Zorah
- Et elle n'a jamais parlé?
- Jamais!
- Comment savez vous qu'elle n'est pas muette, alors?
- Elle sait crier! Et elle chante, elle chante des airs, sans parole.
Zorah a dix ans. Elle vit à M., un petit village perdu de Pologne. Elle ne va pas à l'ecole comme les autres enfants. Dans son village, on la croit bête et les gens se moquent d'elle. « La muette », ils l'appellent. Son père est parti. Il a quitté sa femme et leurs trois enfants quand tout ça a commencé, quand il a compris que Zorah ne parlerait pas. Il avait tout essayé avec elle, la douceur et le jeu, puis la colère et la violence! Rien n'y avait fait! Son impuissance lui étant devenue intolérable, il était parti. Il les avait laissés, Ania et leurs enfants Janek, Kasia et Zorah.
La vie était devenue bien rude pour eux, et Ania ne pardonnait pas à Zorah d'avoir fait fuir son homme. Il n'était pas bien bon, ni très courageux, mais il était fort et elle se sentait en sécurité à ses côtés. Elle ne savait pas pourquoi il s'était autant attachée à la dernière née, pourquoi il s'était autant investi auprès d'elle, bien plus qu'auprès des aînés. D'autant qu'elle même ne voulait pas de ce troisième enfant qui allait leur coûter cher à élever. Le mutisme de Zorah l'avait brisé. Lâche, il les avait abandonnés.
Anja travaillait pour un tailleur de la ville. Après le départ de Henryk, elle avait dû prendre un deuxième travail, elle ravaudait rapiéçait et réparait à domicile toutes les frusques les plus usées de ses voisins. Parfois, rarement, l'un d'entre eux lui passait commande d'une pièce neuve, ou lui demandait de tailler un vêtement d'enfant dans une vieille pièce d'adulte élimée, mais encore utilisable. Dans ce temps là, on usait ses vêtements jusqu'au bout.
- Elle fait quoi de ses journées si elle ne va pas à l'école ?
- Il y a bien de l'ouvrage à la maison. Et elle aide au voisinage.
- Mais elle ne reçoit aucune instruction?
- Qu'en ferait-elle? Elle ne parle pas!
Le matin, Zorah est la première debout. Elle prépare le petit déjeuner de toute la famille. L'hiver, elle fait le feu. Une fois sa maman partie au travail, son frère et sa sœur pour l'école, elle range et nettoie la maison. Puis elle se rend chez deux voisines, des dames âgées qui ont besoin d'aide. Elle les écoute parler, car contrairement à sa famille qui ne communique plus que par signes et honomatopés avec elle alors qu'elle comprend tout parfaitement bien, ces dames lui racontent la vie du village, leurs souvenirs, les histoires que leur racontaient déjà leurs parents et grands parents. Les mots de ces mamies sont doux et la bercent. Leurs contes lui font l'effet d'un baume. Et si Zorah ne parle pas, elle sourit à leurs récits.
L'après-midi, elle dispose de temps pour elle avant les tâches de fin de journée. Ce qu'elle fait de ces quelques heures est son secret. Un secret bien gardé.
- Vous savez cependant que l'instruction est obligatoire?
- La directrice de l'école refuse de l'accueillir! Elle avait fait sa rentrée, tout allait à peu près bien. Mais quand le maître a commencé à gronder un enfant, elle s'est bouché les oreilles et s'est mise à crier. Impossible de la calmer!
- Elle a été vue par un spécialiste?
- Mais vous croyez que nous autres, nous avons les moyens de voir des spécialistes ?
Depuis fort longtemps, chaque fois qu'elle le peut, Zorah s'enfonce dans la forêt qui borde le village. Elle en aime chaque arbre, chaque brin d'herbe, en connaît les sentiers, les clairières et les buttes, quelques cachettes aussi. Nul ne le sait, mais elle connaît le chant de tous les oiseaux des bois. Elle décrypte la couleur du temps et des saisons, sait rester tapie dans une cachette naturelle pour observer les habitants des arbres et des tanières. Parfois elle chante pour eux. Un chant sans paroles, sans mots, juste des sons qui ne forment aucune langue. Un chant d'ailleurs, de nulle part, de partout. Un chant de l'univers.
Car Zorah a peur des mots. Bien sûr elle ne peut se souvenir du traumatisme premier qui l'a rendue muette. Et c'est une question qui ne peut être posée à personne. Nul doute qu'elle se taise pour ne pas poser cette question, précisément. Elle ne sait qu'une chose : les mots blessent, les mots tuent.
Les cris protègent du danger. Le chant raconte l'harmonie. La forêt est la Terre. Le chant, la musique sont célestes.
Mais par la parole, l'homme crée de la violence.
Un jour, Zorah a rencontré Cibor. Dans la forêt. Il était assis sur une souche. Quand elle l'a aperçu, il lui tournait le dos. Elle voulut s'éloigner sans se faire remarquer. Immobile, sans un geste, il avait murmuré : « Viens ici! ». Il ne s'est pas retourné. Elle est restée là, debout, interdite et indécise, un bon moment. Puis, lentement elle est venue s'asseoir près de lui, sur la souche.
Zorah a à peine regardé le vieil homme.
Ils n'ont pas parlé. Ils ont écouté, en silence, ensemble, les bruits de la forêt.
Et le lendemain, elle est revenue. Et Cibor était là.
Et le jour suivant.
Et ainsi de suite.
Un jour, avant que Zorah ne se lève pour partir, il lui dit soudain : « Fillette, de quoi as-tu si peur? »
D'abord interdite, elle réfléchit, sembla rassembler toutes ses forces puis murmura:
« Des mots »
« Dis moi un mot qui te fait peur »
Elle réfléchit de nouveau, puis dit lentement
« Définitif »
« Tu as raison, ce mot est effrayant. Mais écoute celui-ci : éphémère »
« E-phé-mè-re »
Ils se turent. Mais lorsque Zorah se leva, le vieil homme dit : « Mon nom est Cibor. »
Cibor était un ermite. Il vivait seul au coeur de la forêt profonde, dirait un conteur. Loin des hommes. Il avait quitté la société des hommes il y avait bien longtemps. Au temps de la guerre. Les hommes s'entretuent sans nécessité aucune. Ils se nourrissent de violence et de malheur. On ne peut décemment rechercher leur compagnie.
Cibor avait longuement observé Zorah dans la forêt. Il avait entendu son chant étrange. Il avait reconnu sa douleur. « Elle est si jeune, si petite! », s'était-il dit. « Elle ne doit pas porter ça toute seule! »
Physiquement, Zorah est une longue tige blonde, souple et vive dans la forêt. Mais à la maison et au village, elle est comme enroulée sur elle-même, ses épaules se voûtent, ses omoplates ressortent, maigres sous le vêtement, et son regard reste fixé au sol. Pourtant elle a des yeux extraordinaires, d'un bleu très clair presque transparent. Un regard d'un autre âge. Quand elle sourit, on dirait deux lacs aux profondeurs abyssales, dont la lumière reflète la légèreté du ciel mais qui vous donnent l'irrépressible désir de vous noyer dans ses eaux claires.
Cibor l'a vue sourire hier. Elle ne s'est pas assise, elle s'est plantée devant lui, l'air grave et tourmenté. Elle a articulé : « Si je te dis 'douleur'? »
Il a soutenu son regard, lui dont l'éloignement des hommes a permis de conserver sa bonté, et doucement il a répondu : « Je te dirai 'promesse'. »
Et Zorah, lentement, a souri.
- Il faut pourtant que vous compreniez que nous ne pouvons pas laisser votre fille grandir comme un chat sauvage. Elle doit être prise en main, éduquée. De plus, vos voisins se plaignent. Quel mauvais exemple pour les autres enfants!
- Mais qu'allez-vous faire d'elle?
- Il y a des foyers, des éducateurs, on va s'occuper d'elle.
Une dernière fois, Zorah s'assit sur la souche, près de Cibor. Les yeux pleins de larmes, elle dit : « Partir ». Avec une grande douceur, le vieil homme répondit : « Vivre ».
Zorah est à la ville, dans un centre psychiatrique. Elle ne parle pas, et elle ne chante plus. Parfois elle crie, seule, dans sa chambre. Mais c'est rare. Assise sur le bord de son lit, face à la fenêtre garnie de barreaux, elle pense à la forêt et elle pense à Cibor, et elle voit danser devant ses yeux les mots précieux qu'il lui a offerts : Vivre, promesse, éphémère.
Zorah a seize ans. Elle sort aujourd'hui. Les médecins n'ont pas su l'aider, mais ils ont dit qu'elle n'était dangereuse ni pour la société ni pour elle même. Elle est autorisée à rentrer au village. Son frère Janek est venu la chercher. Il est surpris de voir se diriger vers lui cette jeune femme sereine. Elle est devenue très belle, et ça l'intimide. Lui aussi a changé, bien sûr. Zorah est troublée, il ressemble tellement à son père!
Il grogne un 'bonjour', pivote sur ses talons, et sans plus attendre se dirige vers la fourgonnette garée non loin. Il ne l'aide pas à s'installer, démarre le moteur et prend la route. Durant ce trajet d'une bonne heure, il ne prononcera pas une parole. De temps en temps il glisse un regard intrigué sur sa passagère, tant il a du mal à la reconnaître. Elle fixe la route, immobile, mais son coeur est impatient, pour la première fois depuis six ans.
Quand elle entre dans la maison, sa mère, occupée à coudre, lève la tête, et un éclair d'espoir passe dans le regard qu'elle jette sur sa fille. Un coup d'oeil sur le visage fermé de son fils, et l'espoir s'éteint. Zorah ne parle toujours pas, c'est ce qu'elle comprend très vite. Alors, sans un mot, muette elle aussi, elle se remet à l'ouvrage.
Plus tard, sa sœur Kasia, qui a maintenant vingt ans, va entrer à son tour, revenant de son tout nouveau travail. Elle est joyeuse, Kasia, elle est amoureuse, et son petit ami est un garçon enjoué et drôle qui lui a appris la légèreté. Aussi, quand elle pénètre dans la pièce, un tourbillon de joie s'engouffre avec elle. Les yeux pétillants, elle prend sa sœur dans ses bras, l'embrasse et lui offre enfin ces paroles d'accueil que mérite celle qui a été envoyée au loin si longtemps. Zorah est émue, touchée, et elle rend à Kasia son sourire. Le temps alors est comme suspendu. Dans cette minute d'éternité, la famille de Zorah découvre le merveilleux sourire et la profondeur du regard de la jeune fille. Comme s'ils découvraient enfin que Zorah la muette avait bel et bien une âme.
Seule dans sa chambre, Zorah ouvre sa valise et en sort un gros cahier à la couverture marron clair. Il lui faut une bonne cachette, très sûre. Mais avant de le mettre à l'abri, elle l'ouvre, et d'une main assurée, elle écrit le mot 'soeur' et juste en dessous le mot 'joie'.
Zorah doit attendre trois longs jours avant de pouvoir s'échapper dans la forêt. Ses pas retrouvent sans hésiter leurs marques dans les chemins. Sa respiration se fait calme. Ses yeux sont plus transparents que jamais. Quand elle atteint la souche, elle le voit. Cibor. Il est assis, lui tournant le dos. Et tout comme la première fois, il prononce : « Viens! »
« Je t'ai attendue, tout ce temps! A présent, il est temps pour moi de partir! Mais j'ai encore un mot à t'offrir : libre. »
« Merci, Cibor », furent les premiers mots que Zorah articula depuis six longues années. Puis, elle commença à chanter, de son chant si singulier. Cibor, très agé à présent, se leva lentement, et lentement s'éloigna, tandis que Zorah chantait toujours, pour lui, pour elle, pour les hommes qui refusent.
Le lendemain, elle partit.
Sur son lit, elle laissait son cahier, et dans son cahier, une très longue liste de mots dont le premier était 'éphémère' et le dernier 'libre'!
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