Chapitre 14 : Retrouvailles

— Saylomen, c'est le nom que lui ont donné les magiciens. Cela signifie « le sorcier » dans une vieille langue. Mais nul ne sait exactement qui il est, ou ce qu'il représente. En fait, chaque histoire à son propos diffère et Saylomen tient surtout du mythe mais d'aucuns disent qu'il serait responsable de nombreux meurtres, voire à l'origine de guerres. Les sages s'accordent cependant à dire qu'il serait le dernier représentant d'une antique et illustre famille ; une lignée de Prînés, de la race des premiers hommes qui furent de puissants magiciens.

La flamme, agitée de soubresauts, crachait des volutes de fumées qui s'effaçaient dans la noirceur épaisse, parmi des étagères invisibles et croulantes. Le livre, posé devant lui, s'ouvrait sur des enluminures aux détails éteints par la pénombre, mais dont les reliefs dorés surgissaient des pages dans un scintillement magique, dessinant sous ses yeux les contours d'une armure et d'un monstre reptilien.

Ædrian avait trouvé refuge dans la bibliothèque, sans chercher à savoir ce qui l'y avait mené. À cette heure tardive, l'endroit était désert et baignait dans un calme surnaturel. Peut-être avait-il songé s'éloigner des importuns – si ce n'est l'odeur rance qui persistait toujours ici.

Liam l'y avait rejoint dans la nuit. Ils ne se voyaient pas vraiment. Ædrian distinguait à peine ses yeux, rendus caves par le manque de lumière, et quelques saillies de sa figure bouffée d'ombres.

— C'est Jolimar, quand je t'ai amené ici il y a trois ans, qui m'a raconté cela. Il disait que Saylomen peuplait le Magombre qui est un lieu que les magiciens les plus sages craignent. La source de magie y est puissante mais couteuse. S'aventurer dans le Magombre, c'est comme contempler le soleil... Y entrer laisse une trace. Elle est invisible pour la plupart mais certains la perçoivent mieux que d'autres. C'est ainsi que...tu as été découvert.

— Dis Liam, comment est-ce que tu sais tout ça ?

Un sourire anima les lèvres de Liam :

— J'écoute les histoires que l'on me raconte.

Lorsqu'il avait rencontré Liam, Ædrian aurait été incapable de situer son âge, peut-être moins de trente années. Maintenant Liam lui semblait vieilli. Ses joues s'étaient creusées, son front se ridait et les mèches blanches qui avaient parsemées ses cheveux blond-platine les contaminaient désormais.

— J'ai cherché aussi, mais aucun ouvrage ne mentionne Saylomen. Ou ils ont été enlevés.

Pourtant, c'était lorsqu'il plongeait dans ses yeux que venait le pire : il ne pouvait s'empêcher d'y revoir brûler les flammes et la vilaine balafre qui gravait son souvenir sur son visage.

— Dis, Liam, qu'est-ce qu'il s'est passé, cette nuit ?

Liam baissa la tête. La bougie agonisait dans sa cire, suffoquait une fumée noire.

— Pour moi, la haine n'avait ni odeur ni fondement. Liée à la méconnaissance de l'homme et à son incompréhension de lui-même, j'espérais qu'en enseignant sagesse, bonté et pardon l'on pourrait résoudre nos maux. J'ai appris que la haine était un instinct, qui côtoie de très près celui qui nous pousse vers la vie. C'est ce que j'ai appris, cette nuit-là. Cette nuit-là, j'ai appris ce qu'était vraiment la désillusion.

— Hein ?

Liam rit. Ce n'était plus ce rire cristallin qui courait comme l'eau dans sa source et tintait comme la pluie sur les rochers, ce rire-là était aussi sombre que les ténèbres et aussi noir que des flammes dans la nuit.

— Rien. Mais dis-moi, parle-moi de tes amis, comment se passe la vie ici ?

Ædrian soupira :

— Alors il y a Mirabelle, elle est plus âgée mais ça ne change pas grand-chose, elle est sympa et drôle, et sait tellement de choses ! D'ailleurs, c'est son endroit préféré, ici...

Il s'interrompit.

— ...tu sais Liam, je pense que j'espérais peut-être un peu la croiser ici...on s'est un peu engueulé, je ne me suis pas...je...je crois que je ne me suis pas bien comporté avec elle...

— Pourquoi cette idée ?

— Je sais qu'elle m'aime bien. On s'entend bien mais des fois je...je sais pas, je me sens super nul. Je sais pas ce que je pense, je sais pas ce que pensent les gens et j'arrive pas vraiment à savoir. Je crois que je ne comprends rien. Des fois je me demande si je suis pas...bête.

— En fait c'est plutôt rassurant Ædrian. Moi je pense que tu as raison de te poser des questions. Ce n'est sûrement pas l'apanage des idiots de se demander s'ils le sont. Tu as demandé à Mirabelle ce qu'elle pense, simplement ?

— Bah, non. Je crois que...j'ai peur. J'ai peur de plein de choses, j'ai peur de parler parce que je ne sais pas toujours ce que je veux dire, j'ai peur que...que les autres me prennent pour un idiot, un trouillard ou...quelqu'un de faible...ou de mauvais...

Liam soupira :

— C'est normal, Ædrian. Et ce n'est pas grave. Dis-toi seulement que tu n'es pas le seul. Ces pensées, elles me traversent aussi. Moins maintenant... Je pense seulement que c'est une bonne chose d'avoir conscience, mais cela ne doit pas t'enfermer.

— Mais...

Ædrian essayait de partager sa crainte la plus inavouable. Parfois, il voulait faire du mal. Parfois sa colère était telle qu'il avait l'impression qu'elle devenait lui. Il pouvait le dire à Liam. Liam comprendrait.

— Il y a aussi Adam, enfin...je sais pas. Je crois pas que je le déteste mais des fois...

« des fois je voudrais qu'il meure ».

Il se tut. Ses yeux devenaient humides et il baissa la tête.

— ...j'ai honte de penser ça. En vrai je crois que je...

— Tu es jaloux.

Ædrian leva les yeux vers Liam.

— Sûrement l'admires-tu. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne te laisse pas insensible. Ça se comprend, c'est l'effet que peut faire les gens qu'on apprécie.

— Il n'y a pas que ça. Dès je le vois avec Mirabelle, quand je vois comme ils...s'aiment...

— Qu'ils s'aiment ?

— ...bien. Puis il y a...Renart...

Ædrian éclata en sanglots. La bougie consumée, il laissait couler ses larmes, couvert par l'obscurité ; non qu'il y trouvât quelque chose de rassurant, il avait moins honte ainsi. La main de Liam se faufila sur son épaule, amicale. Des souvenirs ressurgissaient, fragments d'un court passé, pourtant terrible, dans lequel il avait trouvé quelque chose de joyeux.

— Je...on ne peut pas le laisser là-bas, il doit être seul et perdu et...même s'il sait se débrouiller il...il va penser qu'on l'a abandonné...

Ædrian hoqueta :

—Pou...pourquoi est-ce que toi aussi tu es parti Liam ?

« Pourquoi est-ce que vous m'abandonnez tous ? »

— Je pensais que tu serais bien ici. Je ne pouvais pas rester là...

Ædrian ne pleurait plus. Il dévisageait Liam et un large sourire illuminait sa face :

— Je pourrais venir avec toi cette fois ! Je pourrais repartir avec toi, on pourrait aller chercher Renart !

— Ædrian, est-ce que tu sais ce qu'il se passe à La Franche ?

— La maladie... ?

— La maladie, oui. Une épidémie. Les gens ne sortent plus. Les gens meurent. On meurt chez soi ou dans la rue et les cadavres pourrissent parfois plusieurs jours au soleil, les vivants craignant trop de contracter la maladie en les approchant. La cité entière respire l'air vicié de la pourriture macérée entre ses murs. Je suis seulement passé à La Franche. J'ai fui avant que cela dégénère mais de nombreux quartiers sont déjà bouclés. Les gardes tuent à vue ceux qui essaient d'y partir, sans vérifier qu'ils soient contaminés. Personne n'ose plus sortir, de peur de laisser entrer la mort. As-tu déjà vu brûler ces feux immenses, dont la fumée poisse le ciel d'un brouillard fétide et puant ? As-tu déjà vu un de ces brasiers qu'on aperçoit à des lieux, goûté l'odeur des charognes que le vent charrie au-delà ? Toute la journée on y brûle des corps. La ville est devenue un cimetière et l'on balance parfois le cadavre de son compagnon du haut des remparts. Personne n'est épargné. La maladie, contrairement à l'homme, ne fait nulle distinction : qu'on soit seigneur ou paysan, elle emporte comme le destin parmi ceux qu'elle frappe.

Liam se tut. Son souffle se faisait puissant, rauque, et brusquait les ombres.

— Mais ce n'est pas tout ! La Franche est devenue hostile aux magiciens. Les évènements ont réveillé les vieilles rancœurs que Villemond avait réussi à taire. Les colporteurs descendent de la vallée, traînent avec eux la haine d'une génération qui a connu la purge, l'amènent à ceux qui n'ont jamais vu la guerre mais la redoutent par les récits qu'en font les anciens. Maintenant des crieurs haranguent les citoyens dans les rues de La Franche, les exhortent à la délation. Personne n'est à l'abri du soupçon : on peut dénoncer son voisin pour suspicion de magie juste parce qu'il nous est antipathique. Le fléau qui ravage la cité fait répit à la guerre, mais ce n'est que pour la couver plus ardemment. Le sentiment d'une punition divine à la tolérance complaisante de Villemond à l'égard des magiciens fait son chemin dans les esprits incultes des citoyens de La Franche, comme il a contaminé ceux de Bourgvallé autrefois ; pire ! certains répandent l'idée que Villemond était favorable à une institution qui lui offrait d'obscures faveurs. La bêtise est universelle et les rumeurs se propagent encore plus vite que la maladie. Je n'aimerais pas être à la place de Villemond. En ce moment, il croupit sûrement dans une geôle, attendant la délivrance que lui offrira la mort aux supplices qu'il endure dans une cité qu'il a auréolé.

Ædrian pouvait sentir le souffle chaud de Liam et voir ses lèvres s'animer. Il brûlait et ses mots grondaient comme le tonnerre et avaient l'odeur de l'orage. Ædrian frémissait à l'entendre parler avec tant d'ardeur.

Pourtant, une seule question l'obsédait :

— Liam...est-ce que tu vas encore repartir ?

Ædrian connaissait déjà la réponse, mais tenait à l'entendre.

— Oui.

— Je veux partir avec toi.

— Tu sais que je ne peux pas t'emmener, Ædrian.

— Pourquoi ?

Liam expira, longuement :

—Parce que le monde est dangereux...

Il s'arrêta et hésita. Cette phrase était ridicule.

— Tu n'es plus un enfant Ædrian. Tu as grandi trop vite, mais tu ne possèdes pas encore ce qu'il faut pour survivre ici-bas. La sagesse amène irrémédiablement le malheur mais si j'ai retenu une chose : c'est que le malheur fraye toujours et sème la tristesse, et que la connaissance peut épargner bien des chagrins. Le sage est le moins heureux des imbéciles...

Liam souffla :

— ...mais l'idiot règne sur un tas de cendres, inconscient du mal qu'il prodigue. Reste à Fortmage, apprends et peaufine tes talents, maîtrise tes pouvoirs et cherche la sagesse. Toi, tu as de la chance – si c'en est une : celle de n'avoir jamais eu à choisir. Profites-en, tant que tu en as le temps. Lorsque tu devras choisir, il vaudra mieux t'y être préparé.

« Je n'ai pas ce qu'il faut pour survivre ? » pensait Ædrian, puis : « suis-je un imbécile ? Non. Liam ne me traiterait jamais d'imbécile. »

— Choisir quoi ? Tu parles comme Jolimar, Liam. En énigmes. On dirait que tu fais tout pour que je n'y comprenne rien.

— Je n'en sais rien Ædrian, ce sera à toi de le découvrir. Quand cela arrivera – à chaque fois que cela arrivera –, tu seras le seul à pouvoir y répondre, le seul à décider si tu veux abandonner ou continuer ton combat. Cette énigme-là, personne ne peut t'apprendre à la résoudre.

Ædrian s'énervait :

— Tu me considères comme un gamin, ou un imbécile ? Hein Liam ?

— Non.

Ils respiraient fort. Des bruits étouffés leur parvenaient de quelque part, loin, dans le fort. La nuit était avancée, Liam était usé, Ædrian fatigué.

— Qu'est-ce que tu vas faire, toi ?

— Je ne sais pas Ædrian. Peut-être...sûrement rejoindre l'Empire...

— L'Empire ?!

Ædrian surprit quelque tristesse dans sa voix. Il entendait quelque chose, un « plic-ploc », comme le clapotis de l'eau sur la pierre...

— L'Empire du Côté Obscur, c'est ainsi qu'ils se nomment eux-mêmes. C'est une ghilde de...qui lutte pour sa survie. J'ai peur, Ædrian, si tu savais comme j'ai peur... Ce monde que j'ai aimé, je ne le reconnais plus... Je croyais l'aimer et le connaître, pourtant c'est comme si je le découvrais. Moi aussi, je suis un gamin. On est tous des gamins.

Silence.

Ædrian voyait les yeux de Liam briller. Ce dernier baissa la tête.

— Liam.

— Oui ?

— Laisse-moi venir avec toi. Je déteste cet endroit.

— Non. Ici, tu es en sûreté. Tu ne le serais pas au-dehors.

Ædrian se leva d'un bond :

— Pourquoi ?!

Il remarqua qu'il avait crié et s'en voulut. Autour, rien ne brusquait le calme. Il se rassit mais il tremblait encore :

— Pourquoi ?

— Fortmage est une vieille forteresse. Ceux qui l'ont construit ne l'ont pas bâti ici par hasard, c'est un lieu puissant pour la magie. Tu seras en sécurité. Le temps d'apprendre à...pour le moment...

— Alors pourquoi tu pars, toi ?

— Pourquoi ? s'étonna Liam. C'est évident, Ædrian : je ne veux pas me terrer ici. Le monde est ma maison et je préfère l'idée de mourir à l'air libre qu'une vie clouée entre les murs d'un château.

— Et si c'était aussi mon cas ?! Je ne veux plus rester ici.

Liam se fit plus sévère :

— Je ne veux pas que tu viennes avec moi.

Ædrian resta bouche-bée. La colère ne se manifesta même pas, écrasée par la tristesse et l'incompréhension. Des larmes creusèrent ses joues.

— Tu ne dois pas venir avec moi. Je suis passé te voir mais nous ne nous reverrons pas. Demain à l'aube je partirai. Je profiterai des troubles qui agitent le pays pour me faufiler vers le nord, dans la vallée puis jusqu'aux montagnes. Rien ne m'obligeait à revenir ici, pourtant je voulais te revoir. C'est chose faite. Peut-être nous recroiserons-nous, un jour ; dans un monde plus beau et plus gai je l'espère...

Liam se leva et embrassa Ædrian qui pleurait, les yeux grands ouverts. Ædrian se leva et ils s'enlacèrent.

Il avait encore tellement d'interrogations auxquelles Liam pourrait répondre. De choses à partager avec lui. Sa présence tuait ses démons. Il enfonçait ses doigts dans le dos de Liam pour le retenir encore un peu. Il poussait des cris muets. Il ne voulait pas retrouver ses rêves terribles et les cauchemars diurnes. Il devait encore lui parler de Renart et de Mirabelle, d'Adam de Marlo et de Jolimar, de Cassadre.

Soudain Liam brisa l'étreinte et Ædrian le sentit s'éloigner. Ædrian souhaita protester, hurler, frapper ; manifester son désespoir avec véhémence, accrocher cet instant pour qu'il ne se termine point.

Il n'en fit rien.

Liam le quitta, sous les faveurs de la nuit. Comme il l'avait fait trois ans plus tôt.

*

Elle profita du silence qui régnait dans Fortmage pour se glisser hors de son lit, avec une précaution exagérée, pour ne pas froisser draps et couvertures ; elle s'amusait à se faire plus discrète que la nuit, à distinguer chaque son, chaque particule d'air qu'accrochait son corps, que déplaçaient ses mouvements, consciemment mesurés. Levée, elle devinait la lumière de la lune qui ruisselait sous la fenêtre. Parfois, un écho lointain lui revenait : le cri d'un chasseur nocturne où le ronflement monotone du château. Elle entendait bruisser le vent, agiter les rideaux du baldaquin et soulever les tentures ; elle le sentait courir sous sa chemise et caresser sa peau nue, réveiller des frissons avec son bras froid.

Elle se déplaça jusqu'à la porte ; elle se repérait au toucher et comptait ses pas. Elle l'avait fait des milliers de fois. Elle l'ouvrit sans la brusquer : elle lui chuchota ce qu'elle voulait entendre, dans son grincement depuis longtemps caractéristique ; elle sortit dans le couloir, ferma sa chambre et s'enfuit.

À cette heure, elle ne serait pas gênée : les serviteurs dormaient, la plupart des gardes aussi ; tant qu'on savait éviter certaines sentinelles plus consciencieuses que d'autres. À force d'années passées entre ces murs, elle savait exactement quel moment de la nuit était le plus propice aux escapades nocturnes.

Le palais ronflait, dans ses couloirs sourds l'on entendait le sommeil des autres. Elle se déplaçait furtivement, accrochée aux murs nus : elle frissonnait ; d'excitation et de froid car la nuit prenait l'habitude d'enfermer la fraîcheur.

Personne ne savait qu'elle se promenait ainsi, depuis des années, lorsque les plus tenaces finissaient par s'assoupir. C'était son quartier de plaisir : son face à face avec la solitude et les ténèbres. Elle avait pris cette habitude petite fille, lorsqu'elle attendait que papa et maman dorment pour enfin respirer l'air qui n'était plus écrasant. Elle avait toujours préféré la lune au soleil ; le soleil était hargneux, insistant ; la lune paisible et amicale. Personne n'en avait jamais rien su, pas même ses parents. C'était seulement lorsqu'ils dormaient, pourtant, qu'elle vivait enfin.

Elle avait appréhendé le don du silence, apprivoisé le sommeil et écouté la rumeur de la nuit, qui la laissait s'échapper et l'invitait dans ses bras veloutés, maternels ; alors elle avait creusé dans la solitude et s'en était amouraché. Elle, la laissait s'exprimer ; jamais ne lui imposait le silence et se taisait pour l'écouter lui parler. Il lui avait fallu du temps pour trouver cette amie affable, les livres et les leçons avaient beaucoup à dire mais ne lui apprenaient rien dont elle pouvait se satisfaire. Ils ne l'écoutaient pas, jamais ; mais ils avaient toujours tant à dire...

Autrefois, elle passait des heures à regarder la lune.

Elle ne s'était jamais habituée à la vie bruyante, même en grandissant. Les gens étaient généreux de leur propre parole mais imperméables aux siennes. Même lorsqu'on avait commencé à la considérer, à entendre sa voix qui s'assurait, elle n'eut jamais l'impression qu'on l'écoutât comme elle l'aurait souhaité. Et lorsqu'elle avait trouvé une oreille attentive à ses mots, c'était pour la perdre prématurément. Était-ce trop tôt ou trop tard ? elle n'en savait rien. Il lui semblait que ce fut il y a une éternité.

Soudain, un bruit la tira de sa torpeur.

Le bâillement d'une porte lointaine, un pied posé sur une marche, le frisson du vent, suffisait parfois à l'éveiller : son ouïe était exceptionnelle.

Elle le reconnu avant de deviner sa silhouette ; sa démarche, le mouvement de son corps dans le silence et sa respiration, tout son souffle exhalait qui il était.

— Ædrian, chuchota-t-elle.

Celui-ci réprima un cri de surprise. Elle pouvait sentir l'odeur de la peur qui l'avait terrifié.

— Qu...que...

Elle ne put s'empêcher de rire. Elle l'imaginait errer dans la pénombre et soudain, voir surgir sa propre silhouette, ce spectre blanc en chemise, comme un fantôme.

— Que fais-tu là ?

— Je...j'étais à la...bibliothèque...mais, et...

— Moi ? Je me promène, je flâne. J'apprécie particulièrement les faveurs de la nuit. Lorsque le château est épris de torpeur...

— Ah...

Il reprenait son souffle, se rassurait, s'approchait ; plus sûr.

— Je ne savais pas...

— Personne ne le sait. Mais parle moins fort, ce serait dommage de réveiller quelqu'un. Aussi, je n'aimerais pas que l'on nous rencontre à cette heure, ici et tous les deux.

Elle tourna la tête, comme si elle pouvait percevoir quoi que ce soit. Puis elle ajouta, dans un souffle :

— Suis-moi.

Il sembla hésiter, détourna les yeux, regarda derrière lui dans le couloir couru d'ombres. Puis, incertain, il acquiesça en lui-même avant de répondre :

—D'accord.

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