Chapitre 6
Je suis né à Cherbourg en mille neuf cent trente. Je sais peu de choses sur mon père si ce n'est qu'il était américain et que son nom était Ethan Parker-Scott. Ma mère était une ouvrière de la ville. Elle s'appelait Marie. Elle avait vingt ans quand elle m'a eu. Ils ne se sont jamais mariés ou quoi que ce soit. Elle m'a élevée seule jusqu'à mes quinze ans. Elle est morte d'une maladie pulmonaire.
De fait, je suis allé dans un centre pour jeunes orphelins. J'ai très vite appris à me débrouiller tout seul. J'étais très indépendant, je n'avais pas de mauvaises fréquentations, je travaillais bien à l'école et j'étais passionné par les livres. À seize ans, j'ai eu ma majorité anticipée et je suis parti vers le sud. Je me suis installé à Marseille et j'ai trouvé un emploi de serveur près du Vieux-Port, à la Terrasse des Templiers. C'était chouette, je bossais bien et j'ai appris à connaître par cœur la ville, les quartiers, le port... J'habitais au Panier dans un quinze mètres carré, mais j'étais heureux.
Un jour, alors que je me baladais sur le Vieux-Port, côté mairie, j'ai vu quelque chose qui brillait au fond de l'eau. Personne ne semblait le remarquer, mais pour moi, dès que j'ai aperçu cette lueur, je n'arrivais plus à en détacher mon regard. Finalement, j'ai décidé de me lancer. J'ai enlevé mes sandales, mon T-shirt et j'ai plongé. L'eau était trouble, je n'y voyais rien du tout, et je me suis laissé guider par la lumière. L'objet était placé à quatre ou cinq mètres de profondeur. Et là, au moment où mes doigts ont touché la lueur, ma vie a changé à jamais.
J'ai ressenti un grand choc. J'ai eu très chaud, j'en avais presque mal. Je ne comprenais pas parce que l'eau du port était plutôt fraîche. Et d'un coup, je me suis retrouvé à l'air libre, et j'ai dégringolé de quelques mètres. Des branches d'arbres ont ralenti ma chute, et j'ai percuté le sol. Par chance, je suis tombé dans une forêt, sur un tas de feuilles.
J'étais sonné, désorienté et j'avais mal aux côtes et au poignet droit. En me relevant avec peine, j'ai été choqué par l'odeur de cette forêt, un effluve de pluie, de mousse et de sève, mais c'était tellement puissant, tellement frais... Je voyais les rayons du soleil transpercer les feuilles des arbres et danser sur les troncs alentour. J'entendais une petite rivière pas très loin. J'ai attendu que mon rythme cardiaque diminue puis j'ai décidé d'avancer. Avant même d'avoir fait quelques mètres, j'ai été arrêté net par la pointe d'une flèche dirigée entre mes deux yeux, tendue sur un arc. Un homme, si je puis appeler cette créature un homme, me menaçait. Il avait la peau bleutée, les cheveux noir de jais et était très peu vêtu. Instinctivement j'ai levé les mains, mais il a dû croire que j'allais l'attaquer. Avec une rapidité surnaturelle, il m'a asséné un coup violent à la tête avec une sorte de gourdin qu'il tenait attaché à sa ceinture. J'ai perdu connaissance dès que mon visage a touché le sol.
À mon réveil j'étais allongé sur un lit de mousse, dans une cabane de fortune faite de branches et de feuilles. Tout m'est très vite revenu en mémoire et la peur m'a possédé comme jamais auparavant. Cette terreur me faisait mal aux membres, mais je me suis efforcé de ne pas bouger et de garder mon esprit concentré, car j'entendais des voix autour de moi.
— Mais pourquoi l'as-tu attaqué ? disait une femme. De toute évidence il n'était pas armé.
— Non, je sais, répondit une voix plus masculine, il vient très probablement de l'Autre Côté, mais comment voulais-tu que je connaisse ses intentions ? Il paraît que ceux qui proviennent de là-bas ont une fâcheuse tendance à détruire et à agresser avant de réfléchir.
— Tu ne racontes que des on-dit, Zenku...
— Je l'admets, mais je ne pouvais réagir différemment. S'il s'agit bien de celui à qui l'on pense, il aurait pu prendre la fuite, et nous l'aurions perdu avant de lui expliquer sa tâche.
— Tu lui as fait quand même une sacrée bosse sur la tête, les Sages ne seront pas ravis de savoir que tu as assommé leur précieux Élu tant attendu.
— Oui, enfin, l'Élu, ça reste à prouver. Il ressemble à un Aquer, tu ne trouves pas ?
— Ce qui est sûr, c'est qu'il ne ressemble pas à un Terramont.
Les deux amis éclatèrent de rire en même temps et je ne pouvais dire pourquoi, mais la dernière réflexion de la femme me vexa un petit peu. Je ne comprenais pas grand-chose à leur discussion et je me demandais si je ne m'étais pas fait enlever par une bande de fous.
— Et pour ses autres blessures, Zeyna, tu as vu, tu as pu faire quelque chose ?
— Il avait deux côtes fêlées, un poignet luxé et des égratignures. J'ai fait ce qu'il fallait.
À ce moment-là, j'ai légèrement bougé, car je voulais vérifier si ce qu'elle disait était vrai, mais je me suis ravisé. Je gardais les yeux fermés dans l'espoir de cerner un peu plus mes ravisseurs.
— Quand arriveront les Sages ? demanda l'homme que la femme avait appelé Zenku.
— Le vent me murmure qu'ils ne vont pas tarder, répondit Zeyna.
— Ne penses-tu pas qu'on devrait le réveiller et lui expliquer qui nous sommes ?
— Ce n'est pas la peine, mon ami, il nous écoute depuis un moment.
Mon sang n'a fait qu'un tour dans mes veines, je me suis senti paralysé de peur.
— Vraiment ? Il nous écoute. Le vent te l'a dit aussi ? dit-il d'un ton sarcastique.
J'ai deviné l'ombre de l'homme se dessiner sur mon visage, mais je n'osais toujours pas ouvrir les yeux.
— Évidemment Zenku, dit Zeyna d'un air détaché, tu passes trop de temps du côté d'Ignis Ardentem pour entendre autre chose que ta propre chaleur. Sa respiration a changé il y a quelques minutes.
Il s'éloigna de moi pour se rapprocher de la femme.
— Je pensais justement que ma température te plaisait...
C'est à ce moment précis que je décidais d'ouvrir les yeux et de me redresser. À ma grande surprise, je découvris Zenku et Zeyna enlacés à deux mètres de moi. Ils avaient l'air tellement détendus. Ils me regardaient tendrement et ma frayeur disparut en un instant. La femme, Zeyna, était vêtue d'une robe blanche et fluide cintrée en dessous des seins et tombante jusqu'à ses pieds nus. L'homme ne portait qu'un pagne autour de la taille. Je remarquais encore cette magnifique peau bleutée. Leurs yeux étaient d'un noir intense comme leurs cheveux. Zeyna avait une crinière ondulée qui lui arrivait aux fesses et Zenku, quant à lui, les avait jusqu'aux épaules. Ce couple, en face de moi, me donnait l'impression de sortir d'un rêve, ou de l'Olympe, surréaliste, rivalisant de beauté et de perfection.
— Quel est ton nom ? me demanda simplement Zeyna avec un sourire mystérieux.
— Euh... Na... Natha, parvins-je à balbutier.
— Je suis Zeyna, et je te présente Zenku, que tu as rencontré tout à l'heure (il me fit un signe de la main). Soit le bienvenu dans la forêt des Bénis de Zéladonia Nanatha. Comme tu le sais, d'autres personnes de notre peuple sont en train d'arriver pour te voir. Beaucoup sont déjà là. Nous t'attendons depuis très longtemps.
— Je m'appelle Nathanaël, dis-je enfin d'une voix plus assurée. Je suis où ?
Je me redressais alors et constatais que je n'avais plus aucune douleur. Ni à la poitrine ni à la tête. Je regardais mon poignet et il semblait indemne.
— J'ai plus mal, dis-je bêtement.
Zeyna éclata de rire. C'était magnifique, à la fois chantant et mélodieux.
— Oui, les Bénis ne possèdent pas le savoir des Aquers, mais nous avons notre propre pouvoir de guérison.
Elle avait fait un clin d'œil à son compagnon comme si ce qu'elle venait de dire tombait sous le sens et je continuais de la dévisager ébahi par sa beauté parfaite.
— Viens Nathanaël, ils sont là maintenant.
Elle s'écarta pour me montrer l'entrée de l'abri. Quand j'ai franchi le seuil de la porte, j'ai vu des centaines d'êtres tels que Zenku et Zeyna qui me regardaient. Certains s'étaient installés sur des branches dans les arbres, d'autres étaient assis sur des rochers, quelques-uns étaient réunis en petits groupes de trois ou quatre. J'étais pris de vertige. Je compris alors que je n'étais plus à Marseille, encore moins sur terre. J'ai même pensé que j'étais mort et que j'étais arrivé dans l'au-delà et que ces gars-là étaient des anges.
Parmi tous ces êtres, quelques-uns se démarquaient par leur apparence physique. Certains avaient les cheveux couleur bronze et la teinte de leur peau tirait beaucoup plus vers le bleu nuit que les autres. Quatre d'entre eux se rapprochèrent et ils se placèrent de manière à former un carré autour de moi. Une femme, qui s'était disposée à ma droite prit la parole. Elle était sans âge. Contrairement à Zeyna, qui aurait pu passer pour une humaine malgré l'étrangeté de sa couleur de peau et ses yeux noirs comme de l'encre, cette femme, cette créature n'était rien de ce que l'on peut voir ici-bas. Ses cheveux bronze étaient remontés sur sa tête en une coiffure compliquée, parsemée de dreadlocks. Quant à son épiderme bleu, il était plus foncée par endroit comme si elle s'était roulée dans de la peinture.
— Bonjour Nathanaël. Nous sommes les Sages. Nous représentons le peuple Béni de la forêt de Zéladonia, bien que chacun d'entre nous ait le droit aussi de parler en son nom propre s'il le désire. Nous sommes heureux de ton arrivée sur cette terre, car nous t'attendions et t'espérions depuis longtemps. Tu es l'Élu.
— Ah bon ? fut la seule chose qui me sortit de la bouche.
— Oui, répondit un homme à sa droite. Ce dernier était longiligne, ses cheveux presque rouges tombaient à la verticale sur son torse. Sa peau luisait différemment des autres, comme s'il émergeait tout juste d'une baignade alors que ses vêtements étaient secs. Nous savons que tu viens de l'Autre Côté, d'un lieu où il n'y a pas de place pour les gens comme nous. Et nous vivons ici, dans la forêt, là où il n'y a pas de place pour les gens comme toi. Mais selon la prophétie Bénie, qui fut, qui est et qui sera, nous étions au fait que tu arriverais pour rétablir l'équilibre.
— L'équilibre ?
J'étais de plus en plus décontenancé. Je ne comprenais pas cette conversation, et un autre homme derrière moi parla d'une voix très grave et ténébreuse. Il avait la peau qui tirait plus vers le noir et ses cheveux sombres et dorés coupés courts lui donnaient l'air d'une statue de fer.
— La prophétie dit que l'élu arrivera le jour où la lune d'argent sera noire et où la lune bleue sera dans son troisième quart décroissant. Alors, l'étoile du Scorpion s'éteindra, et tombera parmi les arbres un être à part, élu parmi les élus, pour rétablir l'équilibre des Quatre. Les Bénis l'aideront à trouver son chemin parmi les Éléments, et la Roue céleste tournera de nouveau.
— Je ne comprends pas, avouai-je.
La dernière des quatre Bénis se rapprocha de moi. Elle volait presque tant la grâce habitait ses mouvements. Ses cheveux blancs lâchés et volumineux flottaient autour de son visage maternel.
— Tu es jeune, tu as peur, et tu ignores encore quel est ton devoir. Nous te formerons, nous te guiderons, et nous t'enseignerons notre monde afin que tu accomplisses ton destin. Nous te donnerons tout ce dont tu as besoin, et quand tu auras fini, tu seras libre de vivre parmi nous, ou de retourner auprès des tiens. Sache une chose mon enfant, la prophétie ne dit pas comment tu vas rééquilibrer Zéladonia, mais elle dit que tu vas y arriver. Tel le vent, tu resteras souverain ; de tes décisions, d'être qui tu es. Toi seul pourras déterminer de la façon dont tu vas procéder, et c'est toi, en ton âme et conscience, qui choisiras.
— Mais quoi ?
— Ton sacrifice, répondit l'homme à la voix grave.
— Ton amour, dit la femme qui me tenait encore la main.
— Ta mort, dit l'autre béni.
— Ton honneur, dit la première créature qui avait pris la parole.
Je croyais qu'ils allaient s'arrêter, mais quelqu'un renchérit :
— Ton bonheur.
— Ton courage.
— Ta souffrance.
Je tournoyais sur moi-même comme les aiguilles d'une boussole cherchant désespérément le nord à mesure que chacun parlait : ils étaient comme entrés en transe. Leurs visages angéliques et diaboliques se mélangeaient dans ma tête.
— Tes ennemis.
— Tes talents.
— Tes amis.
Je ne comprenais plus rien. Le sol sous mes pieds s'est dérobé et je suis tombé lorsque j'ai entendu le dernier choix qui s'offrait à moi. Il résonne à mes oreilles. Même des années plus tard, il me hante encore.
— Ton exil...
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