Chapitre 5 : Désastre
Au fil de l'année, mes relations avec cette famille d'accueil improvisée se consolidaient, et je semblais presque avoir toujours été parmi eux. Cependant, mon statut de japonais rebutait toujours Gary, qui essayait au mieux de ne pas sympathiser avec son ennemi, sans réel succès.
Avec Charlotte, dont j'étais le plus proche, nous étions rapidement devenus confidents, et elle n'avait plus de mal à me considérer comme son grand frère. Le deuil de celui dont j'occupais la chambre s'était estompé, mais j'étais de plus en plus sûr d'être amoureux de cette jeune américaine, et je désespérais davantage à l'idée de ne jamais pouvoir vivre cette idylle onirique. Après tout, j'étais sûrement le seul amoureux parmi nous deux.
Dans le courant du mois de mars, je pouvais bouger et marcher sans problème et j'étais presque totalement rétabli, mis à part cette douleur lancinante à la poitrine. Toutefois, je commençais à croire que cette douleur venait moins de mes blessures que de mon mal-être affectif, loin de ma famille et en proie à un amour à sens unique.
Depuis que je pouvais me déplacer, je n'avais plus besoin que Charlotte me raconte l'avancée de la guerre, mais elle insistait pour le faire, et me réconfortait lorsque le Japon essuyait un assaut ou des bombardements. Elle devait se sentir mal à l'aise en me relatant la destruction de mon pays, mais j'insistais parfois pour que ce soit elle qui me l'annonce, car, à mes yeux, j'estimais que sa voix mélodieuse rendait toutes les nouvelles plus faciles à supporter.
Le début du mois de mars a sans doute été l'un des pires moment de ma vie, et je dus me faire violence pour ne pas hurler de rage lorsque j'appris les bombardements meurtriers sur Tokyo. Tout avait été ravagé, ne laissant la place qu'aux ruines et à la destruction.
C'est dans ces moments là que je me rendais compte de la chance que j'avais d'avoir Charlotte pour me réconforter, mais mon cœur n'en pouvait plus de devoir supporter les horreurs faites au pays de mon enfance et cette désillusion que je me faisais avec celle qui ne me considérait que comme son grand frère.
Avec mon rétablissement, il m'arrivait souvent de sortir, et je pouvais ainsi me changer les idées et découvrir le pays de Charlotte. Les passants me dévisageaient avec méfiance, mais il suffisait que je me fasse passer pour un allié chinois pour être tranquille. À leurs yeux, ils n'y avait pas de différences.
Ainsi, j'ai pu commencer à travailler pour rembourser toute l'aide que la famille de Charlotte m'avaient accordée, malgré leurs réticences. J'en apprenais beaucoup sur la culture de l'Oregon et me renseignais de plus en plus sur la guerre qui faisait rage dans mon pays natal.
Lorsque la guerre avait cessé en Europe, j'avais eu l'espoir que les affrontements s'arrêteraient aussi chez moi, mais les attaques que nous avons eues à Tokyo sur la fin du mois de mai m'ont vite fait déchanter. Je savais au fond de moi que la guerre continuerait encore quelques mois, et ce même si Charlotte m'assurait le contraire.
*
Durant les deux mois qui ont suivi, nous n'avons plus eu beaucoup d'assauts, ce qui m'a permis de pouvoir souffler et penser à d'autres choses. Mais à la place du désespoir de la guerre, celui de ma lancinante déception amoureuse refaisait surface. Je ne parlais jamais d'amour avec Charlotte, car j'avais toujours peur de sa réaction, peu importe le nombre de fois où je me convainquais mentalement.
Je me disais toujours "Aujourd'hui, je vais lui dire ce que je ressens !", puis je retournais dans mon mutisme dès que je croisais son visage, si bien que cela m'attristait encore davantage.
Pendant ce temps, j'ai pu apprécier un peu le monde autour de moi, et m'intégrer de plus en plus à la culture américaine. J'avais aussi écrit plusieurs lettres à mes parents, que j'avais mis dans des bouteilles avant de les jeter à l'océan, dans l'espoir vain qu'elles leur parviennent un jour.
Cependant, il est arrivé un moment où, seul à la maison, tout s'est brisé autour de moi.
Je regardais les informations de la guerre à la télévision, mais la nouvelle qui venait de tomber allait m'achever. Le journaliste, d'une voix enjouée, relatait l'explosion de deux exemplaires d'un nouveau type de bombes. Elles étaient appelées les bombes nucléaires, avec une puissance de feu sans précédent, sans compter les radiations, qui pouvaient anéantir aisément une région entière, et la dénuer de toute vie.
L'une d'elles deux s'est écrasé sur Hiroshima, rasant entièrement la ville.
Lorsque j'ai entendu cela, et vu les images de ma ville natale, ravagée par l'onde de choc, j'ai poussé un cri de douleur si fort que je pensais avoir déchiré mes cordes vocales. Mes yeux s'embuaient de larmes à une vitesse déconcertante, alors que je repensais à tout ceux que je connaissais.
Mes parents, mes voisins, mes amis, tout avait disparu dans le souffle de l'explosion. De chez moi, de ma famille, il ne restait plus rien.
À ce moment là, mon corps entier me fit comprendre que c'en était trop, et je commençais à trembler de tout mon être, alors que mon esprit ne réalisait pas encore ce qui se passait :
– Non... Ce n'est pas possible. Ce doit être un trucage... Tout est...détruit ?
La destruction de ma ville, la méfiance des habitants, les disputes entre Gary et sa femme à mon sujet ; tout me faisait comprendre que j'étais un nuisible ici. Je devais partir, quitter ceux dont j'avais empoisonné la vie à jamais.
Sans prévenir qui que ce soit, j'ai rassemblé toutes les affaires qui me restaient depuis l'opération kamikaze à laquelle j'avais participé, et je me suis rendu vers un pont que j'avais repéré plus tôt. Il dominait un cours d'eau, sûrement le Colombia, de quelques dizaines de mètres de hauteur, ce qui serait suffisant pour rejoindre mes parents. En repensant à eux, j'ai arpenté le pont jusqu'à la dernière limite avant les flots, qui semblaient m'appeler à travers les rapides.
Je me retrouvais debout, au bord du précipice, résolu à en finir. Le bruit de l'eau et celui du vent enveloppaient ma conscience d'une douce sérénité qui feraient pâlir d'envie les plus grands poètes.
Plus rien n'importait pour moi. Il n'y avait plus de guerre, plus personne, seulement mon envie d'en finir avec ce monde pour lequel je n'étais plus qu'un apatride.
Mais lorsque mes pieds touchèrent le bord de l'édifice, la seule voix que je n'aurais voulu entendre pour rien au monde se fit retentir, couvrit la pluie et me ramena à la réalité :
– Tao ! Mais qu'est ce que tu fais ?!
Sans avoir même besoin de tourner la tête, je reconnus Charlotte qui courait vers moi, d'un pas soutenu et irrégulier, avant de s'arrêter à quelques mètres :
– Tu vas tomber, reviens !
Je me tournai alors vers elle pour pouvoir me donner de la contenance. Des larmes mêlées au crachin recouvraient mes joues rosies par le froid :
– Je suis désolé Charlotte, mais je dois partir, pour toujours. Je n'ai jamais fait qu'être une gêne pour vous tous. Depuis que je suis ici, je ne vous attire que des problèmes, alors je veux réparer tout cela...
– Mais pourquoi ? Qu'est ce qu'il s'est passé ? C'est insensé !
Alors, elle ne serait pas encore au courant ? Peut-être ignorait elle encore la nouvelle attaque nucléaire américaine, ou qu'elle ne faisait pas le lien avec moi. Je lui répondis simplement, en hoquetant par moments :
– Une bombe...une bombe nucléaire...a été lâchée sur ma ville...ma ville natale...tout est détruit ! Ils ont détruit ma ville, mon pays, ma famille, ils ont tout réduit en cendres !
Elle comprit d'un coup et porta ses mains à sa bouche, comme si ma condition lui importait réellement :
– Oh mon dieu...Tao, je suis désolée...je ne savais pas...
Puis elle reprit d'une voix beaucoup plus assurée :
– Mais ce n'est pas une raison pour sauter ! Des gens tiennent à toi, tu comptes pour eux !
– Mes parents sont morts, ma ville a été rasée, tout ce que je connaissais est maintenant détruit ! Il ne reste plus que des ruines et les cadavres de ceux que j'aimais, finis-je par répondre en me retenant de hurler de désespoir. Je n'ai plus rien, je ne compte pour plus personne !
Résolu à clore cette discussion, je commençais déjà à passer un pied dans le vide, à deux doigts de sauter et me mêler pour toujours aux flots déchaînés :
– Et moi...ça ne compte pas ? dit-elle dans un murmure, à peine audible à cause du vent.
Sans m'en rendre compte, mon bras droit s'accrocha à la dernière barrière avant le vide, si solidement que mes phalanges avaient blanchi instantanément. Avant même de réfléchir à quoi que ce soit, je me retrouvai collé contre cinq pauvres centimètres de fer glacé comme si les mots de Charlotte étaient la seule chose qui me maintenait en vie.
– Dis Tao...tu crois que tu ne comptes pas pour moi ? Que tu n'es pas beaucoup plus qu'une simple connaissance à mes yeux ?
Ces simples mots, à la fois déchirants et hypnotisants dans une harmonie paradoxale, étaient devenus les seules choses qui importaient pour moi, alors que je m'avançais de plus en plus vers celle qui berçait ma vie depuis quelque mois.
– Tu penses que tous ces mois passés ensemble, ça ne vaut rien ?! Que cela m'est égal que tu meures ?! TU CROIS QUE TA VIE NE COMPTE PAS POUR MOI ?!
Sa voix frôlait l'hystérie, alors qu'elle commençait elle aussi à verser des torrents de larmes qu'elle ne cherchait même pas à écoper. Sans me laisser le temps d'assimiler tout ce qu'elle venait de bouleverser en moi, elle ne me laissa aucun répit alors que je marchais pas à pas sur la route, maintenant hors de portée d'une chute mortelle :
– Depuis que l'on t'a accueilli, tu es devenu un ami, un frère, un confident à mes yeux, alors pourquoi est ce que tu crois que tu ne comptes pas pour moi ?! Tu es la personne la plus importante et la plus extraordinaire au monde, Tao !
Sans même l'avoir réalisé, je me tenais maintenant à près d'un mètre d'elle, alors que je prenais mon courage à deux mains avant de l'enlacer, ce qui la fit hoqueter de surprise. Puis nous fîmes place au silence.
Je n'entendais même plus le bruit de la tempête, ou même nos propres sanglots. C'était comme si le temps s'était arrêté autour de nous.
Pendant plus d'une minute, nous ne dîmes rien. Je finis par difficilement intégrer ce qu'elle venait de me révéler, avant de m'écarter légèrement pour croiser nos regards :
– Charlotte...je ne pourrai jamais me passer de toi...
Puis je me livrai, dans un soupir, le cœur battant à toute vitesse :
– Je t'aime, Charlotte. Je veux partager ma vie à tes côtés, réaliser chacun de tes rêves et te rendre heureuse par tous les moyens. Je ne veux plus passer une seconde de plus sans pouvoir te dire à quel point je t'aime.
Pour toutes réponses, elle me serra contre elle avant de m'embrasser avec toute la tendresse et l'amour dont j'avais besoin. Comme foudroyé par mes propres sentiments, je réalisai que j'avais maintenant une lueur d'amour qui m'empêchait de couler dans l'abîme du désespoir. J'étais certain de me reconstruire.
En étreignant celle que j'aimais, j'eus l'impression que plus rien ne pouvait nous séparer. Je me sentais capable de soulever des montagnes pour pouvoir continuer de vivre ce bonheur dont je venais à peine de découvrir les prémices.
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