Chapitre 21

L'obscurité se démène, me prend férocement les épaules. Elle qui demeurait si silencieuse jusque là, si méfiante, la voilà qui commence à me violenter ; or, bientôt, une bouche se dessine dans les plis de l'ombre et une voix m'apparaît, comme lointaine :

Je t'en supplie, réveille toi... Lily... Ne me laisse pas...

Je voudrais sourire à cette voix, calmer ses doutes et ses peurs. Lui dire que de là où je suis, mon cœur a trouvé la paix ; que dans cette obscurité glaciale, les monstres ne peuvent m'atteindre.

TU AS PROMIS ! hurle brusquement Théodore.

J'ouvre soudainement les yeux et prends une grande inspiration. Face à moi, le visage terrifié et blafard de mon ami se fait flou. Aussitôt, il place une main dans mon dos et m'aide à me redresser ; il me hisse jusqu'à m'asseoir dos à la portière :

— Je vais te donner des bandages -il y en a dans le sac des gens de la voiture écrasée- et tu vas t'entourer le ventre avec, ok ? Pas le temps pour te recoudre ou quoi...

— Me-me recoudre ? je parviens à articuler d'une voix frêle, nauséeuse quant au goût métallique qui s'est posé sur ma langue.

Penché sur un sac, il en tire un rouleau blanc et me le lance :

— Tiens.

Je l'attrape maladroitement, perdue.

— Théo, que s'est-il passé ?

Il referme sèchement le sac, descend du véhicule pour s'asseoir à l'avant.

— Tu as semé les monstres ? j'insiste, voyant qu'il n'est pas décidé à me répondre.

Avec une grimace, je déroule le tissu de bandage et soulève mon t-shirt. Je m'emploie alors à l'enrouler autour de ma taille quand mon ami démarre la voiture et soupire :

— Je ne les ai pas semés. Ils sont partis.

Je fronce les sourcils :

— C'est impossible.

— Pourtant c'est la vérité. Je roulais à toute allure, ils couraient derrière et tu étais inconsciente sur la banquette arrière. Je ne savais pas quoi faire. Et soudain, sans aucune explication, ils sont partis.

Je termine de me panser en tirant fébrilement un nœud sur ma taille. Je replace mon t-shirt et tente me redresse avec une grimace.

— Je ne comprends pas, je lui lance, incapable de croire ce qu'il me raconte. Ca n'a aucun sens.

Il garde le silence. Prenant garde à ne pas brusquer mes mouvements, je passe à l'avant et l'observe un instant. Son regard terrifié est noyé de doutes. Ma gorge se noue ; il dit la vérité.

— Où allons-nous ? je demande, pour changer de sujet.

— Iris m'a appelé avec un téléphone satellite. Pas besoin de réseau avec ça.

Je contemple, lasse, le paysage défiler à ma fenêtre. Tout est ravagé par les flammes. Tout est en ruine. Voyant qu'il ne poursuit pas, je coule un regard vers Théo :

— Et alors... ?

— Et alors ils n'ont pas réussi à sauver leur famille.

Je ferme les yeux, les lèvres pincées. Je n'ose imaginer leur chagrin quant à leur impuissance face au sort de leurs proches. Que ressentirai je si je me retrouvai face à la mienne, transformée en zombies ? Si j'avais sous mes yeux mon jeune frère, avec son regard autrefois si pur, si naïf, alors injecté de sang ? Je ne crois pas que j'y survivrai.

— On doit aller les chercher chez toi, m'indique Théo.

J'écarquille les yeux :

— Quoi ?!

— Puisqu'il ne reste que ta maison à vérifier, m'explique-t-il d'une voix plus posée, qui se veut probablement rassurante, on a décidé de s'y rejoindre. Tu pourras voir si ta famille est toujours vivante, comme ça.

— Le problème n'est pas là, je rétorque, terriblement inquiète. Lee et les autres n'atteindront jamais ma maison vivants, elle est bien trop loin de chez eux.

Mon ami hausse les épaules, les dents serrées. Il semble aussi nerveux que moi. Mais visiblement, le choix a déjà été fait.

— Aie confiance en eux, me souffle-t-il doucement. Ils y arriveront. Lee est un combattant dans l'âme.

Je déglutis ; je vois bien que Théo cherche plus à se convaincre lui-même plutôt que de me rassurer. Lui non plus ne semble pas croire que nos amis atteignent ma maison sains et saufs, et encore moins simplement humains.

— On arrive dans combien de temps ? je demande, nerveuse.

— Une dizaine de minutes.

Nous zigzaguons dans les allées, penchés sur nos sièges. Je m'emploie à oublier la douleur qui me lacère le flanc, là où le verre a transpercé ma peau. Je ravale une nausée ; je ne veux même pas penser à ça. Une chose qui ne serait jamais arrivée en temps normal. Jamais je n'aurais eu à passer par une fenêtre de voiture brisée pour tirer sur des zombies avec une arme à feu. Tout cela n'a aucun sens, tant dans ma tête qu'autour de moi. La logique s'est envolée pour laisser place à la peur, aux doutes, aux morts, à l'apocalypse ; pire encore, nous sommes impuissants. Notre seule chance de sortir de ce cauchemar -si cela est possible- est de fuir. De courir, incessamment. Ne pas regarder en arrière.

— C'était quand qu'on a dû quitter le lycée ? je demande à Théo d'une voix lointaine.

Il tire son portable de sa poche et jette un rapide coup d'œil à l'horloge qui y est affichée :

— Une heure et demi, même pas.

Mon esprit s'éloigne, quitte mon corps, et s'envole au loin :

— J'ai l'impression que ça fait des années.

— Tout a changé, fait-il d'une voix à peine audible. Tout a changé si vite.

J'acquiesce en silence. Je ne parviens toujours pas à comprendre comment les choses ont pu prendre une telle tournure. Pourquoi personne n'a rien vu venir. D'où vient le virus, si on suppose que s'en est un. Et surtout, la raison pour laquelle six pauvres adolescents sont toujours en vie, alors que des centaines de milliers de soldats formés et équipés sont déjà transformés.

— Ne parle pas trop vite, je me murmure, les dents serrées. On peut encore mourir...

— Là, on arrive, m'indique Théo d'une voix rauque.

Mais à peine prononce-t-il ces mots que les vertiges me prennent. A trois mètres de nous, le portail de ma maison s'est écroulé. La haie qui entourait naguère les portes blanches n'est plus qu'une ruine brûlée et déchirée ; cette simple vue me déchire le cœur.

Je plaque la main sur ma bouche et étouffe un sanglot :

— Je-je... Je ne veux pas y aller, Théo... Je veux pas... je souffle, sanglotant amèrement désormais. S'il te plaît...

Je gémis, pliée en deux de douleur intérieure. Ce portail que j'ai franchis des centaines de fois, seule ou avec ma famille. Cette haie, que j'ai toujours connue. Rien que de voir la façade extérieure de ma maison détruite m'empêche de me lever. D'avancer, de respirer.

— Allez, me murmure Théodore, impuissant. Il le faut.

Je secoue négativement le menton, secouée de sanglots :

— Non... Ne m'oblige pas, s'il te plaît... S'il te plaît...

Soudain, il m'attrape les épaules et me force à le regarder :

— Imagine que ton frère ou ta sœur soit encore à l'intérieur, blessé. Ils ont peut être besoin de toi.

— Et s'ils n'y sont pas ? je murmure, le cœur déchiré.

Je lève les yeux vers lui, cherchant une réponse dans son regard noisette. Mais je n'y vois que des doutes et une peur lancinante. Mes doigts se crispent sur ses bras, tandis que la boule dans mon estomac se fait plus lourde encore, si cela est seulement possible. 

— Allez, insiste-t-il, les dents serrées.

Je finis par hocher la tête tout en reniflant. Je n'ai pas le choix. Tremblante, j'ouvre la portière et me glisse à l'extérieur. Aussitôt, l'odeur nauséabonde de chair putrifiée et de sang me parvient. J'ai une grimace de dégoût : cette rue, dans laquelle j'avais vécu quinze ans, ne m'avait jamais parue à ce point repoussante. Elle n'était pas des hauts quartiers, mais au moins, elle était chaleureuse. Désormais, tout ce qu'il reste d'elle, c'est la mort. La mort et les monstres.

— Lily ! m'interpelle soudain Théo.

Je pivote dans sa direction, presque perdue. Je ne reconnais même pas l'endroit, tant qu'il ne ressemble pas à celui dans lequel j'ai vécu. Il se penche vers moi, assis sur le siège du 4x4, pour me tendre un paquet de tissu tâché de sang :

— Prend le.

Mon regard saute entre lui et l'arme ; j'hésite. Dois-je choisir de prendre l'arme, et ainsi me préparer à l'évidence de devoir tuer ma famille ? Ou bien dois-je refuser, demeurer dans l'espoir, presque la certitude, qu'ils seront toujours en vie ?

Mes poumons se compriment et, tremblante, je déballe le paquet dans la main de mon ami pour agripper l'arme.

— Il est à toi, me rappelle Théodore avec un faible sourire. Tu as tué un zombie avec. Tu sauras le refaire.

Je secoue négativement la tête, les larmes aux yeux :

— Pas sur ma famille, je murmure d'une voix rauque.

Il garde le silence. Théo aime choisir les bons moments pour se taire. Ces moments où il devrait me rassurer, mais dans lesquels il ne sait pas mentir. Il préfère ne rien dire. Je ne sais même pas si il fait bien ou non.

Je replace ma main sur l'arme, les doigts tremblants, et fais face à ma maison. Ou plutôt, ce qu'il en reste. Le toit est intacte, mais les murs de la façade droite se sont écroulés, pour la plupart ; je vois mal où ma famille aurait pu se cacher.

Les dents serrées, j'avale les marches du perron une à une, méfiante. L'arme est baissée au sol, et mes deux mains la pointent toute raide ; si un zombie déboule face à moi, au moins serais je prête à l'achever. Si j'en trouve bien évidemment la force.

Je passe le seuil de la porte, laissée grande ouverte ; mon coeur s'emballe, cogne férocement contre ma poitrine. Je sais qu'il veut s'échapper, s'en aller le plus loin possible de cet endroit ; mais j'ai encore besoin de lui.

Je balaye du regard les alentours tout en chassant les souvenirs qui jaillissent dans mon esprit. Je ne dois pas penser a toutes les fois où je me suis assise sur le canapé. Où j'ai regardé des films avec ma famille. Où avec elle, j'ai partagé des centaines de milliers de repas a table. Cette table qui gît là a mes pieds ; elle a autant l'allure d'un cadavre que ceux étendus dans la rue.

Je passe les pièces unes a unes, tremblante. Il semble n'y avoir aucun signe de vie.

La gorge nouée, je fais alors demi-tour. Soit ils sont transformés, soit ils sont partis. Ou ils ont été mangés, je songe, prise d'un frisson.
Je fronce alors les sourcils, baissant légèrement ma garde ; ils ne seraient pas partis sans moi...

Soudain, un râle rauque et terrifiant se fait entendre ; je pousse un hurlement de terreur et, sous mon violent sursaut, l'arme quitte ma paume pour voler un mètre plus loin. Épouvantée, je reste tétanisée quand j'aperçois une jeune fille, coincée entre deux planches du parquet. Elle se tortille et se démène dans tous les sens possibles ; sa mâchoire brisée claque sous ses mouvements secs et ses yeux injectés de sang roulent dans ses orbites.
Les planches de bois lui transpercent le ventre, les bras, sans que cela ne l'affecte.

Je plisse les yeux et distingue son visage dans l'obscurité ; aussitôt, je suis prise de nausées. Il s'agit de ma voisine, du même âge que moi. Autrefois nous étions amies, avant que nous nous dirigions toutes deux dans des écoles différentes.

Désormais elle se tortille là, méconnaissable. A pas menus, j'avale la distance qui me sépare du pistolet et le ramasse précipitamment. Comment ai-je fais pour ne pas la voir en arrivant ? Elle est pourtant directement face a l'entrée...

Mais là n'est certainement pas la question. Je dois agir vite. Je dois l'achever avant qu'elle ne parvienne a se libérer...
Je lève l'arme dans sa direction. Mes mains tremblent. Mon cœur, qui semblait vouloir s'échapper, s'est désormais arrêté ; mes poumons eux mêmes s'entremêlent, refusent de laisser passer la moindre bouffée d'air.

Mon doigt glisse sur le chien et je plante mes pieds au sol ; alors mon regard croise le sien et l'image du cadavre de Roxane surgit dans mon esprit. Je tente de fermer les yeux, d'appuyer férocement sur mes paupières pour chasser ce souvenir. Je dois le faire.

Mais j'en suis incapable.

Alors qu'un sanglot m'échappe, le zombie s'extirpe brusquement de son trou et détale dans ma direction. Surprise, je suis prise d'un mouvement de recul et trébuche sur un débris ; mes yeux s'écarquillent et je réprime un hurlement de terreur. Mon arme s'échappe à nouveau de ma main et je heurte violement le sol. Ignorant la douleur, je recule alors vainement contre le mur tandis que mon ancienne amie ouvre les bras tout en hurlant.

Soudain, une détonation résonne a travers la pièce et le monstre s'écroule brutalement a mes pieds. Sous le choc, mon regard reste fixé sur son crâne, et la mare de sang qui s'écoule désormais sur son cadavre. Maintenant, mes poumons aussi veulent quitter mon corps.

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