Chapitre 13
Le lendemain matin, Emma se réveilla d'un sommeil sans rêves. Elle fut ravie de constater que Luen s'était levé plus tôt et avait déjà préparé leur petit-déjeuner.
— Tiens Emma, je t'ai concocté une infusion à base de racine de rhodiola : ça va aiguiser ta concentration et ta vigilance.
Emma remercia Luen d'un sourire. Leurs doigts s'effleurèrent lorsqu'elle attrapa sa tisane et Luen sembla gêné de ce contact ; il retira prestement sa main, ce qui manqua de renverser le contenu brûlant de la boisson sur la jeune femme. Par chance, seulement quelques gouttes s'échappèrent du gobelet de bois. Elle sirota son infusion en regardant alentour.
— Emma, dit Luen après quelques minutes de silence embarrassé. Ce n'est pas un hasard si tu arrives le jour même où deux puissants dirigeants disparaissent. Il y a une nouvelle donne politique qui se met en place.
— Ha, dit-elle en essayant d'avoir l'air intéressée, bien qu'à cet instant précis, elle était plus concentrée sur la saleté sous ses ongles qu'elle tâchait de retirer avec la pointe de son poignard.
— Et ton rôle sera d'installer à nouveau les descendants des familles d'origine au pouvoir. Pour achever cette mission, il faut que tu connaisses l'histoire de Zéladonia, mais plus encore, le passé de chacun des quatre royaumes. Es-tu prête ?
— À un cours magistral sur la géopolitique d'un monde parallèle ? Toujours, répondit-elle en riant.
— Ce ne sera pas un cours magistral. Les royaumes de Zéladonia sont reliés à un élément. Afin de t'imprégner de l'essence de ce monde, j'ai une idée pour rendre mes leçons plus... intéressantes, on va dire.
— Je dois m'inquiéter ? s'enquit-elle en finissant d'un trait son infusion.
— Pas pour le moment. En plus, je t'ai dit que je t'emmenais dans un lieu que j'aime particulièrement. Je pense aussi que tu vas apprécier certaines... commodités que nous offre cet endroit...
Luen jouait les mystérieux. Son comportement lorsqu'il lui avait tendu la tisane à son réveil lui avait paru bizarre. Il était jeune et attirant, elle ne comprenait pas pourquoi il réagissait comme un moine au contact de sa main. Elle ne se trouvait pas spécialement jolie, mais elle n'était pas repoussante non plus. Son attitude était très paradoxale ; il était aux petits soins pour elle, il voulait tout lui enseigner et était à sa totale disposition. Pourtant il refusait encore de répondre à certaines questions qu'Emma estimait essentielles alors qu'elle-même s'était entièrement livrée à lui. Il semblait sincère et gentil, mais malgré cela, lorsqu'elle l'observait intensément, elle sentait aussi le danger émaner de lui. Elle n'aimait pas le fait d'être fondamentalement dépendante de lui, et à cause de cela elle était insatisfaite de cette relation. Selon ses dires, toutes ses possessions étaient des cadeaux des Bénis. Cependant, elle n'avait jamais vu un de ces êtres étranges depuis son arrivée.
Après avoir rangé la caverne et mis à l'abri les restes de nourriture, Luen guida Emma vers le nord-est. Au début, la végétation était la même que celle présente autour de leur campement, puis, petit à petit, la flore changea légèrement ; de petits ruisseaux entrecoupaient leur chemin, les arbres étaient plus hauts et les plantes avaient l'air plus grasses. La mousse recouvrait presque tout, le sol et les rochers, ce qui faisait glisser Emma à chaque pas. Luen, plus stable sur ses pieds nus, lui avait offert son bras qu'elle avait refusé d'un sourire poli. À présent, elle regrettait d'avoir dit non à cet appui, mais sa fierté lui interdisait de lui demander de l'aide.
L'humidité devint omniprésente et une odeur délicate d'eau douce et de végétal envahissait l'atmosphère. La flore se teintait d'un vert plus foncé et le bois des arbres d'un marron vernis.
— Ces arbres sont splendides, Luen, dit Emma essoufflée en s'adossant à l'un d'eux.
— C'est vrai. Ce sont des Kauris. Ils ont plus de mille ans. On y est presque. Tu entends ce bruit ?
— Non.
— C'est parce que tu n'écoutes pas. Prends le temps... écoute.
Emma se concentra et respira profondément.
— Un bourdonnement..., murmura-t-elle.
— Une cascade. Viens !
Après quelques minutes de marche, Emma et Luen arrivèrent devant un rideau de lianes. D'une main Luen souleva les végétaux et s'écarta sur le côté pour laisser passer la jeune femme, ébahie. Le paysage qu'elle aperçut la stupéfia un instant. Elle avança de quelques pas, effleura Luen au passage et contempla le plus beau spectacle qu'elle n'avait jamais vu de sa vie. Devant elle s'écoulait une cascade magnifique d'une quinzaine de mètres de haut. L'eau tombait le long de la paroi rocheuse parsemée de mousse et plantes variées pour s'effondrer dans une immense piscine naturelle.
Autour de la cascade, la flore luxuriante arborait de multiples couleurs dont un vert féerique. L'odeur envoûtante de l'eau, transportée par une légère brise, parfumait l'air de ces effluves divins alentour. Le soleil, qui se reflétait délicatement sur la surface, invitait à se prélasser sur une plage de galets. À droite, plusieurs immenses roches plates étaient disposées idéalement pour permettre à quiconque d'escalader ces escaliers improvisés et de plonger dans l'eau.
— C'est le paradis, souffla Emma.
— Je suis d'accord, répondit Luen en souriant amicalement à sa jeune élève.
Elle lui retourna son sourire avant de s'avancer. Elle retira ses chaussures et trempa son pied dans le bassin depuis la première marche de l'escalier rocheux qui reposait au-dessus du niveau de la surface. La température était fraîche, mais c'était appréciable après cette marche à travers la forêt.
— Derrière la cascade, il y a une grotte, lança Luen. L'eau s'y écoule à travers des fosses pour rejoindre des nappes phréatiques qui regagnent la mer. Ainsi se déroule le cycle aquatique de Zéladonia, de manière entièrement naturelle. Nous nous trouvons à la fin du chemin. Avant d'arriver ici, cette eau a traversé des kilomètres et des kilomètres de fleuves et de rivières. Elle a sillonné la ville d'Infectio, a inondé Aqualiter Nubila, s'est purgée ensuite le long des champs, a nourri la forêt et retourne maintenant à la terre.
— C'est sublime, s'émerveilla-t-elle les yeux écarquillés sur ce paysage onirique.
— Bon, alors, une petite douche, ça te dit ? plaisanta Luen en donnant une tape sur l'épaule d'Emma qui lui fit flancher les genoux. Ce n'est pas parce qu'on n'a pas de salle de bain à proprement parler dans la forêt, qu'il faut délaisser son hygiène corporelle.
Il déboutonna sa chemise ; Emma se mit à rougir malgré elle au moment où Luen finit d'enlever ses vêtements pour ne garder qu'une sorte de pagne autour de la taille. De grosses veines sinuaient le long de ses avant-bras et sur son buste. Son torse et son dos étaient naturellement musclés et elle se sentit obligée de détourner le regard quand elle aperçut de magnifiques abdominaux parfaitement dessinés sur son ventre. Luen était d'autant plus splendide qu'en cet instant il ne semblait pas avoir conscience de sa beauté et du charme qu'il dégageait. Il rentra dans l'eau via la plage de galets en s'aspergeant la nuque et les cheveux de temps à autre. Une fois immergé au niveau de la taille, il se retourna et appela Emma :
— Ben alors, tu attends quoi ? Viens te baigner ! L'eau est bonne. Il y a de la boue d'argile de ce côté-là pour te frotter et te nettoyer.
Emma, qui depuis quelques minutes n'avait cessé de reluquer son compagnon, reprit ses esprits et retira la robe qu'il lui avait donnée la nuit de son arrivée. Elle portait des sous-vêtements noirs. Elle se fit la réflexion qu'elle avait eu de la chance de quitter son monde avec de tels dessous et non pas avec une de ses vieilles culottes de grand-mère en coton délavé qu'elle appréciait tant.
Gênée par la splendeur du physique de son ami, et ne voulant pas que ce dernier puisse s'attarder sur son propre corps, Emma prit son élan et sauta directement depuis le rocher. Le contact de l'eau sur sa peau lui procura un plaisir intense ; elle se laissa couler quelques instants afin de goûter à cette sensation de fraîcheur sur chaque parcelle de son être. Lorsqu'elle revint à la surface, elle respira une bouffée d'air pur.
— Je rêve... dit-elle pour elle-même en se jetant en arrière pour faire la planche.
Luen la regarda se prélasser une minute, puis il lança d'un ton taquin :
— Dommage, je pensais que l'eau ferait partir l'odeur.
Elle fit semblant de prendre un air outré et les deux compères éclatèrent de rire.
— Tu vas voir, je sens peut-être mauvais, mais j'ai une technique infaillible de combat aquatique !
D'un geste rapide, Emma aspergea le visage de Luen. C'est ainsi que débuta une bataille d'éclaboussements qui dura plusieurs minutes. Luen coula Emma quelques fois en lui mettant une main sur la tête et en criant comme un enfant « et une élue, une ! »
À bout de souffle, tant par leur jeu que par leurs éclats de rire, ils arrêtèrent et ramassèrent de la boue au fond de cette piscine naturelle. Emma observa comment Luen s'enduisait le visage et se frottait le corps avec et fit la même chose. Il s'en appliqua également sur les cheveux. Emma redoutait que cela ne les emmêle encore plus, mais à son grand étonnement, l'argile avait un effet lissant. Elle en profita pour défaire les nœuds avec ses doigts. Concentrée sur sa tâche, elle se rendit compte après quelques instants que Luen la dévisageait, un sourire aux lèvres.
— Quel beau tableau, lâcha-t-il, l'élue attendue depuis des centaines d'années, trempée et pleine de boue pour effrayer les ennemis des descendants légitimes des royaumes !
— Alors, c'est tout ce que je suis pour toi ? L'élue ? demanda Emma d'un ton un peu plus grave qu'elle ne l'aurait voulu. À tes yeux, je ne suis donc que ça.
Luen, qui avait repris son sérieux, s'approcha d'elle lentement. L'eau lui arrivait au niveau du bassin ce qui ralentissait sa démarche. Lorsqu'il frôla la jeune femme, il attrapa ses mains boueuses dans les siennes. Son regard plongé dans le sien, il chercha calmement ses mots.
— Tu es tout Emma. Être l'élue signifie que tu es la Vie, l'Espoir et la Joie. Tu es le Bonheur retrouvé et la Force incarnée. Tu es Toi, et c'est parce que tu es Toi, que tu es l'élue. Je peux plaisanter sur ta nature, mais sache que quand je te regarde, c'est ton âme que je vois.
Il se pencha et ponctua son discours d'un long baiser sur son front. Emma tremblait. Ce baiser était un acte si intime et si fort qu'elle s'abandonna à ce débordement de tendresse et ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, il lui souriait et relâchait l'étreinte de ses mains. Elle le regarda regagner la rive en nageant.
Emma se dirigea alors sous les jets de la cascade et prit le temps de se nettoyer des pieds à la tête. L'eau avait une odeur florale qui embaumait l'air. Elle essaya de se concentrer sur sa tâche et non pas sur ce qu'elle avait ressenti au contact du baiser de Luen. Quand elle s'estima assez propre, elle le rejoignit sur le rocher où il s'était étendu pour sécher au soleil. Il avait l'air tellement détendu et heureux. Elle ne savait plus quoi penser. Bien qu'encore mouillée, elle renfila sa robe et s'allongea à quelques pas de lui.
Après quelques instants de silence, Luen lui dit :
— Les éléments sont si importants ici. L'eau... Cette eau, en ressens-tu les effets ?
En prononçant ces mots, il n'avait pas bougé d'un pouce. Il donnait l'air de parler dans son sommeil. Emma comprenait ce qu'il voulait dire, mais balbutia doucement :
— Ouais, ouais...
Peu encline à démarrer une longue conversation après ce qu'ils venaient de vivre, elle avait plutôt envie de dormir et de profiter de la délicate chaleur des rayons de soleil sur sa peau.
— Je crois que je sais comment les gens de ton monde arrivent à débarquer dans le nôtre... ajouta-t-il en voyant le peu d'intérêt que lui montrait Emma et en espérant capter sa curiosité.
Elle se redressa légèrement, s'allongea sur le côté afin de bien fixer Luen qui avait encore le petit sourire en coin qu'elle détestait tant.
— Je t'écoute, dit-elle alors qu'elle calait sa tête dans sa main. Comment ?
— Je n'ai pas trouvé tout seul. Nathanaël a découvert la solution en réalité. C'est grâce à l'eau. Penses-y : quand Nathanaël est arrivé pour la première fois via l'Abud, il avait plongé dans un port. Il était donc trempé. Lorsque toi-même tu as voyagé mentalement au travers de l'Abud, tu devais avoir les mains un peu moites. Pas suffisamment mouillées pour faire le déplacement intégral, mais assez pour que ton esprit soit mené ici. Nathanaël a compris cela et c'est pour ça qu'il s'est servi d'une bassine pour revenir. Il avait les manches trempées au moment où il a débarqué. Quand tu es arrivée il y a deux jours, tu étais mouillée des pieds à la tête.
— À cause d'un orage et d'une pluie violente, dit Emma en se souvenant cette folle matinée au manoir Parker-Scott.
— C'est un élément essentiel. Nous naissons dans l'eau et nous vivons grâce à elle. Accéder à Zéladonia, d'une certaine façon, c'est une renaissance pour vous autres qui dépérissez à petit feu dans votre monde industriel.
— Ce n'est qu'une théorie, dit Emma en s'allongeant à nouveau sur le dos et en fermant les yeux. Et c'est le joyau qui m'a amené là. Pas le transporteur.
— Oui, mais j'en suis certain. Je pense que les Aquers érudits pourront nous aiguiller à ce sujet. Je leur poserai la question quand on y sera. D'ailleurs, il faut que je t'explique comment se décompose le cycle du règne des Aquers. Tu comprendras un peu mieux la prophétie...
— Maintenant ? T'es sûr... râla-t-elle d'une voix faussement ensommeillée.
— C'est très simple. Le cycle se divise en quatre quarts et ne concerne que la famille royale. Le premier quart commence de la naissance jusqu'à l'adolescence. C'est une période d'apprentissage pendant laquelle les enfants amenés à régner sont formés à diverses connaissances de base : herboristerie, histoire, mathématiques... Ensuite, le deuxième quart débute après un test obscur dont j'ignore les détails, mais il s'agit d'un temps pendant lequel les jeunes sont encouragés à créer leurs propres expériences, à voyager. Puis le troisième quart s'entame lorsqu'il y a une union. C'est un peu comme une période de pré-règne ; l'Aquer est alors considéré comme un adulte à part entière et il endosse la responsabilité de conseiller du roi ou de la reine. Imagine que c'est à ce moment-là qu'il devient une sorte de prince. Enfin, le quatrième quart correspond à la période de règne et s'achève à l'instant où la personne meurt. La boucle est bouclée.
— Ceux qui n'atteignent jamais le dernier quart doivent être dégoûtés, dit Emma en se retournant sur le ventre afin d'exposer son dos au soleil.
Luen éclata de rire.
— C'est génial, tu es déjà douée en politique ! C'est exactement comme ça qu'il faut réfléchir quand on côtoie cette famille. Il y a tellement de cousins aspirant au trône. Ils considèrent tous que l'aboutissement de leur vie est de suivre un cycle complet, mais peu y parviennent. C'est pourquoi les Aquers de la famille royale sont passés maîtres dans l'utilisation de poisons. Certains entraînent des paralysies totales ou partielles, d'autres attaquent la peau et les viscères et la victime n'a d'autre choix que se retirer de la cour d'Infectio. Et bien sûr, nombreux sont les poisons mortels. Il faudra faire très attention là-bas, Emma.
— Oui, oui, je sais...
Elle commençait à sombrer dans le sommeil. Son esprit divagua et elle rêva d'un peuple à tête de serpent qui s'enlaçait et se harcelait en même temps. Elle était prise au milieu de ces énormes bêtes et suffoquait de plus en plus quand elle s'éveilla en sursaut. Luen n'était plus à ses côtés et l'ombre des arbres avait gagné le rocher sur lequel elle s'était endormie. Alors qu'elle se mettait debout, elle vit son compagnon qui marchait dans sa direction, les bras chargés d'un lourd panier tressé.
— Regarde, les Bénis ont peur que je ne te nourrisse pas assez, plaisanta-t-il. Ils nous ont même donné du pain de sésame. C'est délicieux.
La joie et la bonne humeur de Luen étaient particulièrement communicatives et Emma oublia vite son cauchemar insensé pour commencer à déguster des fruits et du pain.
— Tu les as vus ? Ceux qui ont apporté ces présents ?
— Non, je cherchais quelques myrtilles et ils ont déposé le panier de manière à ce que je le trouve. T'inquiète pas, ils font souvent ça.
— Pourquoi tu cherchais des myrtilles ? demanda-t-elle en enfournant dans sa bouche une grosse miche de pain.
— On va rentrer tard, et la nuit tombera avant que l'on arrive au campement.
— Et alors, quel rapport ?
— Les myrtilles sont des fruits extrêmement... puissants. Les baies de myrtille aident à développer l'acuité visuelle nocturne. Elles procurent également à notre corps des antioxydants ; c'est un conservateur naturel de bonne santé si je puis dire. Et en plus c'est bon, ajouta-t-il en en lançant une en l'air et en l'attrapant avec la bouche.
Elle leva les yeux au ciel et secoua la tête, exaspérée. Malgré les moments qu'ils avaient partagés, elle n'arrivait toujours pas à le cerner. Il était tantôt gai, tantôt énigmatique ; tantôt taquin, tantôt émouvant. À force de montrer tous ces différents aspects de sa personnalité, sa véritable identité lui échappait...
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