Chapitre 18
Emma apprécia les jours qui suivirent. En effet, comme Luen le lui avait dit, leur périple se révélait moins ardu qu'en forêt. Le terrain ne présentait aucun obstacle difficile, et il arrivait même à la troupe d'arpenter des chemins ou des sentiers battus. Il fallait certes parfois franchir des côtes ou descendre l'aval des collines, mais leur déplacement était relativement facile par rapport à ce qu'Emma avait connu les jours précédents.
Une certaine complicité s'était installée entre chacun d'eux et Emma aimait ce sentiment de bonne camaraderie qui prospérait au sein du groupe. Luen avait arrêté de se renfermer sur lui-même et recommençait ses plaisanteries qui avaient le don d'alléger l'atmosphère. Zara parlait peu, mais son comportement à elle aussi avait changé. Même si elle gardait ses distances, Emma pensait que cela relevait plus de sa race que de son caractère. Les deux femmes avaient trouvé un équilibre dans leur relation : un mélange de rivalité et de respect qui aboutissaient à une communication sommaire, mais un début d'amitié malgré tout.
De menus changements s'opéraient également chez Emma : elle avait une confiance absolue en ses deux compagnons et savait pertinemment qu'elle pouvait remettre sa vie entre leurs mains. Lorsqu'elle se souvenait de son passé, de son enfance en foyers et familles d'accueil, ou de ses petits boulots, elle arrivait à se persuader qu'il s'agissait d'une autre vie, d'une autre personne dont on lui aurait raconté l'histoire. Elle s'épanouissait au contact de ses nouveaux amis et se construisait des défenses physiques et psychologiques qu'elle aurait été bien incapable de dresser toute seule. Pour la première fois, elle ressentait ce que c'était d'être aimée pour ce qu'elle était.
Elle pensait souvent à Nathanaël, resté avec les Bénis dans la forêt. Elle aurait tellement souhaité le remercier face à face pour lui avoir permis de découvrir ce monde et ces merveilles. Sans lui, rien de tout ceci n'aurait été possible. Bien évidemment, Emma n'était pas dupe et savait que son aventure ne serait pas aussi facile qu'une promenade dans des paysages somptueux. Néanmoins, elle se sentait plus forte pour affronter les dangers qui l'attendaient, entourée de Zara et de Luen. Elle s'enrichissait de leur amitié et elle entendait bien se montrer digne de leur dévouement à son égard.
En plus de tout, Emma était ravie de constater que son corps également avait changé. Plus tonique et plus ferme, ses jambes s'étaient affinées et elle était particulièrement heureuse de voir des abdominaux légèrement dessinés sur son ventre. Elle possédait une énergie nouvelle et une force naissante. Même sa posture était différente : le dos bien droit et la tête haute, elle avançait comme si le contact quotidien de Zara avait influencé sa propre démarche. Elle parvenait à se mouvoir dorénavant plus comme une Bénie qu'une ancienne citadine marseillaise.
Au fil des jours, le temps devint plus froid et sec. Chaque matin Luen parcourait intensément sa carte du regard de manière à éviter toute rencontre fortuite. Ce ne fut qu'au bout du sixième jour de marche après avoir quitté la forêt, que la compagnie croisa un groupe de jeunes gens. Des terres agricoles étaient indiquées sur la carte, mais en passant à proximité, Zara avait ressenti peu de signes de vie dans les environs. Couper à travers ces plantations leur faisait gagner une demi-journée de voyage et Emma avait fortement insisté pour emprunter ce raccourci ; le temps se faisait menaçant et elle espérait trouver un abri avant que la pluie ne se mette à tomber.
Fort heureusement, Luen et Emma avaient pris l'habitude de marcher dans le sillage de Zara. Lorsqu'ils arrivèrent devant ce groupe de cinq adolescents allongés au soleil entre deux champs de pommiers, ils furent encore plus surpris qu'eux. Bouches bées, les inconnus regardèrent Zara comme un extra-terrestre.
— Bonjour, les salua-t-elle calmement.
— Vous êtes une Bénie, dit l'un d'eux en se levant tremblotant. Euh, bonjour, oui.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda un second garçon qui avait l'air plus jeune. Son ton était légèrement agressif et le premier adolescent qui avait parlé plaça instinctivement une main sur son épaule.
— Je voyage, répondit simplement Zara. En aucun cas, je ne souhaitais troubler votre repos. Mes excuses. Je suis Zara, et je viens de la forêt.
— Je suis Richard Storm, et voici mon jeune frère, Vyne, qui a tendance à oublier les bonnes manières quand il rencontre des inconnus. Là, ce sont nos cousins du Nord qui sont descendus nous aider à placer des filets pour protéger nos pommiers des oiseaux.
Zara courba légèrement la tête en guise de salut.
— Nous sommes surpris de vous voir, avoua Richard. Nous n'avons pas vu de Bénis dans cette région depuis deux générations. Mais notre père nous a toujours dit de nous montrer bienveillants à l'égard de votre race si jamais il nous arrivait de rencontrer quelqu'un comme vous, ajouta-t-il en donnant un coup de coude à son frère. Souhaitez-vous l'hospitalité pour la nuit ? Notre ferme est à une heure de marche, au Nord.
— Votre générosité vous honore jeune homme, mais je crains de devoir refuser. Je désire avancer rapidement. De plus, comme vous le constatez, deux pèlerins me suivent et ce serait abuser de votre gentillesse que de vous imposer notre présence à tous les trois.
— Oh non, ne vous en faites pas pour eux. On peut les installer dans la grange, insista Richard. Mon père nous raconte des histoires de Bénis depuis qu'on est tout gosse. Il va s'en mordre les doigts si on lui dit qu'il a raté l'occasion de rencontrer une vraie Bénie. Il devait venir aujourd'hui, mais il s'est blessé à la cheville.
Zara regarda le ciel qui s'assombrissait et laissait présager d'un orage à venir. Emma priait pour qu'elle accepte cette chance de dormir au chaud, car l'idée d'être trempée toute la nuit ne lui plaisait pas du tout. Ces agriculteurs adolescents n'avaient pas l'air dangereux.
— Je veux bien vous accompagner jusqu'à votre demeure et rencontrer votre père. J'aviserai sur place.
Les cinq jeunes gens plièrent le filet sur lequel ils s'étaient allongés et ramassèrent leurs sacs avant de se mettre en route. Zara marchait en tête escortée par Richard qui entreprit de lui parler de leur ferme familiale et leurs champs de pommiers. Derrière eux, Vyne avançait en traînant des pieds. Luen le gardait à l'œil, car il avait eu une réaction assez hostile envers Zara ; même s'il n'avait pas plus de douze ans, ce type d'interaction ne présageait habituellement rien de bon.
Emma fermait la marche en compagnie de leurs cousins qui se présentèrent sommairement. Elle avait envie de leur poser mille questions, mais elle avait tellement peur de se trahir qu'elle n'ouvrit quasiment pas la bouche de tout le trajet.
Le soleil commençait à disparaître derrière les versants des montagnes au loin, lorsque le groupe arriva à leur destination. C'était une ferme de taille moyenne, faite de pierres blanches et grises, adossée à une grange et une étable. Un troupeau de moutons paissait dans un enclos à proximité en compagnie de cinq grands chevaux. Deux hommes discutaient devant la grange : l'un avait une fourche à la main, l'autre était assis sur un vieux tonneau de bois, la cheville bandée.
— Déjà là ? Vous n'avez certainement pas fini de tout installer non ? dit l'homme qui était assis.
— C'est mon père, souffla Richard à Zara. Celui qui est debout, c'est mon oncle, Benjun.
Le groupe s'avança et la réaction du père de Richard fut à peu près la même que celle de ses enfants lorsqu'il vit qu'une Bénie se présentait devant lui. L'autre homme était retourné dans la grange et quand il sortit les bras chargés d'une cagette de pommes, il poussa un petit cri en apercevant Zara. Il faillit tout renverser, mais elle se déplaça rapidement et rattrapa le tout avant que les fruits ne touchent le sol.
— Bonsoir, je suis Zara, de la forêt. Je viens en paix. Richard m'a mené jusqu'ici et m'a offert l'hospitalité. Nous, les Bénis, n'apprécions que rarement de dormir sous un toit, mais exceptionnellement, je vous saurais gré de nous faire partager le vôtre pour la nuit. Les éléments vont se déchaîner cette nuit.
Pour ponctuer sa phrase, un éclair déchira le ciel au loin et le tonnerre gronda quelques secondes après.
— Bien sûr, dit le père de Richard en se levant et en posant son pied valide au sol. Il était blanc comme un linge, mais essayait de se reprendre et de se redonner une contenance. Je suis John Storm, et voici mon frère, Benjun. Qui sont ces gens ? demanda-t-il en toisant Luen et Emma du regard.
— De bons pèlerins qui voyagent dans mon sillage.
— Des sectaires ? questionna-t-il étonné.
Zara ne répondit pas. La pluie se mit à tomber et John les invita à gagner sa demeure. Une fois à l'intérieur, ils allumèrent des bougies. Emma put détailler ses hôtes avec minutie. Alors que les adolescents avaient les cheveux qui leur arrivaient librement aux épaules, ceux de leurs pères étaient plus longs et étaient ramenés dans leurs cous avec un catogan. John et Benjun se ressemblaient beaucoup. Ils avaient une carrure imposante, et un regard franc.
— J'aurais des questions, dit Zara. Vous êtes relativement éloignés de Fort Cataracta, mais j'ai besoin de savoir ce qu'il se passe dans les environs. Vous semblez prospérer. N'êtes-vous pas victime des pillards et des voleurs ?
Les deux frères se dévisagèrent puis John répondit.
— Je vous propose de manger tranquillement, ensuite, Benjun et moi vous parlerons, mais à vous seule. Vos sectaires peuvent aller dans la grange dès maintenant, ils y trouveront de quoi se nourrir. Lance, Vyne, les garçons, voulez-vous bien les amener et leur montrer le fourrage propre pour qu'ils puissent s'installer pour la nuit ? Après, il faudra rentrer les bêtes dans l'étable, Richard, tu peux t'en occuper s'il te plaît ? Stefan, tu restes et tu nous aides à préparer de quoi manger.
Les deux plus jeunes dévisagèrent leurs pères respectifs comme pour leur demander de quoi ils étaient punis, puis obéirent et se dirigèrent vers la porte d'entrée en invitant Emma et Luen à en faire autant.
La pluie tombait abondamment maintenant et la luminosité avait fortement baissé. Vyne et son cousin Lance coururent en direction de la grange, Emma et Luen sur leurs talons. Une fois arrivés sur place, ils ôtèrent leurs manteaux.
— Venez, dit Vyne sans les regarder dans les yeux. Ici, il y a du foin. Vous pouvez vous faire une paillasse et vous installer là. Des pommes mûres sont dans les cagettes du dessus. Nous avons du porc séché, mais je pense que mon père préférerait que vous n'y touchiez pas. Je vous laisse cette lampe à huile pour que vous ayez un peu de lumière, mais attention à ne pas la faire tomber.
— Merci petit, dit Luen.
— Besoin d'autre chose ? demanda Vyne tout en se dirigeant déjà vers la sortie.
— Oui, puisque tu en parles, répondit Luen, j'aimerais bien savoir pourquoi notre présence te déplaît tant ! Nous ne sommes pas des brigands ou...
— Oui, enfin ça c'est vous qui le dites.
— Vyne, souffla Lance à son oreille comme s'il fallait le retenir de faire une grosse bêtise. Arrête, allez viens, on rentre.
Sans plus de palabres, les deux cousins quittèrent Emma et Luen en courant sous la pluie pour retourner vers la maison. Les deux amis se regardèrent d'un air entendu puis installèrent leur campement pour la nuit. Luen referma la lourde porte de la grange et aida Emma à tirer du foin propre et à en étaler suffisamment au sol pour en faire des couchages. Elle déroula leurs couvertures par-dessus pendant que Luen choisissait les quelques pommes qui allaient faire leur repas. Une fois tous deux assis, ils commencèrent à manger, éclairés par la faible lueur de la lampe.
— La réaction de Vyne est bizarre tu ne trouves pas ? demanda-t-elle.
— Je pense qu'ils se sont déjà fait attaquer et qu'ils continuent à l'être régulièrement. Cette ferme produit énormément et devrait assurer à cette famille plus de richesses qu'elle n'en possède. C'est pour cela que cette nuit je ne dormirai pas. Ce n'est pas négociable Emma, tu dois te reposer. Or moi, dans ces conditions, c'est impossible que je ferme l'œil. Je te demanderai juste de sortir tes armes de leurs fourreaux et de t'assoupir en les tenant contre toi comme je te l'ai appris.
— C'est d'accord, mais tu ne penses pas que tu en fais un peu trop. Ils sont cinq adolescents et deux adultes. À part le petit, les autres ne semblent pas spécialement agressifs.
— Emma, qu'est-ce que je t'ai dit dès que tu es arrivée. Ne te fie à personne ! Tu as déjà oublié.
— Non, je n'ai pas oublié, rétorqua-t-elle vivement. Mais alors, est-ce que Zara est en danger, toute seule avec eux ?
— Absolument pas. Elle verrait une attaque venir et agirait beaucoup plus vite qu'eux. Et de mémoire, aucun Terramont ne s'en est jamais pris à un Béni.
— Dans mon monde, on dit souvent qu'il y a des cons partout.
Luen sourit.
— Je sais, mais ne t'en fais pas pour elle, elle est largement capable de s'en sortir toute seule. De plus, si elle a décidé de venir, c'est qu'elle pense que cela sera à notre avantage. Nous avons besoin de renseignements si nous voulons trouver le prince, et nous aurions beaucoup souffert de cette pluie si nous nous étions retrouvés à l'extérieur cette nuit.
Il y eut un craquement de bois sinistre dans la grange qui fit sursauter Emma suivi d'un violent coup de tonnerre.
— Oui, je suis contente d'avoir un toit au-dessus de ma tête, dit-elle en ramenant ses pieds sous ses cuisses. Tu es sûr que tu ne souhaites pas dormir ?
— Tout à fait sûr. Et puis, il y a autre chose de pas normal qui me turlupine.
— C'est-à-dire ?
— Il n'y a pas de femmes ici. Où sont passées les mères des enfants, les sœurs ? J'espère que Zara aura des réponses à nous fournir demain matin.
— Ouais, répliqua Emma qui sortait de ses fourreaux ses poignards afin de commencer à préparer sa posture de sommeil de garde pour la nuit. En tout cas, ils ne sont toujours pas là les morceaux de porcs séchés et les fourrés au fromage que tu m'as promis...
— Tu oserais en voler à ces fermiers qui nous offrent l'hospitalité ?
— S'il savait que je suis potentiellement l'élue, peut-être qu'ils nous le fourniraient de bon cœur.
— C'est beaucoup trop dangereux de te dévoiler maintenant alors que nous ne sommes pas auprès de l'héritier Forest. Nous prendrons la décision de divulguer ton identité et notre quête, seulement si cela peut l'aider à regagner le trône. En attendant, profil bas.
— D'accord.
Emma était trop épuisée pour parlementer et savait que Luen ressentait cette même lassitude. Elle aurait aimé partager un tour de garde avec lui pour qu'il se repose aussi, mais l'agitation de son compagnon lui montrait que c'était peine perdue. Elle s'endormit, Daemon et Angelus dans chacune de ses mains, prête à bondir au moindre bruit suspect. L'orage continuait de gronder au-dehors ; cela lui rappelait celui qui lui avait permis d'arriver dans ce monde. Elle rêva d'Eurydice et du joyau...
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