Lion (22 juillet - 22 août)
Lion. Pour le meilleur et pour le pire, je suis le Lion.
L'Elu. Le garçon qui a survécu. Placé au centre de ce conflit, au centre de tout, avant même ma naissance. La prophétie de Sybille Trelawney a scellé mon destin, et seize ans auparavant, le 31 juillet 1981, Lord Voldemort l'a concrétisé. Je le sais aujourd'hui. Pas un instant de ma vie, je n'aurai eu mon mot à dire. On a déposé cette cicatrice sur mon front, telle une couronne d'épine, et Albus Dumbledore aura été le Judas qui m'a précipité vers l'abyme.
Dumbledore est mort. Cela fait plus d'un mois maintenant. J'ai quitté Poudlard. J'ai quitté les murs et la protection rassurante qu'ils m'offraient, pas seulement contre le monde, mais contre la réalité. Je n'ai emporté que mes souvenirs, et la certitude que ma vie ne sera plus très longue. Se complaire dans le passé, car il n'y a pas d'avenir...
Je soupire et me retourne dans mon lit défoncé du 12 Square Grimmaurd. Ron, Hermione et moi avons quitté précipitamment le mariage de Bill et Fleur quelques heures plus tôt. Après une fuite effrénée, nous avons trouvé refuge ici. Dans le fantôme de Sirius.
Tout ici me rappelle sa présence, ou plutôt son absence. Que dirait Sirius aujourd'hui ? Approuverait-il mes choix ? J'en doute fort. Sirius n'aurait jamais approuvé cette résignation en moi. Il ne m'aurait jamais laissé faire. Mais il ne peut pas comprendre. Personne ne le peut. Personne n'a jamais vu à travers les yeux d'Harry Potter, et su ce que cela faisait vraiment d'être « l'Elu ». Celui sur lequel dépendait le sort du monde sorcier. Le gamin que l'on jetterait dans l'arène face au plus puissant mage noir de tous les temps pour qu'il nous sauve sans rien demander d'autre en retour qu'une mort rapide. Quelles conneries.
Compulsivement, j'agrippe le médaillon sur la table de nuit et je le retourne entre mes doigts. Il m'arrache un sourire. Un sourire désabusé et cynique, comme à chaque fois. Ce médaillon me renvoie comme un reflet concret de ma propre vie. De ma pitoyable tentative de vivre. Je me vois tel un poisson se débattant hors de l'eau, luttant pour une goulée d'oxygène qui ne fera que retarder l'échéance. Je me vois comme ce médaillon : faux, inutile et vain. Dumbledore est mort pour rien. Aujourd'hui la guerre est déclarée, et tout cela pour rien. Nous voici lâchés dans la bataille, et je n'ai même pas toutes les réponses. Je m'étais préparé à ce moment. J'avais retourné dix fois ce scénario dans ma tête : ce moment où je serai forcé de dire adieu à tout espoir, toute humanité, pour me plonger dans la lutte. Pourtant, pas un instant dans mes plus sombres prédictions, je m'étais figuré aussi démuni, aussi impuissant, aussi vide et trahi par celui-là même qui aurait dû m'épauler.
Seulement voilà. Dumbledore n'est plus.
Je ressens de la tristesse, je suppose, mais je ne suis plus capable de m'en apercevoir. Au cours de l'année qui s'est écoulée, j'ai pris l'habitude de me recroqueviller sur moi-même dans mon lit et de pleurer toutes les larmes de mon corps jusqu'à ce que la panique de la journée s'écoule, pour pouvoir affronter l'aube, à nouveau. Aujourd'hui, je gis simplement dans mon lit, les yeux grands ouverts, le visage aussi lisse que le cadavre que je m'apprête à devenir. Je n'aurais jamais cru pouvoir m'habituer à un tel sentiment, une telle angoisse. Et pourtant je l'ai fait.
Mes pensées se tournent vers l'avenir, je les contre aussitôt. Je me concentre sur le passé. C'est tout ce qu'il y a de valable.
L'image de Ron et Hermione endormis côte à côte dans le salon m'apparait fugitivement. Fatalement, cela m'évoque Ginny, et les adieux que je n'ai pas eu le temps de lui faire.
Ce n'est pas grave. Nous en avions déjà parlé, à l'enterrement de Dumbledore.
Pendant une brève période, Ginny et moi, nous avons été heureux. Nous nous sommes trouvés, en dépit des épreuves que nous avions placés nous-mêmes sur notre route. Pendant une brève période, Ginny a accepté cet abysse qu'elle avait vu en moi, cet abysse né après la mort de Sirius, et elle m'a aimé, comme avant, avec et en dépit de cela. Je l'ai aimée en retour, bien sûr. Je n'ai jamais cessé de le faire. Et même si je vis d'une vie sans espoir, je sais que je l'aimerai jusqu'à mon dernier souffle, car elle a vu le pire en moi, et qu'elle est revenue quand même. Elle m'a serré dans ses bras, elle m'a embrassé, elle a cessé de se punir et de nous punir tous les deux. Nous avons embrassé notre destin d'amants maudits. J'ai cessé de la repousser, et j'ai goûté à ses lèvres parce que sans elle, je n'aurais jamais eu la force de faire ce qui est juste. Je ne serais jamais resté pour accomplir ce sacrifice que tous attendent de moi. Je me serais tué, plutôt que de donner cette satisfaction au monde entier, plutôt que de remplir le rôle que l'on m'a assigné, à moi l'Elu aimé de tous, et dont personne pourtant ne se soucie vraiment. Oui tous aiment et soutiennent l'Elu, tant qu'il accomplit sa mission, tant qu'il défie Voldemort. Mais le monde sorcier sait-il que l'Elu n'est qu'un enfant de dix-sept ans ? Personne n'en a rien à foutre. Le monde ne voit que la cicatrice, mais Harry Potter, lui, n'existe pas.
Cette certitude a hanté mes pensées, m'a rendu amer, une grande partie de cette année. Comment avancer, se lever, respirer, lorsque l'on sait que l'on va mourir ? Lorsque chaque fibre de notre être nous crie que nous n'avons survécu que dans ce but, que les jours ne défilent que dans ce but ?
J'ai ressenti une irrépressible envie de fuir. L'envie de me suicider et d'envoyer le monde se faire foutre. Ginny m'a dissuadé de le faire. Je crois qu'une part de moi a accepté son amour pour me dissuader de le faire. Je ne peux pas m'empêcher d'être un « gentil », je suppose. Incapable de se détourner de son devoir. Lorsque ma raison me dicte de tout abandonner, mon inconscient va de lui-même me chercher la motivation nécessaire.
Ginny...
Je repense à notre étreinte, la première véritable étreinte, dans le dortoir après le match de Quidditch. Ginny et moi nous étions déjà embrassés, touchés. Mais jamais nos corps n'avaient fait plus qu'un, jamais nous n'avions partagé ce moment de béatitude parfaite, hors du temps, la certitude d'être exactement au bon endroit au bon moment, et que si l'on y croyait suffisamment fort, cela durerait pour toujours. Nous étions immortels, cette nuit-là. Nous le sommes toujours. Uniquement dans cet instant, qui ne nous quittera pas. Les dieux que nous avons incarnés par notre amour réciproque survivront, quelque part dans le tissu du monde, là où s'entremêlent l'amour, la beauté et l'espoir, dans cette trame que seuls les poètes semblent capables de discerner, mais qui nous touche, de temps à autre, et nous donne la force d'avancer. J'ai le sentiment que Ginny et moi avons apporté une note à l'harmonie du monde cette nuit-là. Cela a apaisé la bête fauve en moi, qui depuis le début de l'année cherchait à me détruire. Le Lion a été dompté, enfin. Le Lion a accepté de mourir.
Les yeux ouverts sur le baldaquin empoussiéré, mon cœur et mes pensées tout entier dévoués à Ginny, je ne ressens aucune inquiétude. C'est l'avantage des résignés, je suppose. Où qu'elle soit, je sais que Ginny va bien, et si ce n'était pas le cas, je ne laisserais pas la tristesse de ce savoir m'envahir. Car je ne tarderais pas à la rejoindre. Depuis le début de l'année, je ne vois qu'une seule issue pour moi dans cette guerre, et cela rend toute sollicitude envers les autres illusoire. Peu importe leur sort, puisque le mien va se jouer pour les sauver. Tout ce que je peux espérer, c'est réussir dans ma chute. Perdre ma vie pour leur permettre de gagner la leur. Quelles que soient les options, je ne reverrai jamais Ginny. Je ne l'envisage pas une seconde.
Je sais qu'Hermione n'est pas d'accord avec moi sur ce point. Elle dit que l'espoir est ce qui la fait avancer. Que je devrais croire en notre réussite, me battre pour que mon futur soit possible. Mais Hermione ne comprend pas. Elle n'est pas une Lionne. Elle ne sait pas que lorsqu'on n'a rien, on n'a rien à perdre. Seul l'homme le plus dépouillé peut se jeter dans la bataille avec tout ce qui réside en lui. Il n'en ressortira jamais. Mais il aura réussi là où un autre aurait échoué.
Ginny a compris cela. Cela a pris du temps, mais nos points de vue se sont enfin accordés. En fait, je crois qu'ils ont toujours été accordés, mais nous n'avions simplement pas... le courage de l'accepter. Le courage de nous aimer malgré la certitude de notre fin imminente. Mais finalement, Ginny et moi avons souri à la mort, ensemble, et nous sommes prêts maintenant. Ginny est une Lionne.
Tandis que le sommeil persiste à me fuir, je l'imagine dans son lit, quelque part au Terrier ou à la Chaumière aux Coquillage, dans un endroit sûr, et je pense à tous les protagonistes de ce conflit, qui dorment et se battent, rêvent ou meurent.
Je pense à Voldemort : ignore-t-il le sommeil lui aussi ? Quelles perspectives a-t-il par-delà le face à face qui nous attend ? Sans doute aura-t-il réalisé plus tôt que moi le ridicule abjecte de ma condition : enfant placé au milieu d'une guerre qu'il ne peut pas gagner, et qui essaye malgré tout.
Je pense à Drago Malefoy, que j'ai serré dans mes bras et embrassé de toute la force de mon désespoir, juste avant que Dumbledore ne m'entraine dans ce cauchemar de caverne noir et d'Inferi sanguinolents. Je chasse ce souvenir de mon esprit. Je ne pense qu'à Malefoy. A cette attraction étrange qui m'a fait me jeter sur lui, dans une tentative pitoyable d'échapper à mon destin ne serait-ce qu'une seconde, de modifier la réalité, d'altérer les faits. J'ai senti dans ses yeux et dans ses gestes un désir similaire. J'ai remis ma santé mentale en doute je crois, après cette nuit-là. Mais je n'ai pas eu le temps de m'y attarder. L'horreur s'est déchaînée. Le lendemain, Dumbledore était mort et Malefoy était devenu un Mangemort.
Je préfère me souvenir de l'ardeur de ses yeux, de la vie dans ses baisers, de son souffle contre le mien et de sa peau si chaude, ses mains amies, sa jeunesse, sa perfection presque douloureuse, l'urgence et la détresse juste sous la surface, l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa vie aussi sûrement que le sort qui me condamnait, moi aussi, à une mort certaine. J'ai compris cette nuit-là que Drago Malefoy était un être humain. Mais aussi qu'il était plus que cela. Il était comme moi. Malefoy et moi sommes frères, frères de sang, frères ennemis, unis dans la folie et dans la mort qui nous fauchera vite si elle est clémente. Je serais heureux de le tuer, et je sais qu'il en ferait autant. Pour abréger enfin les souffrances de l'autre. Ce serait un geste de compassion, et non de haine. Je ne suis plus capable de haïr, comme je ne suis plus capable de craindre.
Où es-tu Drago, cette nuit ? Te retournes-tu dans ton lit en pensant à moi ? Arrives-tu à trouver le sommeil alors que le Seigneur des Ténèbres vit sous ton toit, alors qu'il partage ton lit, d'après les rumeurs que j'ai pu entendre ? J'ai sincèrement pitié de toi. J'aimerais te promettre que la prochaine fois que nous nous croiserons, je te tuerai. Mais j'ai vu simplement trop... de beauté en toi. La grâce des martyrs, je suppose. Puisque tu es comme moi, j'ai la conviction que tu as un destin à accomplir, et je ne veux pas te le voler. Après tout, c'est tout ce qu'il nous reste, n'est-ce pas ?
A travers cette année, j'ai eu la sensation d'avoir été observé. Rien de très différent de d'habitude, vous me direz. Et pourtant si.
Parce que cette année a été la dernière. Parce que cette année a vu l'éveil du monde sorcier, la prise de conscience du retour de Voldemort, et surtout, la grande silhouette de la Mort se profiler à l'horizon. Parce que cette année m'a fait me sentir plus douloureusement vivant que toutes les autres, parce qu'elle m'a fait comprendre la finitude de l'Homme, la vacuité de mon existence, l'insignifiance de toute chose, et pourtant, je persiste à me battre... Pourquoi ? Pour les quelques fulgurances que j'ai connues, glanées au nectar des dieux ? Pour que d'autres puissent les connaitre après moi ? Ou tout simplement pour que le cycle continue, car c'est le seul choix qui nous est offert, à nous pauvres insectes qui naissons pour mourir dans un univers qui n'en a rien à foutre de ce que nous ferons dans l'intervalle. Telles sont mes pensées, à l'heure où je m'apprête à me jeter dans l'abyme, et où je réalise que Rien ne m'y attend.
Cette année aura vu Harry Potter dérailler. Le monde sorcier aura retenu son souffle. Que lui arrive-t-il ? Pourquoi réagit-il ainsi ? Pourra-t-il tous nous sauver ?
Aucune de ces pensées n'était pour celui que je suis vraiment, toutes étaient égoïstes. Et c'est aussi pourquoi toutes étaient fausses.
A travers cette année, mon entourage s'est interrogé, projeté. Chacun a tenté de percer le mystère dissimulé derrière les yeux de l'Elu. Chacun y est allé de sa propre interprétation, de ce qu'il croyait savoir, de ses propres angoisses qu'il projetait sur les miennes. En fin de compte, je crois que même moi je suis incapable de voir en moi-même. C'est peut-être la consécration des ténèbres qui nous recouvrent tous. Peut-être n'y avait-il pas de mystère à comprendre.
Le Lion est vieux. Le Lion est résigné. Le Lion est vide. Il marche vers son destin, car c'est le seul choix possible. La couronne lui a ôté tout ce qui faisait de lui un être humain, pour le placer à l'écart des autres, à l'écart de tout. C'est pourquoi le Lion n'a plus peur de mourir. Le Lion est déjà mort.
Et il sait que toute créature vivante sur Terre meurt seule.
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