6 : Mécanismes

Les minutes, les heures, les jours défilent dans ma tête. Une pendule géante accrochée dans mon crâne semble décider des évènements à venir. À chaque instant qui passe, une vie débute alors qu'une autre s'achève. Malgré tout, me voilà, à perdre mon temps en conjectures et à laisser filer les secondes comme du sable entre mes doigts.

Les pendules. Est ce que vous êtes fou ? Torturé ? Paranoïaque ? Ou les trois ? Alors vous savez ce que représente cet objet. La malédiction absolue. À chaque cliquetis, la sensation de ne pas être sa place se fait plus insistante. Le sentiment de malaise et de dégoût se renforce.

Il t'amène, avec une lenteur cruelle, un peu plus près du précipice. L'échéance se rapproche. Un pas de travers et tu tombes dans l'abime. Et quand tu es au fond, n'espère plus remonter. Ta vie ne se résumera plus qu'en un enchevêtrement de circonstances désolantes, qu'un amas de rêves brisés, éparpillés artistiquement comme des étoiles déchues.

Remarquer une pendule est le signe incontestable qu'elle hante chacune de tes nuits. Le temps est effrayant. Ce pouvoir froid et maîtrisé qui lui permet de passer sous silence tout ce qui mérite d'être oublier. Cette force d' absolutisme que personne ne peut contester. Soit tu marques l'histoire soit l'histoire t'oublie. Telle est la règle que le temps a voulu instaurer.

En ce moment, le temps passe vite, si vite que j'ai l'impression de m'essouffler à lui courir après. Les Rouages et les Engrenages qui font tourner ce monde ont tendance à s'enrayer régulièrement, comme pour rappeler aux hommes un peu trop orgueilleux qu'ils ne sont qu'un mécanisme mineur dans une immense machine.

Alors que mes yeux s'ouvrent délicatement -révélant un camaïeu de couleurs légèrement estompé par la forte luminosité de l'aube-, je me réveille. Aujourd'hui est un jour important. Il déterminera, à lui seul, de l'année à venir. La simple idée que ce jour décide de plus de 300 autres provoque en moi un mélange qui hésite entre l'excitation et l'anxiété. Un cocktail de saveurs douces-amères qui me motive à donner mon maximum.

Avec tant d'enjeux à la clé, exceller est primordial.

Je m'habille simplement de noir, et j'attache mes cheveux en un chignon sévère.

Je me faufile en dehors de ma chambre et je passe sur la pointe des pieds devant celle de Onze.

Je prépare le petit déjeuner en prenant garde à ne pas faire trop de bruit. J'allume les plaques à induction et je pose une poêle sur la plus grande. Je sors d'un placard une pâte faite au préalable et, à l'aide d'une louche, j'en dépose un peu sur la poêle et je l'étale au maximum. Je la laisse cuire un peu, je la retourne, puis je la dépose sur une assiette. Je saupoudre le tout de sucre, et je recommence l'opération.

Mon esprit est un peu embrumé. Il y a tant de choses qui me dépassent... L'une d'elles est simple ! Comment est-ce que je sais faire ça ? Je doute que Papa m'ai jamais appris à faire des crêpes... Même ce mot devrait m'être inconnu !

Je mors nerveusement dans un bout de pancake. La pâte fond dans ma bouche et le sucre est liquide. Je respire profondément alors que je savoure mon petit déjeuner. Il faut que je me calme. Le moment est mal choisi pour faire une crise d'angoisse. Il faut que je paraisse naturelle, mais par-dessus tout, il faut que je laisse un souvenir impérissable à Onze. Celui d'une personne gentille mais faible qui a fini par disparaître.

Ce souvenir doit lui faire développer une loyauté extrême envers moi, et une animosité totale envers Papa et son cortège de scientifiques. Je vais devoir la manipuler. Ça n'est pas un problème, mais, comme toujours, je dois être délicate. Le temps où je passe à l'offensive n'est pas encore venu, et la prudence est de mise.

Je connais déjà le mode opératoire de Papa. Il va attendre que la nuit tombe et dès qu'il verra un moment de faiblesse de ma part, il attaquera. Je deviens folle. Je le sens. Je perds petit à petit toute notion de calme. Je suis moins patiente. Je prends plus de risque. Je deviens vulnérable. Je veux tous...

- LES DÉTRUIRE ! Je crie ses mots.

Ils résonnent dans la pièce puis se font écho et reviennent vers moi. Je suis pathétique. Je perds mon sang-froid. Pendant 13 ans, j'ai caché à merveille toute l'agressivité qui emplit mon cœur. J'ai caché mon désir de vengeance qui s'est insinué jusqu'au creux de mes os. Mais alors que mon but est plus proche que jamais, que la liste de mes obligations se raccourcit à vue d'œil et que j'ai enfin mis la main sur Onze, je perds le contrôle ?! Je ne peux l'accepter.

Le monde est assez dangereux pour que j'évite de devenir ma propre ennemi. Je ne laisserai pas mes émotions prendre le contrôle ; ou du moins, pas celle-là. Seuls trois mœurs doivent me guider : le chagrin, la haine, et la vengeance.

Je tends l'oreille et quelques bruits sourds me parviennent : j'ai réveillé Onze.

Ça n'est pas étonnant, vu le volume sonore qui a accompagné mes paroles.

J'ai à peine le temps de poser une assiette en face de la mienne et Onze arrive dans la cuisine.

- Bonjour, Onze. Tu as bien dormi ? J'ai fait des crêpes. Sers-toi, n'hésite pas !

J'accompagne mes paroles d'un sourire doux et réconfortant. Le genre de sourire que j'aurais aimé recevoir durant toutes ses années où j'ai souhaité mourir.

- Bon-jour. M... Merci. J'ai b-... Bien dormi. Marmonne t'elle avec peine.

Elle s'assoit en face de moi puis prend une crêpe, hésitante. Elle finit pas mordre machinalement dans la pâte, résolue à ne pas se poser trop de questions. J'observe attentivement sa réaction. Alors qu'elle avale la première bouchée, je vois ses pupilles s'illuminer puis diffuser leur lumière dans tout son iris.

Pour éviter de la gêner, je lance la conversation sur des sujets diverses. Je lui parle du monde, des gens, et je lui dépeint l'extérieur comme un endroit merveilleux mais extrêmement dangereux.

Entre deux phrases insignifiantes, je place des mots de mise en garde prêts à insinuer le doute et la peur dans l'esprit si modelable de Onze.

Nous finissons notre discussion et Onze repart, silencieuse, dans sa chambre.

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Le reste de la journée passe innocemment, comme une plume qui virevolte dans le vent. Le soleil se couche doucement, répandant son éclat irisé dans le ciel froid de novembre.

En effet, en ce soir du premier novembre, je suis accoudée à ma fenêtre, décidée à ne pas rater le crépuscule du soir où tout va basculer. Alors que le voile céleste se peint au fur et à mesure de couleurs plus sombres, je prépare les quelques affaires que je veux emporter.

Je ne les entends pas encore, mais je les sens. Les pas de ceux qui veulent nous détruire.

Fin du Chapitre 6 - 1151 mots.

N'hésitez pas à voter pour me soutenir.

Le prochain chapitre contiendra des scènes violentes.

Merci d'avoir lu, l'autrice.


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