeux et inspira.

— Ça va ? grogna une voix.

Glyphe s'assis à côté, les pieds dans le vide.

Il désigna du menton :

— C'est Bourgvallé. Joli, vu d'ici...

Les fumées s'envolaient des toits comme des portées d'oiseaux, échouant dans les bancs de nuages jaunes. On devinait seulement les bicoques agglutinées. Une fourmilière, vue du ciel.

— ...mais ces gens-là sont des salopards.

Ædrian se tourna vers Glyphe :

— Qu'attendez-vous de moi ?

— De toi ? s'étonna Glyphe. Que tu m'aides, bien sûr. Que tu me rejoignes.

— Évidemment... Mais vous êtes l'Empire. Moi, je veux juste partir d'ici et qu'on me laisse tranquille.

Un rire cynique :

— Tu sais ce que c'est que l'Empire, Ædrian ?

— Des magiciens.

— Ouais. Des magiciens.

Étalées dans la vallée, d'autres habitations se devinaient, éparpillées jusqu'aux pieds des montagnes. Certaines montaient sur les flancs, lorsque l'inclinaison le permettait. D'autres renforts laissaient apparaître l'ombre de tours. La vallée entière se couvrait de vie humaine. Sauf celui où ils se trouvaient, trop crénelé, trop difficile d'accès.

Un bruit interpella Ædrian et le fit sursauter. Il se retourna mais seul béait le trou qui menait au complexe de grottes dans lequel il refusait de retourner. Le vent s'y infiltrait en gémissant.
Il posa des yeux suppliants sur Glyphe :

— Qu'allez-vous faire de moi ?

Glyphe lui rendit un regard curieux, et mima un sourire – ce qui rendait un effet étrange sur sa face brutale.

— Rien. Je vais rien te faire, Ædrian.

— Pourtant, Ciel voulait me...elle voulait...pourquoi... ?

Les larmes montèrent. Il les refoula mais tremblait. La seule idée de cette femme et de ses cris lui donnait des sueurs froides. Cette femme qui... Elle avait essayé de le tuer ! Pourtant, ce qui obsédait Ædrian n'était pas tant la haine qu'elle avait manifestée mais le désespoir qu'il avait lu dans ses yeux.

— Ciel est une vieille idiote et bornée, grommela Glyphe. Un bougre comme toi est trop rare pour s'en priver. T'es un Prîné, Ædrian. Un descendant des forts. Tes pouvoirs sont plus affirmés qu'ils ne le seront jamais chez beaucoup. C'est une chance pour toi mais aussi un devoir envers la cause.

— La cause ? Mais quelle cause ?

Glyphe souffla :

— La magie, Ædrian. Les humains nous haïssent. Ils nous appellent sorciers car ils nous craignent mais ne savent pas ce qu'on fait pour eux. L'Empire...nous, on les protège, ces imbéciles. Mais ils n'en savent rien. Quedal. Ciel est une idiote. Un vestige. Les nôtres ne l'écoutent plus. Ciel, c'est le passé. Nous deux, on est la chance de voir notre avenir.

— Moi je veux juste qu'on me laisse tranquille et...la rejoindre.

— Ah, soupira Glyphe. Alors c'est une femme. Une femme. Ouais, je vois.

Glyphe se leva :

— T'en as toi, du pot.

Ædrian leva des yeux implorants vers Glyphe. Le mastodonte jetait un regard vide vers le ciel. Une portée d'oiseaux quitta une nuée en piaillant, disparaissant dans l'horizon. Glyphe sourit mais son visage était grave.

— Souvent, je me demande ce que je fous là. Pourquoi je fais tout ça. Parfois j'ai envie de laisser le monde se démerder, de me trouver une drôle, de construire une ferme et d'élever des chèvres avec mes gosses. Mais j'ai pas de gosses. Ah non. Je voudrais pas qu'ils voient ça. Je voudrais pas qu'ils aient à faire ce qu'on fait là. Ce monde, on habite tous dedans, faut en prendre soin. Si personne ne veut le faire, faut bien qu'il y en ait qui s'en occupent un peu, tu penses pas ?

Il tourna le dos :

— J'ai connu une fille, y'a longtemps. J'étais encore un gosse. On a eu deux filles, deux gamines mignonnes comme tout. Ç'a peut être dégueulasse de donner la vie. On se sent responsable, après. Y'a tellement de trucs moches qui peuvent arriver.

L'inflexion de sa voix avait changé.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Mortes.

Il fit face à Ædrian. Les yeux gonflés. Il le fixait avec fierté :

— On aurait dû te tuer. Si on t'avait ramené, Ciel aurait sûrement voulu ta mort. T'étais un gamin. Je pouvais pas. Pas un foutu gosse. Y'a des limites.

Il s'interrompit. Son souffle puissant secouait son thorax qui se bombait, comme le lit d'une rivière envahie par la crue. Ædrian déglutit.

— Maintenant je sais que j'ai bien fait.

« Pourquoi... ? »

— Pourquoi Ciel voulait...

Glyphe grogna :

— Ciel est pas salope. C'est même la moins salope d'entre nous. Tu sais, elle a connu deux purges. Elle a vu des trucs, l'ancien monde se tordre et se disloquer. Ciel a ses idées, et c'en sont pas des mauvaises, si on peut dire. Ciel est Graine, c'est eux qui reconstruisent ce que nous autres on déglingue. Sauf que nous autres, on est plus d'accords (il pointa du doigt la vallée qu'ils surplombaient). Eux, ils nous détestent. Parce qu'ils nous craignent mais ils nous détestent. J'en ai ras le bol. Moi, c'est les miens que je veux protéger, pas les autres.

Glyphe tournait en rond. Il regarda Ædrian et se rassit, passant son bras sous sa nuque et le ramena contre lui. Il tapota son épaule. Ædrian se laissait faire.

Le soleil disparaissait derrière les montagnes en les baignant. Les nuages filaient vers l'horizon et un visage se dessina dans le ciel : celui de Cassadre.

— Toi...tu ne songes qu'à retrouver ta reine...

Ædrian sursauta :

— Ma reine ?!

Glyphe éclata de rire :

— Ta reine, ta femme, ta copine, quoi... Ça doit être quelqu'un, pour qu'elle te hante à ce point.

« C'est parce que je l'aime. Elle aussi, elle m'aime. J'espère. Est-ce que je lui manque ? »

— Vous pourriez vivre en paix, dans cette vallée.

Ædrian suivit un lacet d'eau qui filait entre les saillies en chantant. Il discernait encore l'herbe verte qui courait jusqu'au pied du vallon, où la rivière s'échouait dans une grande flaque où s'imprimait les derniers rayons du jour.

— C'est la Saive où se jetait la Rivoule ; là-bas, c'est le Lac-du-Val, et Lacville à côté. Un foutu bel endroit, cette vallée.

Glyphe eut un spasme. Il avait lâché Ædrian et le fixait :

— Tu sais, gamin, Fortmage est foutu. Vous pourriez fuir, vous fuiriez toute votre vie. Il y aurait une autre solution. On pourrait tous vivre en paix, dans cette foutue vallée.

— Qu'est-ce que vous racontez, sur Fortmage ?

— Fortmage est coincé. Quand les habitants du sud viendront, Fortmage sera la cible. Ceux du nord ont encore peur de la puissance qui s'y trouve, mais ce n'est pas le cas des crokvis. Ils prendront Fortmage, puis viendront ici.

« Au sud, mais je croyais qu'il n'y avait rien au sud ! »

— Pourquoi est-ce qu'ils viendraient ?

Glyphe eut un rire sarcastique :

— As-tu déjà vu le sud ? C'est un désert. Personne ne veut vivre là-bas !

— Mais merde ! Qu'est-ce qu'il y a au sud ?

Ædrian s'était levé. Glyphe en fit de même. Il dépassait Ædrian de plus d'une tête.

— Y'a rien. Y'a rien que des hommes comme nous qui luttent pour survivre. Les habitants d'un ancien monde qui a été détruit par d'autres. Les crokvis naissent sous la morsure du soleil, leur pays est dur et violent. Alors ils le sont devenus aussi. Il fallait survivre. Faut y vivre, au sud, pour voir comme eux. Personne ne veut y vivre. On naît là-bas pour y crever. Ces gens-là côtoient la mort depuis toujours, ont hérités de pouvoirs inquiétants. Un jour ils viendront. Ils sont innombrables et ne connaitront pas de pitié pour les nôtres. Si d'ici là, nous ne nous sommes pas rassemblés, alors nous mourront tous.

Glyphe s'interrompit. Il posa un regard grave sur Ædrian :

— Pour ça qu'il faut d'abord éliminer la menace de ceux qui nous haïssent. Il n'y a qu'une seule solution : réveiller le feu qui dort. C'est de Saylomen qu'on a besoin.

— Saylomen ! C'est lui qui a détruit La Franche ?

Ædrian oubliait sa peur. Si Glyphe lui voulait du mal, il l'aurait déjà fait. Maintenant le jour fuyait et il devait partir. Il ne voulait que Cassadre. Toutes ces histoires ne le concernaient pas. L'Empire n'était rien. Leur combat n'était pas le sien. Il retrouverait Cassadre, et ils seraient heureux. Peut-être lui proposerait-il de fuir avec elle. Ils se marieraient, auraient une ferme et élèveraient des chèvres. Des enfants, pourquoi pas. Si elle le voulait aussi.

— Saylomen ?! s'étonna Glyphe.

Il était visiblement surpris, mais détourna le regard d'Ædrian.

— Répondez-moi !

La lune gonflait dans le ciel bleu sombre et en bas, des milliers de petits points lumineux s'allumaient, glissaient et escaladaient les parois des montagnes, contaminaient les cimes jusqu'à devenir des étoiles dans le tapis du ciel.

— Il y a quelques mois, ou peut-être était encore avant, il y a un an, ou deux...nous avons trouvé un vieillard. C'était un magicien puissant...un Prîné, et il avait tué nombreux de ses pairs, qu'il avait chassé et traqué sans relâche pour les exterminer. Il avait même tué ses propres enfants, des malheureux auxquels il avait transmis une partie de ses pouvoirs... Et tu sais pourquoi ?

— Vous ne m'avez pas répondu !

— Parce qu'il pensait qu'en étant le dernier magicien en vie, il pourrait ainsi s'approprier le Magemonde dans son intégralité et accéder à l'immortalité. Il ne voulait pas partager...

— Pourquoi est-ce que vous me racontez ça maintenant ??

— Les magiciens vivent en général plus vieux...surtout les Graines. Alors il pensait que... Mais le pire, c'est que ce n'était pas le seul.

Ædrian éructait :

— Mais je m'en fous ! Répondez-moi !

— Oui, c'est Saylomen qui a détruit La Franche. Je l'ai laissé faire. J'ai été spectateur. Je n'ai rien fait. J'ai laissé faire, et le laisserai encore faire et lorsqu'il faudra l'arrêter, s'il faut l'arrêter, nous l'arrêterons. Que Saylomen aille en paix, et surtout, qu'il détruise Bourgvallé. Nous bâtirons alors un nouveau monde sur les cendres de l'ancien. C'est pas possible autrement.

Il plongea son regard dans les yeux d'Ædrian :

— Pourquoi je te dis ça ? Si tu te promenais autour de la chaîne, tu pourrais apercevoir dans le creux des sommets des forteresses telles que Chatelroche, Fortpuissant, Hautemont ou Piquemur. En journée, tu pourrais voir des corps sans vie se balancer sur les gibets pendus aux remparts. C'est des gars comme Phase, et Phase est un bon gars qui n'aspire qu'à être en paix. Comme toi Ædrian. Les crokvis qui fuient leur monde de malheur sont traqués. Comme les magiciens. Il n'y a que chez nous, dans l'Empire, qu'ils ont une place. Ciel est une vieille carne idéaliste. L'Empire doit évoluer. S'il doit surveiller nôtre monde, alors il faut qu'il agisse vraiment car ce monde est abject. Il est utopiste de rassembler ces gens-là. Il faut reconstruire. Mais pour reconstruire, il faut d'abord saigner la plaie et évacuer la maladie.

Glyphe se tut. L'air caressait leurs cheveux. Le froid commençait à se faire sentir.

— C'est pour ça qu'il faut détruire la vallée. Sinon, il se passera la même chose qu'au sud. Il y aura le désert et la mort.

— Mais...des gens vont mourir ? s'exclama Ædrian. Des gens qui n'ont rien fait !

— Ceux qui n'agissent pas sont aussi responsables des actes de ceux qu'ils laissent faire. Je serais bien égoïste de laisser les autres régler mes problèmes, alors je file un coup de main aux miens. Si je fais ce que je fais, c'est pas parce que j'aime ça, mais parce que si personne s'y collait, on serait dans une foutue merde. Des gens mourront, évidemment ! Des gens meurent toujours. Jamais l'on n'a mené une guerre sans morts. Et la guerre, c'est maintenant la seule solution pour construire un monde meilleur. Faisons-le, tant que nous avons le pouvoir de le faire. Tu sais, les Graines sont de moins en moins nombreux et toujours plus faibles. Le Magemonde flétrit comme cette terre et si nous ne faisons rien pour changer ça, nous sommes déjà morts. S'il n'y a plus de Graines, il n'y a plus de magie. Et s'il n'y a plus de femmes, il n'y a plus d'enfants. La magie ne se transmet plus que par morceaux ingrats. Les générations sont de moins en moins puissantes. Entre mortalité infantile, difficulté de transmissions des pouvoirs ; la vieillesse ingrate des femmes magiciennes les rend infécondes. Alors nos branches puissantes disparaissent. Mais parfois, des gens comme toi apparaissent. Tes gênes ont peut-être sauté des générations, j'en sais rien. Mais tu es un Prîné. Tu as le pouvoir et le devoir d'influencer sur le monde.

— Je ne veux pas de ce pouvoir...

— Pourtant c'est une chance pour toi. Tu as la chance d'avoir hérité d'une force qui te permettra de survivre là où d'autres échoueraient à cette tâche. Tu as même la force nécessaire à aider les tiens à survivre avec toi. Ne sois pas égoïste, Ædrian. Tu peux choisir le destin de nombreux hommes et femmes, magiciens ou non. C'est un grand pouvoir qui s'est souvent trouvé entre de mauvaises mains. Ne te laisse pas submerger par lui, et je suis là pour t'aider avec ça.

— Mais...c'est sans fin ! hurla Ædrian. Tant qu'il y aura de la magie il y aura des guerres et des morts alors !

— Tant qu'il y aura des hommes il y aura des guerres et des morts. Ce qui importe, c'est toujours de survivre. Chaque cause a ses motivations, c'est la question éternelle : jusqu'à où est-on prêt à aller pour vivre, au prix des autres ?

— Je déteste la magie !

Un rapace passa tout près. Il se laissait porter par les courants et soudain, disparu ; puis réapparut, le cadavre d'un lièvre entre les serres. Le vent soufflait les nuages dans la direction opposée ; ceux-ci, indolents se laissaient faire. Le courant chargé de la Saive grondait jusqu'à eux, dans un tonnerre de vacarme, elle refluait ses eaux là où elle ne les voulait point.

Certains acceptaient que l'on choisisse pour eux, trouvaient même plaisir à se laisser porter. D'autres, quant à eux, se dressaient contre le monde et leur destin. Souvent, ils finissaient écrasés.

— Il n'y a pas d'issue, alors ?

Glyphe sembla étonné. Dans la lumière crépusculaire, il le dévisageait dans un mélange d'inquiétude chargé de tristesse :

— Non, dit-il, il n'y a pas d'issue.

Amené par le vent, un grondement se levait du lointain. Ædrian revoyait encore le feu, il imaginait les rochers se noyer et fondre. Le ciel était orange, presque rouge. Les nuages devenaient gris-noir, et disparaissaient au loin, s'enroulaient vers un sommet plus haut que les autres, après avoir survolé la vallée.

— Je ne peux pas faire ça...

Glyphe haussa les épaules, une évidente déception s'affichait dans un sourire – toujours bizarre sur son visage trop dur – teinté de mélancolie.

— Tu n'imagines pas. Les citoyens de La Franche voulaient ta mort Ædrian. Ils l'ont conspiré avec ceux de Bourgvallé.

— Et alors ?!

— Ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Ils étaient contre toi, et ils ont été puni. Mais nous, nous deux et les autres sommes dans le même camp. Ne l'oublie pas.

« Liam n'aurait jamais laissé faire ça ».

— Tes actes auront des répercussions. Tu n'imagines pas.

Ædrian sursauta. Comment n'y avait-il pas pensé avant.

— Liam est ici ?

— Liam ?

— Je dois partir.

— Je sais.

— Vous allez m'en empêcher ?

— Non.

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