Chapitre 18 : Une idée stupide

Ils arrivèrent à La Franche en début de soirée. Ils avaient marché toute la journée, hantés par les rêves d'une nuit qui semblait déjà loin. Ils n'en avaient pas reparlé, chacun se sentait fiévreux en y pensant, et les souvenirs étaient vagues et paraissaient issus d'une autre vie.

— Comment allons-nous entrer ?

— Par la porte, je présume.

— Je veux dire...

— Je t'ai compris, Ædrian. N'aie crainte, mais nous entrerons comme chacun entre à La Franche, on nous prendra pour des colporteurs. C'est ce que nous sommes.

En effet, ils n'eurent aucun mal à entrer. Les factionnaires étaient peu regardant sur les arrivants. L'un d'eux se montra particulièrement dédaigneux à leur égard, vu leur allure, et ils les laissèrent passer sans leur demander quoi que ce soit.

L'intérieur paru étrange à Ædrian. L'effervescence qui régnait lors de sa dernière venue semblait appartenir au passé : les rues étaient désertes et l'atmosphère pesante. Si l'épidémie avait été endigué, ses habitants n'avaient pas le cœur de le fêter.

— Nous devrions prendre une chambre dans la première auberge. Nous verrons demain pour la suite.

La première auberge était « Au Bon Vivant », qu'ils connaissaient déjà. Une certaine agitation régnait entre ses murs. Les clients étaient nombreux, sans être trop. Aussitôt qu'ils entrèrent, il se dirigèrent vers le comptoir.

— Ce sera ? grommela l'aubergiste.

— Nous voudrions une chambre.

Il écarquilla un œil et les dévisagea, méchant :

— Z'avez de quoi payer ?

Une fois dans la chambre, chacun se débarrassa de ses habits.

— Maintenant, Ædrian, comment veux-tu procéder ?

Jusque-là, Ædrian n'avait pas vraiment réfléchi à la question. L'aventure avait accaparé toute son attention.

— Je...je sais pas.

— On pourrait commencer par aller dans les auberges, proposa Mirabelle. Renart adorait les auberges.

Ædrian acquiesça. Maintenant qu'il était là, il ne pensait plus qu'à dormir. Ils avaient beaucoup marché en deux jours, presque sans pause, et n'avaient que bien peu subi les bénéfices du repos.

— Ça me parait bien léger, si plan c'en est...

— Tu ferais comment, toi ?

L'étonnement d'Adam était évident. Il baissa la tête, bredouilla quelque chose.

— Je n'en ai nulle idée. Pour le moment, mangeons et dormons. Nous aviserons demain.

Ils se levèrent aux aurores. Après avoir avalé un morceau, ils quittèrent l'auberge et commencèrent à explorer la cité.

— Il serait bon d'en avoir terminé avec les auberges ce soir. Je ne voudrais pas que l'on s'attarde ici trop...

— Adam ! Nous resterons jusqu'à que nous ayons trouvé Renart. N'est-ce pas, Ædrian ?

Elle lui souriait avec insistance, dans l'attente d'une réponse. Un instant, il se rejoua une scène qu'il avait presque oublié. Lui succéda le visage de Cassadre, et c'est alors qu'il se souvint à quel point elle lui manquait.

— Oui, je suis d'accord Mirabelle.

— Bien ! alors allons-y.

Ils enchaînèrent sur plusieurs auberges. Partout, la même recette : Ædrian avait inventé une histoire pour jouer son rôle, qu'il menait à merveille ; un dragon avait été aperçu dans le nord du pays, près des montagnes qui bordaient Bourgvallé !

Mais les citoyens étaient peu causants. Au mieux, on leur riait au nez ; au pire, on les insultait ouvertement. Certains tenanciers les jetaient même à la porte.

Souvent, ils côtoyaient les stigmates de la maladie : des visages boursouflés de pustules ou de crevasses. Certains tripots ressemblaient à des hospices et dans les quartiers les plus pauvres, les mendiants – souvent estropiés – étaient plus nombreux que les passants qui se faufilaient en hâte jusqu'à leurs terriers.

L'épidémie avait bien marqué les esprits, mais ce n'était pas tout. Ils entendaient des rumeurs dans les bouges. Des clients plus bavards traitaient ouvertement des sévices qu'ils infligeraient eux-mêmes aux « sorciers » qui pourraient croiser leur route.

Ce fut vers midi qu'ils assistèrent à une scène terrible : devant l'hostel de ville, accroché à un gibet, le cadavre d'un homme oscillait, agité par le vent. On lui avait crevé les yeux.

— Allons-nous en de cette cité maudite, murmura Adam.

Mais ils continuèrent leurs recherches.

Ils finirent par traverser la place du marché. Elle-même était quasi-déserte, mais face à l'estrade abandonnée, une rangée de maisons s'était écroulée. Des pans de murs branlaient encore, les planchers éventrés ouverts sur les étages en ruine, supportés par des poutres tordues. Au milieu des gravats, des silhouettes voûtées et misérables s'amassaient, rassemblées au pied de l'un des immeubles détruits. Ils se fondirent dans la masse informe. Un prêcheur haranguait les foules de pauvres agglutinés autour de son trône en ruine.

— ...parce que nous avons été punis ! Les sorciers sont revenus, pour laver nos péchés ? disaient-ils ! Il n'en est rien. Nous les avons pris dans nos bras et ils ont rongés nos os ! Citoyens de La Franche, pensez-vous que la maladie est un hasard ? Non, vous ne le croyez point ! Les prédicateurs de Bourgvallé l'avaient vu : les sorciers amèneraient avec eux le fléau. Ils sont venus et voici : nous leur offrons la sécurité de nos murs et voyez comment ils nous remercient ! La peste et la famine ! Voilà la seule récompense que ces sorciers ont à nous offrir. Si vous voulez retrouver la grâce divine, j'invite le pèlerin à suivre le chemin : Bourgvallé et, plus haut, les forteresses de Hautemont et Fortdargent appellent les justes à joindre leurs efforts. Tuez un sorcier : ils vous donneront nourriture et vêtements ; jurez leur fidélité : ils vous donneront un foyer ! Ne craignez point d'avoir été bernés, vous n'êtes pas seuls et il vous voit ; ne craignez point de prendre les armes, car si c'est pour chasser les démons vous obtiendrez le pardon ! Regardez son foyer où le mal a couvé : c'étaient pourtant vos maisons dont il s'est emparé !

— Allons-nous en d'ici, rapidement, murmura Adam.

— Oui. Partons.

Mais le prédicateur les aperçut, et les alpagua :

— Vous ! Je vois que vous semblez douter ! Ne doutez pas, restez avec nous et écoutez ce que nous avons à dire !

Soudain, tous les regards convergèrent vers eux. Ædrian se calfeutra dans ses loques, serrant sa capuche sur son visage.

— Vous ! Je vous reconnais, lança le prédicateur.

Ædrian sentit un malaise s'emparer de lui. Il n'osait plus bouger. Tout le monde semblait le dévisager, l'ausculter intérieurement. Il se sentait à nu et...terrifié.

Adam lui envoya un coup de coude dans les côtes. Mais la foule les observait d'un œil scrutateur.

— ...oui je vous reconnais ! Vous êtes l'un des nôtres : je le sais et le vois dans vos yeux !

Soudain, on l'attrapa par le bras et il se laissa entraîner.

Ils couraient, entendaient derrière eux la voix du prêcheur scander ses mots effrayants. Ils s'enfuirent dans un lacet de ruelle où, enfin, ils soufflèrent.

— Quelle horreur... murmura Mirabelle.

— Je le savais... grommelait Adam, je le savais que cela serait trop dangereux... Imaginez seulement si l'un d'entre eux avait reconnu nos visages ?!

— Voyons Adam, c'était il y a des semaines...

— Tu n'en sais rien Mirabelle ! Nous ne pouvons pas rester dans cette cité, cela est bien trop dangereux. Nous devons partir, maintenant.

Adam était livide et suait, son souffle bruyant. Son visage se peignait de détresse, et il interrogeait du regard ses deux compagnons, priant probablement pour les entendre se ranger à son avis.

— Demain, dit Ædrian, demain, si nous n'avons rien trouvé, nous partirons.

— Merde !

Ædrian n'avait jamais entendu Adam jurer. Cela lui fit froid dans le dos.

— Bien, demain nous partirons.

— Mais où chercher, geignit Mirabelle, nous avons déjà fait presque chaque auberge...

— Pas toutes, il y en a au moins une où nous ne sommes pas retournés.

— Non, non, non Ædrian, suppliait Adam, c'est une très mauvaise idée...

— Ce serait logique qu'il soit là-bas... ajouta Mirabelle.

Les yeux d'Adam devenaient larmoyants. Il tirait une mine abattue. Reprenant des couleurs, il déclara :

— Très bien, puis nous rentrerons dormir « Au Bon Vivant », et demain, nous partirons à l'aube.

— D'accord.

Ils tournèrent dans la cité, se repérant approximativement. L'endroit avait changé. Les ruelles étaient crasseuses et plus sombres, et la nuit commençait à tomber. Ils finirent par arriver devant un bouge à la pancarte branlante et aux caractères effrités. À côté, un garçon s'ennuyait devant une écurie vide. Il leva tristement la tête et sourit.

Après une longue hésitation, Adam les suivis à l'intérieur.

L'auberge était vide. Ædrian nourrit une pointe de déception. S'il doutait déjà d'y trouver Renart, il espérait inconsciemment retrouver le chevalier d'or. Celui-ci les aurait sûrement aidé.

— Allons-nous en, murmurait Adam.

Ædrian s'avança vers le comptoir que l'aubergiste nettoyait sans conviction : il était évident que la crasse incrustée ne partirait pas avec quelques coups de chiffon.

Il leva la tête, intéressé :

— J'vous sers queq' chose ?

— Excusez-moi, avez-vous des locataires en ce moment ?

L'homme sembla étonné. Il grogna :

— Si vous voulez une chambre elles sont toutes libres. C'est qu'on a pu trop de clientèle en ce moment.

— Personne récemment ?

L'homme fronça les sourcils :

— Non, personne. J'vous sers queq' chose en plus de la chambre ?

— Ça ira, merci. Je cherchais...je vais réfléchir.

L'aubergiste sembla contrarié, mais reprit son geste mécanique.

Ils allaient pour sortir, quand soudain la voix grogna derrière eux :

— 'ttendez un peu.

Inconsciemment, Ædrian se retourna. L'homme le fixait, le déshabillait du regard, des pieds à la tête. Il n'osait plus bouger. Il sentait la présence d'Adam dans son dos, de sa peur qu'il lui transmettait...

— Bonne soirée, messires.

Lorsqu'ils quittèrent l'auberge, l'air libre mais lourd leur paru une bénédiction.

— Retournons « Au Bon Vivant » et dormons. Demain nous quitterons cette cité maudite.

— Oui...

Ædrian se sentait étranger à son corps. Il marchait sans but, sans pouvoir affirmer qu'il guidait réellement ses propres pas. Au fond de lui, il savait les espoirs qu'il avait nourris impossibles. Peut-être n'avait-il jamais vraiment pensé retrouver Renart. Dénier lui avait jusqu'alors permis de refuser une éventualité trop cruelle, trop difficile ; de remettre à plus tard la souffrance qu'il devrait sûrement éprouver ; celle de la perte d'un être cher. Pourtant, à cet instant, il ne ressentait rien.

Ils arrivèrent à l'auberge et rejoignirent leur chambre sans manger. Ils se couchèrent sans rompre le silence.

« Au moins, pensa Ædrian, Adam va enfin pouvoir rentrer ».

Ædrian peinait à trouver le sommeil. Il pensait à Cassadre. Il entendait souffler Adam, calmement. Lui devait déjà dormir. Quelle chance.

Le plancher couina, une ombre brusquait la pénombre. Il sentit ses draps bouger, son lit qui pliait et un mouvement près de lui. Un corps qui se glissait contre le sien.

— Ne fais aucun bruit, susurra Mirabelle.

Bien qu'elle ne le vît pas, il sourit et l'accueillit dans ses bras. Elle se blottit contre lui : elle était brûlante.

— Au fond, je le savais Ædrian...mais je...tu y tenais tellement que...

Elle se tut. Oui, lui aussi le savait.

— Il me manque tellement, tu sais, murmurait-elle. C'était notre ami. Adam ne le montre pas, mais il lui manque aussi. C'est seulement qu'il...il gère ses émotions différemment. Tu sais, il me l'a dit : il l'a vu. Moi non plus je ne voulais pas le croire, je refusais. Mais je l'ai accepté, je crois. Adam en a beaucoup souffert. Il l'a vu...m...mourir...devant lui...

Pourquoi avait-il quitté Cassadre pour courir une chimère ? À cet instant, c'est Cassadre qui aurait dû être dans ses bras...

— Je sais Mirabelle...je sais...

Elle pleurait sur son épaule. Ses larmes mouillaient sa peau et il la sentait, secouée de faibles tremblements. Il serra Mirabelle contre lui et pleura aussi.

« Cassadre, que fais-tu en ce moment ? »

Le silence ne pouvait entendre leurs larmes. Ils restèrent ainsi sans un bruit, enlacés l'un dans l'autre. Alors qu'Ædrian allait s'endormir, Mirabelle encore collée à son corps, un vacarme vint brusquer ses errances.

Adam se redressa, Mirabelle quitta précipitamment le lit. Ils entendaient une voix venir du fond du couloir :

— Videz les chambres ! Tout le monde sort, plus vite c'est fait, plus vite on s'en va !

Adam s'était levé. La lune tombait sous la fenêtre. Il ramassait ses habits et tournait :

— Je le savais je le savais je le savais !

Ils entendaient les portes claquer. On criait et on grommelait. Ça se rapprochait.

— Qu'est-ce qu'on fait, gémissait Mirabelle.

— Habillez-vous, rapidement ! Il faut partir.

Du bruit dans la chambre d'à côté. Le bruit des bottes soulevait des plaintes du plancher et le mobilier était malmené. Une voix d'homme, émergé du sommeil, geignait.

— Je savais que c'était une mauvaise... Je n'aurais jamais dû accepter cette entreprise stupide...

— La fenêtre !

Elle donnait sur la grand-rue.

— ...oui ! Dépêchons !

Ædrian ouvrit la fenêtre. La grand-rue était presque vide mais des gardes campaient la porte de l'auberge, un peu en amont. Par chance, une charrette était arrêtée sous leur chambre. Ædrian fut le premier à sauter.

— Aie ! jura-t-il en se réceptionnant.

Il toucha sa jambe : il s'était foulé la cheville.

Déjà Mirabelle le rejoignait, puis Adam.

— Vite ! glissait Adam.

Ædrian se releva, suivant ses compagnons mais il boitillait. Les hommes à l'entrée ne les avaient pas remarqués. Soudain, un visage apparut à la fenêtre :

— Ils sont là !

Les factionnaires mirent un moment à réagir : ils agitaient leurs torches en cherchant ce qu'indiquait l'homme à l'étage. Quand ils se lancèrent à leur poursuite, ils avaient déjà pris de l'avance. La lune s'était tapie sous des nuages mais ils pouvaient voir papillonner les lumières du poste sud.

Ædrian traînait. Il claudiquait à cause de sa cheville douloureuse et voulut accélérer le pas mais buta contre une dalle et s'écroula.

Il en eut le souffle coupé et ressentit une violente douleur dans la poitrine. Il ne voyait plus que le sol d'un noir terrifiant. Il releva la tête : il vit disparaître Adam et Mirabelle.

« Je vais mourir ici » pensa-t-il.

— Je vais mourir ici...

Il entendait les voix devenir distinctes, le bruit des pas claquer le pavé.

— Ædrian !

Mirabelle s'était retournée et courait vers lui.

« Je veux revoir Cassadre. »

Ædrian se releva. Dans son dos : les torches avançaient, amenées avec les cris. Il boitait et se traîna vers Mirabelle mais il avançait trop lentement.

Les gardes se rapprochaient. La porte semblait trop loin. Mirabelle allait mourir avec lui. Quelle idiote. Pendant qu'Adam...

— Merde ! entendit-il crier.

Adam les rejoignit et avec Mirabelle, ils supportèrent Ædrian.

Les flammes apparurent devant eux.

— Les portes sont ouvertes...dites-moi que les portes sont ouvertes...

— Comment va-t-on...

— Ædrian, si tu peux faire quelque chose, c'est le moment...

— ARRÊTEZ-LES !

— Je ne vois pas...

— Ils viennent vers nous !

— Ædrian ! Fais quelque chose !

Le scintillement des armures devint évident. Les factionnaires se ruaient sur eux, arme au poing.

— 'LES FAUT VIVANTS !

Ædrian plongea dans le Magemonde. Sa plaine était rance. Le type lui jetait un regard foudroyant. Il venait pour tuer. Deux, trois, quatre... Cinq faces haineuses. Trente pieds. Mirabelle haletait. Il sentait la nuque d'Adam se poisser de sueur sous son bras. Vingt pieds.

— Æ...Ædrian...

Les armes qui brillaient. La lune était sortie. Plus le temps. Un monde de feu. L'homme eut un rictus, et il le vit s'effondrer, à quelque dix pieds devant eux. Puis un autre, qui se tordait. Ils tombèrent les uns après les autres à genoux, les mains portés à leur gorge.

Des gargarismes. Ædrian sourit. Adam laissa échapper un cri qui scia la nuit – ou était-ce Mirabelle ? Il y eut des hurlements effroyables, un bruit étouffé et des sifflements.

Ædrian se sentit soudain plus léger mais sa cheville le lançait.

Une douleur lacéra son dos et il s'effondra.

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