4 : Attente

Un an. Voilà un an que j'ai quitté le laboratoire. Un an que je vis (le verbe survivre serait plus exact) dans cette forêt humide et morne. Un an que j'attends impatiemment son départ à elle. Onze. J'ai eu le temps de parfaire ma maîtrise de mes pouvoirs. J'ai eu le temps de parfaire mon plan d'attaque. J'ai eu le temps de parfaire ma vengeance.

Étrangement, j'ai réussi à n'attirer aucun soupçon. J'ai bien croisé quelques chasseurs, mais ils n'ont pas pensé une seconde que trouver une gamine en robe d'hôpital dans une forêt était anormal. Je pense néanmoins qu'il est temps de vous révéler les trois premières étapes de mon plan.

1- Je trouve Onze, je la fais s'enfuir et je la manipule.

2- Je "disparais" afin qu'elle s'intègre dans cette ville et qu'elle me soit reconnaissante malgré mon absence.

3- Je me sers d'elle pour récupérer des informations sur l'autre monde et sur le ressenti des habitants.

Ma vengeance va être longue et délicieuse, comme une confiserie que l'on laisse fondre sur sa langue pour s'imprégner de sa saveur. J'ai eu 13 ans, il y a de cela trois semaines. Pendant ces 364 jours où ma haine ne s'est faite que plus froide et dévorante, j'ai fait un choix. Un choix crucial.

Je dois gagner la partie sur cet échiquier grandeur nature. J'aurais des pions, des fous, des tours, mais une seule reine. Pourquoi croyez-vous déjà que c'est Onze ? Cette petite devrait se sentir honoré d'être à l'état de pion sur mon plateau. Non... Ma reine sera bien plus forte. Bien plus redoutable. Ma reine sera au dessus de tous.

Le soleil se couche. Il est temps à présent. Je me dirige vers cet endroit magnétique*. Je passe dans le trou de la clôture et j'ouvre la bouche de ce conduit. Mon cœur joue une mélodie malicieuse, digne d'une fillette sur le point de faire une bêtise. Je me glisse maladroitement dans le tunnel bétonné. Je tombe au fond, puis cours, amusée, vers mon pion. Mes pieds projettent des gravillons de toutes parts dans ce conduit humide. Mes éclats de rire fous et sincères s'envolent et retentissent comme des papillons Calyptra*.

Je continue de courir tout en tournant sur moi-même, enivrée par la divine sensation de la victoire. Oui, enfin ! Après un an d'attente, je te retrouve, Onze ! Tout ce chemin pour un pion, diront certains... Mais, au delà des apparences, il ne faut jamais oublier qu'un pion atteignant la ligne d'arrivée peut devenir une reine...

J'atteins le cœur du bâtiment. Je regarde autour de moi, je scrute chaque millimètre de mon champ de vision. Rien n'a changé ici. Des grésillements électriques aux grincements de la ferraille, tout est une copie exacte de l'an dernier. Tant mieux, j'ai envie de dire ! Je n'ai aucun regret. Cet endroit qui aurait pu s'épanouir demeure le tas d'immondices qu'il était déjà. Le détruire ne me fera ainsi rien.

La course contre-la-montre commence. Course permettant l'accès à un trophée sans lequel je ne pourrai gagner la guerre. Ce trophée, c'est Onze.

Chaque coureur pourrait le dire. Dans une course contre le temps, le seul atout est la vitesse. Je traverse les couloirs, toujours aussi blancs et exaspérants. Je traverse les salles, toujours aussi impersonnelles et effrayantes. Et puis je vois des gardes, tel des soldats stupides envoyés aveuglément au combat. Ils sont comme des agneaux qui pénètrent dans le territoire d'un loup. Ils sont condamnés.

Je recouvre les murs de sang, le rouge tâche mes vêtements, le carmin parsème mon visage, tel un motif guerrier sur un blason. L'odeur métallique et salée arrive à mes narines et floutte dangereusement ma réalité. Je sais ce que ça veut dire : ma perte de contrôle. Imprudente, je me lance à toute vitesse dans l'aile est du laboratoire. À chaque meurtre, ma sensation de bonheur s'étoffe un peu plus, comme un ancien tissu dont on ravive les couleurs.

La peau couverte de sang et l'esprit embrumé, je suis au sommet de mon art.

- Humpf... Il faut que je me calme, n'est-ce pas ? Il serait dommage... D'effrayer mon petit animal craintif... Onze, ma chère Onze. Tu vas bientôt m'être utile !

J'enfouis mes émotions et je ferme mon visage. Je laisse seulement transparaître une expression inquiète, artifice pour faire croire à la gamine que je suis nerveuse. J'essuie mon visage avec mes bras puis je les cache derrière mon dos

Je marche, impatiente, vers la nouvelle chambre de Onze. Cette fois, personne ne peut contester qu'il s'agit d'une cellule. Quatre murs, si rapprochés que deux personnes y seraient collées. C'est dans cet endroit humiliant que je trouve Onze recroquevillée et tremblante. Des larmes coulent sur ses joues, ces rivières silencieuse sont l'écho de sa douleur.

- Viens avec moi, Onze. Ne pleure plus. Je ne laisserai personne te faire du mal. On va s'enfuir, dis-je avec la voix la plus douce possible.

Elle relève la tête vers moi et me regarde comme si je n'étais qu'une invention de sa part. Le désespoir se lit dans ses pupilles, mais largement surpassé par la crainte.

- Allons, n'aies pas peur. Regarde... Je lui glisse.

Je relève ma manche et lui montre mon tatouage sur l'avant-bras où un 0 est noté.

Elle relève la sienne à son tour et nous comparons nos deux encres.

Soudain, une alarme retentit. Je serre les dents pour éviter de sourire. Ils ont bien trouvé les traces que j'ai laissé.

- Viens, Onze ! Nous n'avons plus le temps, suis-moi ! Dis-je, faussement paniquée.

Je la prend par la main et fais le même chemin en sens inverse qu'à l'allé. J'atteins enfin le tunnel quand une silhouette familière prend la parole.

- Je savais que tu reviendrais la chercher... Zéro. Lance le docteur Brenner.

À deux doigts du fou rire, je réponds le plus calmement possible :

- Au revoir, Papa.

Je fais éclater une bonbonne de gaz et empoigne Onze par le bras avant de m'éclipser discrètement. Après quelques minutes de marche silencieuse dans le conduit, nous débouchons enfin dans la clairière.

- Onze, je te présente le monde extérieur.

Fin du chapitre 4- 1012 mots.

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*Papillon Calyptra : Papillon attiré par le sang

*Magnétique : le laboratoire est connu pour avoir un centre magnétique plus fort que celui du pôle nord, et donc qui dérègle les boussoles.

En vous souhaitant une agréable fin de journée, l'autrice.

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