Chapitre 28

Jamais, de ma petite et misérable existence, je n'aurais cru que pousser une voiture sur un chemin de campagne était si difficile. Jamais je n'aurais cru avoir à en pousser une avant un long moment, surtout.

— Allez, allez ! rugit Théo, au volant de son 4x4.

Étant le seul à savoir manier l'engin, il est évident que c'est lui qui tient le volant. Aussi ne souffre-t-il pas de pousser une telle machine sur un chemin de gravas, le flanc déchiré de verre et les muscles hurlant de fatigue. A mes droite, Marius a le visage écarlate et gémit chaque fois que les roues crissent. De l'autre côté, les aisselles d'Arkan recrachent toute l'eau de son corps. Iris n'est pas dans un meilleur état. Seul Lee semble être dans son élément. Il est clair qu'il fait à lui seul plus de la moitié du travail, sans cesser de motiver ses troupes. Bien que nous ayons parvenu à faire quelques cents mètres grâce à lui, il m'avait parfois pris l'envie d'envoyer mon poing dans sa mâchoire pour le faire taire. Par fatigue ou désespoir ? Je ne sais le dire.

— LA, REGARDEZ ! s'égosille Iris. Une maison abandonnée !

Nous relevons brusquement le menton. Une bouffée d'adrénaline crispe mes doigts sur le véhicule pour le faire avancer plus rapidement lorsque j'aperçois l'habitation. Il s'agit en effet d'une structure en pierre à demi-écroulée, envahie par la végétation, les lierres et fleurs sauvages.

Mes amis grognent, rappent leur semelle au sol et poussent davantage. Très vite, sous les cris de victoire de Théo, nous atteignons l'orée de la forêt où se dresse l'édifice. Nous rangeons le véhicule sur la façade arrière, où le mur s'est écroulé, avant de nous affaler dans l'herbe, hors d'haleine. L'entaille à mon flanc me tire la peau, m'arrache une grimace de douleur.

— Au secours, je suis en train de mourir, gémit Arkan, affalé au sol, les bras en croix.

Je ne trouve même pas la force de pouffer à son ironie. Les autres non plus. Seul le bleu éclatant du ciel transparaît d'une chaleur inattendue, pourtant la bienvenue dans un monde devenu aussi froid que le nôtre. Au fond, j'espère toujours que tout cela n'est qu'un pauvre rêve. Que mes paupières s'ouvriront bientôt sur la salle d'Harrys, et que je réaliserai avec soulagement que je n'avais simplement pas fait ma nuit. Que je m'étais assoupie sur ma paillasse. Malheureusement, la plaie sanguinolente qui me déchire la peau ne semble pas de cet avis.

Théo quitte le véhicule, tombe assis à nos côtés, haletant. Bien qu'il n'ait pas eu à traîner sa bagnole sur des centaines de mètres, il est essoufflé : inutile de chercher à comprendre pourquoi. La fatigue mentale suffit à vider nos poumons de tout air. 

— On va tous mourir, sanglote Iris d'une voix suraiguë.

— D'abord, on va dormir, grogne Marius, étendu entre Lee et Arkan. Peut-être que comme ça, on se réveillera dans notre lit chez nous.

— Un jour, souffle Lee, il faudra quand même penser à monter un camp.

Personne ne retourne rien. Moi même n'en ai pas la moindre envie. Je songe aux monstres, qui cavalaient dans notre dos dans la forêt. Au visage de ma voisine, défiguré puis percé d'une balle. Que ce capricieux destin avait-il à lui reprocher, pour qu'elle mérite un tel sort ? Mes traits se durcirent sous la pression des larmes.

— Va falloir qu'on aille en Corrèze, les gars, je lâche d'une voix faible. Pour aller au camp des survivants.

Le bruissement des herbes m'indique que Marius s'est redressé :

— Avec une carte, on pourrait. Mais là, on n'a rien. On n'a même plus d'essence.

L'envie de hurler et de pleurer me prend. Je sers mon sac contre ma poitrine, bien que je ne sache toujours pas ce qu'il contient. Que lui répondre ? Que nous accourons courageusement dans la première ville voisine pour récupérer ce dont nous avons besoin ? Est-ce réellement ce qu'il souhaite entendre ? Ou bien la vérité se frayerait-elle un passage jusqu'à lui pour le gifler, nous gifler, et rendre compte de toute cette peur qui me coupe le souffle depuis notre évasion du lycée. Je souhaite presque me rouler au sol, m'étouffer avec ces plantes sauvages, accueillir le tétanos à grande joie en ouvrant mon entaille à ce petit monde terreux et mourir avant que les choses n'empirent. Il est vrai qu'à mon sens, le fait que des zombies courent actuellement sur cette planète ne soit pas bien plausible, je l'ai vu de mes yeux et se présente donc comme un fait. Sans oublier la lettre de mon père, qui n'a fait qu'aggraver mes inquiétudes et accentuer ce puissant déni dans lequel je me suis tendrement pelotonnée. Mais s'il s'agit bien de la réalité, si l'apocalypse est réelle, alors ce n'est qu'un avant-goût de l'enfer qui nous attend. Une petite gâterie avant l'apéritif, le premier repas, le second, le fromage, les fruits et le dessert. Dessert que je visualise actuellement comme une petite cerise écarlate sur un océan de cadavres ambulant. Cette seule pensée m'arrache un haut-le-cœur, et la bile escalade vivement mon œsophage pour stagner au fond de ma gorge. Vomir n'est pas une bonne idée, si les choses sont telles qu'elles sont. Si dans cette hypothétique situation où je ne rentrerai pas chez moi, j'aurais besoin de garder mes forces et la nourriture dans mon estomac.

Lee se redresse, étire un bâillement et nous dévisage un à un. Il est évident qu'il est assaillit par les mêmes pensées que moi ; comme tous ici présents, je présume. Je doute qu'Iris se réjouisse de la mort quoiqu'un peu prématurée de l'humanité. Un sanglot manque de m'échapper. Non, l'humanité ne s'éteindra pas dans les mois à venir. Je refuse d'y croire, et seulement d'envisager cette possibilité.

— Allez, on monte le camp, grogne Lee en claquant des paumes.

Nous étouffons un grognement d'une même voix. Mes amis se relèvent avec peine, tandis que je reste étendue au sol. Sans même esquisser le moindre mouvement, les vertiges me secouent les épaules et colorent ma vision de petites tâches. Je sais cela de mauvais signe. Mais que puis-je dire ou faire ? Que puis-je hurler ? Je suis blessée, soit. Cela signifie-t-il que je vais mourir ? Non, ça n'est qu'une égratignure. Et pourtant, mes paupières sont lourdes. Le sang qui s'écoule me vide d'énergie.

— Lily ? s'inquiète Théodore, dont le visage blême s'est penché sur moi.

Je tente un sourire, peu convainquant.

— Hum ? je souffle.

Théo se redresse brusquement :

— Lee, vient voir, murmure-t-il prestement.

Les lourds pas de notre ami font danser les herbes. Il s'accroupit à mon niveau, une nausée me prend et menace de quitter ma gorge. Ai-je tant perdu de sang ? Il me secoue, et je sens l'inquiétude le secouer d'une frisson.

— IRIS ! hurle-t-il brutalement. IRIS !

La dénommée accourt dans notre direction et je peux sentir son souffle sur ma joue lorsqu'elle se penche dans ma direction. Elle se penche, horrifiée, me secoue, m'attrape les épaules :

— Bon sang, Lily ! Je savais pas qu'elle était blessée à c'point là !

Elle redresse mon menton, et mon cœur s'accélère en apercevant tous les visages penchés sur moi. Leurs joues pâles ne font que renforcer ma peur, et pourtant, je ne réalise pas. Que se passe-t-il ?

— C'est qu'une égratignure, je murmure.

— Théo, y avait une trousse de soin dans vos sacs ?! s'affole Iris, qui s'est redressée.

J'entends l'ouverture des portières et du coffre, la fermeture éclair des sacs et le claquement des conserves de métal ; je perçois des murmures, des paroles à peine inaudibles. Le monde vacille.

— Lily, Lily, me souffle une voix.

Est-ce celle d'Arkan ?

— Lily, reprend-il. Va falloir te recoudre.

Les couleurs me reviennent et la peur hurle à mes oreilles une panique furieuse :

— NON, PITIE ! PAS BESOIN !

Je perçois de nouveau l'herbe, le halot de la voiture grand ouvert et les sacs éventrés ; je perçois ensuite Iris, aux prises avec une aiguille et du fil. C'est irréel. C'est si irréel que les larmes coulent, que ma plaie me lance et que le sang me vide.

— Il s'passera quoi, si on fait rien, hein ? s'agace Lee, qui n'a pas quitté mon chevet. Tu le sais mieux qu'nous tous réunis.

— Dans les films, ajoute Marius, pourtant lui aussi vidé de toute couleur. Il se passe quoi ?

— Infection, mort, je balbutie. Mais ça n'a rien à voir. On est pas dans un film.

L'aiguille, arme de mort et de chaos, approche aux mains tremblantes d'une adolescente qui n'a pas la moindre expérience en médicine, ou même couture. Je hurle. Je n'entends pas ma voix. C'est impossible. C'est impossible. Elle soulève mon t-shirt trempé de sang. La plaie, immonde strie de chair déchirée, semble si grande que mon corps entier s'ouvre, brûle, se consume. Les Hommes se mangent entre eux, il leur pousse un dard sous la langue, un pistolet glisse entre mes mains et voilà que des balles réelles perforent le crâne de ces choses ni mortes ni vivantes, ni animales ni humaines. Un instant, je crois être tombée dans un de ces tableaux de Max Ernst ou Salvador Dali. Le surréaliste agrippe la réalité et s'y empoigne si férocement que soudain, cette plaie ne sait plus laquelle de ses rives n'est pas un mirage, laquelle n'est qu'un rêve et l'autre un espoir.

Je hurle à nouveau. Je ne sais plus pourquoi je hurle. Mais la peur a prit le reste et d'un coup, qu'un dard me soit poussé entre les dents ou non, cela n'aurait rien changé.


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