Gémeaux (21 mai - 21 juin)

Gémeaux. Je suis le deuxième jumeau.

Avez-vous déjà entendu parler des jumeaux transfuseur-transfusé ? C'est un problème qui survient parfois, lors des grossesses géminées. L'un des jumeaux absorbe tous les nutriments fournis par la mère, au détriment de son frère. Ainsi, seul l'un des deux se développe, se nourrit, grandit, grossit, et l'autre meurt.

Je suis le deuxième jumeau.

Le faible. L'erreur de la nature. Le garçon qui ne survivra pas.

Vous savez de qui je parle, n'est-ce pas ? Nous partions pourtant avec tant de points communs, lui et moi. Comme lui, je suis né Lion. Comme lui, j'aurais pu porter la couronne. Non pas que j'en éprouve l'envie, comprenez-moi bien. Cela a l'air de lui causer suffisamment de soucis comme ça. Comme lui, mes parents ont été agressés, torturés, tués non pas physiquement mais au moins mentalement. Une mort physique aurait sans doute été plus douce.

Harry Potter et moi, Neville Londubat, nous étions deux lionceaux nés à la fin du mois de juillet, mais seul l'un de nous deux fut marqué par le destin. Par le Mal. Mais aussi, incidemment... par la force. Nous étions deux lionceaux, mais un seul d'entre nous est devenu Lion. Je suis le deuxième jumeau. Ma faiblesse n'a d'égale que sa puissance.

Harry brûle au brasier de l'exception, avec les souffrances que cela implique, mais aussi l'éclat, les instants de transcendance, la conscience de se savoir unique, au-delà des hommes, seul pour porter ce fardeau et en même temps, seul dont la vie ait de l'importance...

Je ne puis prétendre au quart de ses actions. Je suis condamné à être ordinaire. Maladroit. Timide. Incapable. Je fais de mon mieux, bien sûr. N'allez pas croire que je me laisse abattre. Mais voilà, je suis ce que je suis. Rien de plus.

J'essaye de ne pas raisonner comme ça. Je sais que je suis à l'âge de l'adolescence, cet âge fatidique, maudit, où l'on se cherche, où l'on se teste, où l'on doute de soi, parfois pour un temps ou parfois pour toujours. Mais alors, pourquoi ai-je l'impression que tout est déjà joué pour moi ?

Je fais ce que je peux dans ce conflit qui semble inévitable. Je me jette dans l'aventure, dans l'espoir qu'elle me transforme. Ou qu'elle m'entraine avec elle, définitivement. Je tente de dépasser mes limites, d'être plus que ce pauvre petit garçon effrayé dans les jupes de sa grand-mère, de mériter ma place auprès des Gryffondors...

Mais inlassablement, je suis éclipsé par son éclat. Harry. Mon ami. Je tiens à lui et pourtant, réalise-t-il à quel point sa simple existence me fait mal ? Je ne le crois pas. Et je n'ai pas besoin d'ajouter ce poids sur ses épaules.

Le voilà qui arrive, justement. Je l'observe de loin. J'applaudis, comme les autres. Je sens l'exaltation enfiévrée de la foule, tous ces jeunes qui l'acclament, qui ont désespérément besoin de lui, même s'ils en sont à peine conscients : besoin d'un leader, d'un modèle, de quelqu'un sur qui ils puissent se reposer, et transférer tous les maux du monde...

Harry porte notre fardeau à tous, pour que nous n'ayons pas à le porter nous-mêmes. Cela a presque quelque chose de ... christique, en un sens. On sait comment l'histoire s'est finie.

Mais ça y est, le voilà qui entre dans la salle commune. Le match vient de se terminer. Les Gryffondors ont gagné, une fois de plus. Que s'imaginent-ils ? Que cette pauvre victoire à ce jeu puéril leur garantira la survie ? Que nous allons gagner la guerre ? La guerre n'a rien à voir avec le Quidditch. La guerre, ce n'est pas un jeu.

Je secoue la tête pour chasser mes pensées, pour tenter, tant bien que mal, de me laisser porter par l'allégresse générale, de m'intégrer dans le rang, mais je n'y arrive pas. Je suis Neville Londubat, après tout. Même mon nom ne fait pas rêver.

Soudain, quelque chose de surréaliste se déroule sous mes yeux. Harry regarde autour de lui. Pour la première fois depuis des mois, il semble prendre conscience de tous ces gens réunis pour l'aduler, de l'amour pur qui se concentre dans leurs regards, avec ferveur, et Harry sourit.

Peut-être cet instant, ce triomphe avant la tempête, a-t-il réussi à chasser l'espace de quelques secondes la réalité de la mort qui nous attend tous au bout du chemin, nous tous, jeunesse maudite, et Harry en première ligne. Peut-être, lors d'un éclat fugitif, a-t-il pu percevoir l'intensité de ce que tous ces gens, y compris moi, ressentent pour lui. Peut-être cela a-t-il pu pénétrer son cœur, embourbé dans le chagrin et la peur depuis trop longtemps.

Parce qu'alors, en un réflexe plus parlant que les mots, Harry a cherché du regard la chose qu'il aime plus que tout au monde, le trésor qu'il a trouvé, perdu, auquel il a renoncé, ce bonheur qu'il s'est refusé et s'est vu refusé, pour tout un tas de raisons, aucune n'étant la bonne. Harry a cherché Ginny.

Très vite, il la trouve. Je vois à la façon dont elle le dévisage qu'elle n'ose pas y croire. Elle a peur d'y croire. Mais non, c'est bien réel, Ginny. Le Lion t'a choisie, et il est temps que tu deviennes sa Lionne, toi aussi. Tout le monde sait que tu en es capable.

Harry embrasse Ginny, là, devant tout le monde, devant Ron et Dean, comme s'il réclamait enfin son dû à un monde qui lui a tout pris. Et moi, je me sens misérable. Pourquoi est-ce que je me sens misérable ? Je ne suis pas amoureux de Ginny. Je ne suis même pas amoureux d'Harry. Je suis juste le frère que personne ne remarque. Je suis le lionceau resté sur la touche. Je me sens misérable, parce que je sais que ce courage que je viens de voir s'afficher sous mes yeux, je ne le trouverai pas en moi.

Comme pour éprouver cette pensée, je profite de l'agitation et des sifflets pour me glisser hors de la salle commune. Je me rends en haut de la tour d'astronomie, là où je sais que je la trouverai à cette heure de la journée.

Elle est là, comme prévu. Elle contemple le paysage, avec cet air rêveur qui n'appartient qu'à elle, comme si elle venait d'un autre monde, infiniment plus grand, plus merveilleux, plus passionnant, et qu'elle était la seule à en détenir la clé. Comme si ce privilège ne pouvait être accordé à nous autres, pauvres mortels que nous sommes. Réalise-t-elle à quel point elle est belle ainsi ? Altière princesse d'un royaume invisible à mes yeux.

Elle sent ma présence, bien avant que je ne la rejoigne, comme toujours. Elle sourit, brillamment, sincèrement. Luna est la seule personne que j'ai toujours vu sourire avec sincérité. Tout en elle est sincère, en fait. Et c'est aussi pour cela que je l'aime.

- Bonjour, Neville, dit-elle, aérienne.

Brusquement, je suis saisi de terreur à l'idée qu'elle puisse lire en moi. Luna est tellement douée pour comprendre les gens... trop sans doute. Je me demande si elle en souffre, parfois. Mais là n'est pas la question qui m'occupe : déjà je me sens rougir, jusqu'à la racine de mes cheveux, et j'ai du mal à articuler ces quelques mots :

- Salut, Luna... Les Gryffondors ont gagné.

- Oui, je sais, répond-elle paisiblement. On voit très bien le stade, d'ici. Tu n'es pas à la fête avec les autres ?

Sait-elle ce que je suis venu faire ? Ce que je veux essayer de lui dire ?

Ça n'a aucune importance. La honte qui m'a saisi ne vient pas de mes sentiments. Elle m'est inspirée par moi, tout simplement.

Je contemple Luna, et je vois son regard extralucide, posé sur moi. Que peut-elle bien voir par-delà la chair et les os ? Le lionceau faiblard ? Le deuxième jumeau ?

Je me sens nu, et il n'y a pas de mot pour saisir l'affliction panique qui me saisit. Comment pourrais-je avoir le courage de faire ce qu'Harry vient de faire ? Comment, alors que Luna peut voir clair au fond de moi, alors qu'elle, mieux que quiconque, peut se rendre compte que je ne suis qu'un raté, un bon à rien qui tente de le cacher, mais qui n'abuse personne ?

A chaque fois c'est la même chose. Je me sens tellement minable que je voudrais partir me terrer au fond d'un trou. Comment un grand pataud comme moi pourrait-il marcher à côté de la grâce incarnée ? Comment ai-je pu laisser cette folie me saisir, l'espace d'une seconde : l'idée qu'elle puisse m'accepter ?

Luna accepte tout le monde. Elle est la gentillesse même. Mais je ne veux pas qu'elle m'accepte au rang de tout le monde. Je veux qu'elle m'accepte moi. Qu'elle me laisse goûter au bonheur qu'elle irradie de toute part. Qu'ai-je fait pour mériter un tel cadeau ? Rien. Je ne la mérite pas.

Alors, comme à l'accoutumée, comme un mollusque habitué à sa coquille, j'entame une manœuvre de repli :

- Je me demandais où tu étais passée. Je ne t'ai pas vue dans les gradins. Aujourd'hui, le professeur Chourave nous a montré une nouvelle espèce de...

Elle s'avance brusquement vers moi, me coupant la respiration. Seigneur, non. Ne me dites pas qu'elle a compris... Par pitié, ces quelques instants de discussion, cette amitié que nous entretenons, c'est la seule chose que je peux espérer... Par pitié, ne m'enlevez pas ça... Je me moque d'être pitoyable...

Luna pose une main sur ma joue, que je sens trembler à son contact :

- Tu es une très belle personne, Neville, dit-elle tout naturellement du monde. N'aie pas peur. Ce n'est pas encore le bon moment. Tu es un héros qui s'ignore, mais c'est pour ça, justement, que tu en es un.

Alors elle se penche, et m'embrasse sur l'autre joue, très doucement, juste assez pour que je sente son parfum étrange au goût de sucre. Elle ajoute sans me quitter des yeux :

- En ce moment même, des gens lisent au fond de toi, Neville Londubat. Et je suis certaine qu'ils t'aiment.

Et elle disparait. Elle m'abandonne sur ces mots énigmatiques, plus chancelant que jamais, incrédule devant ce qu'il vient de se passer et incapable d'interpréter ses paroles. Je ne peux que me remémorer la pression de ses lèvres sur ma peau.

Quelque part au fond de moi, le lionceau qui se débat pour survivre rugit de toutes ses petites forces. Il griffe, il lutte pour grandir, et ce qu'il crie prend forme peu à peu :

« Pas encore. Mais bientôt. »

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