Chapitre 4 : Une cohabitation difficile

Il était vingt heures cinquante, selon le réveille-matin de Charlotte, lorsque mes yeux se sont rouverts. Ma douleur ne s'en allait toujours pas, et le simple fait de respirer me comprimait la poitrine comme un étau sur mes côtes endolories.
En haletant, je tournai la tête autour de moi, avant de me rendre compte que j'etais seul. Charlotte n'était pas ici, ni sa famille.

C'était la première fois que je me retrouvais totalement seul depuis mon accident, et cette sensation de solitude accentuait le poids dans mon cœur, déjà alourdi par la culpabilité.

Un bruit de métal me fit sursauter brusquement et, commençant à paniquer, je tentai en vain de tourner la tête autour de moi, afin de repérer la source du bruit.

Cette source s'approcha de moi et me dit, d'une voix suraiguë de petite fille :

– Bonzour ! Ze m'appelle Mavy, et toi ?

J'ouvrai des grands yeux, à la fois surpris et amusé, avant de tourner la tête vers Mavy, et de lui sourire doucement.

À ce qu'il me semblait, elle devait avoir six ou sept ans, et semblait tout droit sortie d'un conte de fée avec sa robe blanche de princesse. Mavy avait des cheveux blonds cendrés qui lui descendaient aux épaules, ornés d'une tresse qui serpentait au milieu. Son visage rond et un peu joufflu était décoré par des yeux couleur de glace, identiques à ceux de Charlotte.

Elle s'approcha de moi sans aucune peur, et me rendit mon sourire avec une innocence désarmante :

– Ze suis la pe...petite sœur de Charlotte ! Et toi, c'est quoi ton nom ?

Je commençai à papillonner des yeux avant de répondre, alors que la douleur me lancinait le ventre :

– Enchanté...je m'appelle Tao.

Mavy ouvrit des grands yeux, et prit mon bandeau, ou plutôt les derniers lambeaux restants :

– C'est un drapeau ? Tu étais donc à la...guerre, c'est ça ?

Je cessai aussitôt de sourire, comprenant son innocence ; la petite fille ne pouvait comprendre ce que les autres vivaient. Elle était encore trop jeune pour cela. Elle continua cependant :

– Mon grand frère, il a été à la guerre, mais ze sais pas quand il va revenir...z'ai hâte qu'il revienne avec plein de cadeaux !

Je ne savais quoi répondre alors que des larmes forçaient le passage vers mes joues, en revoyant en souvenir les explosions qui prenaient une dimension macabre dorénavant, lorsque la porte s'ouvrit lentement sur deux personnes, suivies par Charlotte peu après. Elle avait l'air désolée, ce qui contrastait avec le visage dur de l'homme qui l'accompagnait, sûrement son père.
Les parents de Charlotte lui ressemblaient beaucoup, si bien que j'avais l'impression de la revoir en apercevant sa mère. Ce fut d'ailleurs elle qui brisa ce silence pesant, me faisant sentir comme une proie entre eux :

– Bon...Tao ? Est ce que...tu nous comprends bien ?
Je hochai la tête en signe d'assentiment, et l'incitai d'un battement de paupière à continuer, ce qu'elle fit aussitôt :

– Tu vois...nous devons parler de toi. Assurément, tu es un Japonais, de souche ou non, mais ce n'est pas l'important. Nous t'avons recueilli, pour certaines raisons, et nous voulons te demander quelque chose...

Le père de Charlotte s'empressa de devancer sa femme en marmonnant :

– Je m'appelle Gary, et voici ma femme Amy. Le reste, tu connais.

Il partit ensuite, l'air rageur, en parlant pour lui-même :

– Je ne pensais pas un jour accueillir un ennemi sous mon toit...

Je lançai un regard désolé à Charlotte, qui soupira d'agacement avant de parler à voix basse avec sa mère, si bien que je ne savais pas ce qu'elles semblaient comploter, jusqu'à ce que la fille ne m'adresse la parole :

– Bon, Tao, nous avons décidé d'une chose. Comme nous n'allons pas déplacer la télévision, je t'expliquerai ce qu'il se passe sur la guerre, et tant que tu ne seras pas en état de marcher, on t'apportera ton repas avant de manger. Ça te va ?

À vrai dire, je ne pouvais pas véritablement refuser cette offre, alors je hochai la tête en esquissant un sourire reconnaissant, ce qui soulageait étrangement la famille.

Charlotte m'adressa un regard compatissant, et je compris la douleur de ce qu'elle avait pu ressentir. Et pourtant, elle tenait bon, et semblait vouloir m'aider.
Ils partirent tous à la cuisine, comme très préoccupés, et s'y enfermèrent tous les quatre, me laissant seul.
Perplexe, je tentai de tourner la tête vers le calendrier mensuel, non sans de grandes douleurs au cou, et compris en voyant la date entourée en rouge, dans huit jours.

Ils étaient en train de préparer Thanksgiving, et cela me fit penser à ma mère. Elle ne sait pas que je suis encore en vie ! Ni mon père, d'ailleurs. Il faudrait que je leur envoie un appel ou un télégramme, mais dans l'état où je suis, et avec la guerre qui continuait, il était impossible d'envoyer des communications aussi coûteuses à un pays ennemi.

Les yeux dans le vague, je me laissai retomber dans un râle de douleur, en laissant mon esprit vagabonder, imaginer le futur ici :

Pourvu que je sois vite rétabli...

                                                                                           *

Après une semaine de préparatifs, c'était la famille de Charlotte qui accueillait leurs proches pour la fête de Thanksgiving, et la chambre dans laquelle je logeais malgré moi avait été décorée de feuilles d'automne ou de guirlandes multicolores. En voyant cela ce matin, je les remerciai intérieurement de cette attention. Après tout, ils ne pouvaient décemment pas me montrer à d'autres Américains.

Mes blessures m'handicapaient presque autant qu'auparavant, mais elles me faisaient moins souffrir que lors de mon arrivée, et je pouvais commencer à bouger légèrement les bras sans trop souffrir.

La porte en face du lit s'ouvrit brusquement et ce fut Charlotte qui vint me voir, en s'asseyant sur le même coin du lit que d'habitude. Cela faisait déjà une semaine qu'elle me racontait l'avancement de la guerre, et m'apprenait de nouveaux mots anglais. Et chaque jour, je la remerciais du mieux que je pouvais de son aide.

Elle était le seul moyen pour moi de ne pas être totalement isolé de ces événements.

En discutant à ses côtés, j'en apprenais aussi sur sa culture et sa personnalité, et notre relation était rapidement devenue plus proche que de simples étrangers. Nous pouvions presque dire que nous étions amis, si c'était légal de le dire avec la guerre qui couvait...

Après avoir passé quelques minutes à mémoriser le nom des différents plats, j'ai enfin pu remarquer que Charlotte avait l'air différente aujourd'hui. Sa voix était légèrement tremblante et elle emmêlait ses doigts ensemble, en fuyant mon regard quand je la fixais, les joues légèrement rosies par ce que je pensais être le froid.

Elle partit ensuite, sans me laisser le temps de poser quelques questions, et ce fut sa mère qui vint ensuite, munie d'une crème cicatrisante, avant de s'adresser à moi :
– Bon, Tao. Maintenant que tu vas un peu mieux, on va pouvoir cicatriser sans abîmer tes muscles. Le baume va te faire mal, mais c'est pour ton bien.

Elle s'assit là où se tenait sa fille il y a quelques minutes et prit de la pommade dans ses mains avant de l'appliquer d'abord sur mes bras. La douleur qui me mordait à l'instant me fit presque crier, mais je tentais de tenir bon le temps de l'application. J'avais l'impression que mes bras se faisaient perforer de part en part sans me laisser de répit.

– Il faudra faire cela toutes les semaines, je te préviens.

Ce calvaire m'avait semblé durer une éternité, mais il ne s'était passé qu'une heure avant qu'Amy ait fini d'appliquer le baume sur toutes les plaies, avant de se lever et partir en fermant derrière elle. Maintenant, il ne me restait plus qu'à attendre, et laisser mes blessures se résorber.

Le repas de Thanksgiving, auquel je n'ai pas pu être convié, semblait très bien se passer, et on entendait les rires de Gary, le père de Charlotte, assez souvent. Ils devaient être avec leurs voisins, voilà pourquoi je ne devais pas faire savoir ma présence.

Quelques heures plus tard, je m'étais assoupi lorsque Charlotte était venue déposer un morceau de dinde accompagnée de potirons près de moi avant de me réveiller :

– Tao, les invités sont partis, alors je t'ai amené un morceau du repas, tu le mérites bien.

Lorsque mes yeux, si différents de ceux des Américains, vinrent croiser le regard de la jeune fille, nous eûmes le même réflexe de détourner le regard, un peu hésitants :

– Merci Charlotte...je pense que je peux me servir seul maintenant–

Elle insista cependant, avec la même voix tremblante :

– Non, je vais t'aider...

Alors, comme chaque fois, elle me donnait à manger, avec les mêmes gestes doux et attentionnés que lors de mon arrivée, quoiqu'ils furent plus posés aujourd'hui, et elle prenait davantage le temps de me laisser mâcher.
Après cela, elle partit sans un mot de la chambre, à ma plus grande stupeur, et je laissai choir ma tête sur le lit pour m'endormir presque instantanément.

                                                                                          *

Ainsi, les autres jours de l'hiver passaient dans cette même atmosphère, mais j'avais décidé de faire une surprise à la famille qui m'hébergeait depuis plus d'un mois maintenant, à l'occasion des fêtes de fin d'années.
Amy m'avait annoncé qu'ils passeraient le réveillon de Noël entre eux, et que je pourrais peut être y participer si mes blessures étaient assez guéries.

Alors, le matin du réveillon, une fois que tous furent partis visiter le marché de Noël, je réussis à me traîner, malgré mes douleurs, jusqu'à la cuisine afin de leur préparer moi même le repas du soir. Ce fut ardu à cause de mes blessures, mais il semblerait qu'ils aient décidé de partir toute la journée, ce qui me laissait le champ libre.
J'avais décidé de suivre leur livre de cuisine pour préparer le repas, afin de ne pas faire un dîner trop japonais, et de cuisiner quelque chose qu'ils connaissaient bien.

Après tout, ce que je faisais n'était rien comparé à tous les services qu'ils m'avaient rendus, à la vie qu'ils m'avaient sauvée, et à la prison qu'ils m'avaient permis d'éviter si j'étais revenu dans mon pays. Un homme qui ne meurt pas d'une mission kamikaze, peu importe la raison, est toujours pire qu'un traître.

Au moment de leur retour, vers vingt-et-une heures, je me tenais seul à table, un grand sourire sur les lèvres, et tous furent stupéfaits de me voir ainsi, lorsque Charlotte accourut vers moi :

– Mais Tao ! Tu n'as pas mal ? Tu es sûr de pouvoir tenir tout un repas ?

– Oui Charlotte, je t'assure. Je tiens quand même à vous aider du mieux que je peux.

Ce fut la mère de Charlotte qui fut la première à voir que le repas était déjà préparé avant qu'ils n'arrivent :

– C'est toi qui as fait ça, Tao ?

J'acquiesçai en silence, et le père de famille ouvrit des grands yeux avant de grommeler :

– Ce n'est même pas moi qui l'ai fait...tu as suivi le livre de recettes, Tao ?

– Oui, scrupuleusement, Monsieur.

Il se mit étonnamment à rire à ma dernière remarque avant d'annoncer, en soupirant :

– Tu n'as pas besoin de m'appeler Monsieur...tu es presque de la famille maintenant...

Ils s'assirent autour du repas : Gary et sa femme en face de Charlotte et moi, et Mavy était entre ses parents, après avoir longuement manifesté son admiration de sa petite voix aiguë.

Nous commençâmes à manger, et je sentais quelques coups d'œil furtifs de la part de Charlotte lorsque sa mère s'en rendit compte :

– Fais attention, ma fille, il va croire que tu es amoureuse !

À ces mots, je faillis m'étouffer avant de rejeter la tête vers l'extérieur, les joues écarlates sans même comprendre pourquoi. Amy commença à rire un peu avant de continuer à manger, et nous la suivîmes dans le mouvement.

N'étant pas habitué à ce style gastronomique, la nouveauté que je vivais était comme si ce n'était même pas moi qui avais préparé ces plats dans lesquels je ne me reconnaissais qu'à moitié, ce qui m'a permis de mieux apprécier leur goût inédit – à vrai dire, j'ai mis plusieurs minutes avant de réussir à manier les couverts américains, loins des baguettes dont je me servais beaucoup plus souvent.

Comme je souhaitais changer de discussion après l'embarras que j'avais ressenti, je finis par m'adresser à Charlotte et lui demander quelle conduite tenir à table et quelles étaient les maladresses à éviter aux États-Unis, qui devaient être différentes de mon pays natal. Elle m'expliqua avec joie, en me présentant ce qu'il ne fallait pas faire, et je l'écoutai en silence.

Après le repas, je regagnai ma chambre en claudiquant, tandis que les autres partirent à leur tour se coucher. Une fois dans mon lit, je repensai à ce que j'avais ressenti pendant le repas. Il était impossible que je sois vraiment tombé amoureux...

Enfin, à la réflexion, c'était tout à fait possible. Il faut dire que Charlotte est une très jolie femme, et qu'elle a toujours été adorable à mon égard, mais nous n'avons juste pas le droit d'être ensemble, à cause de nos origines...Et puis ce n'est même pas sûr qu'elle m'aime aussi !

La tête pleine de questions, je réussis à m'endormir plus vite que je ne le croyais, accablé par la fatigue. J'avais forcé sur mes blessures un peu trop longtemps, et un long repos s'imposait maintenant.

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