Chapitre 12
Après quelques minutes, Luen donna à Emma un panier rempli de fruits et de quelques noix.
— Luen, j'ai une question, dit-elle en choisissant une poire dans la corbeille. Elle voulait surtout changer de sujet, car elle sentait bien que l'atmosphère s'était terriblement alourdie avec le récit de son passé.
— Je t'en prie, Emma.
— Voilà, lorsque j'étais chez Nathanaël, au moment où j'ai touché l'Abud, j'ai eu une vision de Terramont. Nathanaël m'a expliqué qu'il s'agissait de Fort Cataracta. Mais le château était inhabité. Il n'y avait personne là-bas. Est-ce que les Terramonters ont déserté les lieux après la guerre ?
— Non, je ne pense pas. Comme je te l'ai dit, ça fait une éternité que je ne suis pas allé dans les terres, donc je n'ai pas la preuve formelle qu'il ne reste personne à Fort Cataracta. D'après moi, ce que tu as observé est une vérité déformée de l'interprétation de la vision par ton esprit. Je m'explique : tu n'as vu aucune « âme qui vive » dans le château, ce qui est le cas. Les habitants sont dépourvus d'âme depuis que la famille Forest ne règne plus là-bas. Des êtres vont, viennent et vivent dans l'enceinte des murs, mais sans la vie qui animait autrefois les lieux. En tout cas, d'après mes derniers renseignements, il serait très improbable que le fort soit inhabité. Il est idéalement situé à flanc de montagne, accolé à une gigantesque cascade et n'importe quel imbécile aspirant au pouvoir irait avant tout à cet endroit pour être en position dominante si des troupes armées attaquaient.
— D'accord, répondit Emma. Et autre chose, lorsque Nathanaël m'a expliqué son histoire, j'ai compris que n'importe qui aurait pu trouver l'Abud dans le Vieux-Port de Marseille. Il l'a aperçu, il a sauté, et ici, on l'a décrété élu. Qu'est-ce qui te fait dire que ce n'est pas pareil avec moi ? C'est peut-être juste un concours de circonstances.
— Je vois où tu veux en venir Emma, mais sincèrement, je ne pense pas. Nathanaël a vu l'Abud briller dans le port, il a donc été appelé, d'une certaine manière, à plonger pour le récupérer. Cela faisait sûrement des siècles et des siècles que l'objet attendait.
— Quoi l'Abud ? C'est impossible Luen, rétorqua-t-elle avant de boire une rasade d'eau de sa gourde. Le transporteur aurait disparu dans les profondeurs du port.
— Tu raisonnes encore comme une humaine de l'Autre Côté Emma. L'Abud ne fonctionne pas comme ça. Il est incontrôlable et il a une énergie propre. Il n'est pas vivant au sens conventionnel du terme, mais il dispose d'une puissance colossale qui fait qu'il agit et se dévoile à sa guise. Personne ne sait ici ou là-bas comment ou quand il a été créé. Les Bénis eux-mêmes ignorent tout de cet objet et de l'étendue de ses capacités. Il ne se trouve jamais physiquement dans Zéladonia. D'ailleurs qu'as-tu fait de lui après la disparition de Nathanaël ?
— Je l'ai dissimulé, répondit-elle en piochant quelques noisettes au fond du panier. Il est dans un placard dérobé qui m'a permis de découvrir une énigme qui menait au joyau, dans le manoir de Nathanaël. Ce n'est pas la cachette du siècle, mais ça fera l'affaire le temps que je rentre.
— Bien. Avec les nouvelles technologies dont se dote votre monde depuis quelques décennies, Nathanaël m'a fait part de sa crainte que la puissance énergétique de l'objet soit identifiée et utilisée.
— C'est clair que si, comme tu le dis, l'Abud est très puissant, les hommes de mon monde essaieront de s'en emparer, à des fins commerciales ou militaires. La richesse d'un pays se mesure souvent par rapport à l'énergie qu'il est capable de produire et de manipuler.
— Quelle tristesse ! s'exclama Luen. Ici, à Zéladonia, l'électricité est proscrite. Nous utilisions des sciences mécaniques et un savoir ancestral pour bâtir, mais les peuples se refusent à détourner la vitalité naturelle de la terre, de l'air, du feu et de l'eau.
Emma médita quelques instants sur ces paroles puis ajouta :
— J'ai encore une dernière remarque Luen, sur le fait que je sois...
— L'élue, la coupa-t-il, tu peux le dire à haute voix Emma.
— Ouais, l'élue. Eh bien, Nathanaël m'a raconté un passage de la fameuse prophétie. Une histoire de lune et d'étoiles, je ne me souviens plus très bien.
— Où veux-tu en venir, Emma ?
— Et bien, la dernière fois lorsque Nathanaël est arrivé ici, j'imagine que la situation astrologique correspondait à la description de la prophétie, puisque les Bénis étaient certains qu'il était l'élu. Qu'en est-il d'aujourd'hui ? D'hier soir plus précisément ? Si la prédiction est la clé de tout et qu'il faut s'y fier, je pense que vous devez bien vérifier que les dispositions de la lune et des étoiles coïncident, avant que... j'aille au casse-pipe. Tu vois ce que je veux dire ?
Luen éclata de rire ; un rire gras et communicatif qui décrocha un sourire à Emma.
— J'ai dit une bêtise ?
— Non, pas du tout, tu as totalement raison. Et en effet, tu es intelligente Emma. Alors les mots précis de la prophétie sont : l'élu arrivera le jour où la lune d'argent sera noire et où la lune bleue sera dans son troisième quart décroissant. Alors, l'étoile du Scorpion s'éteindra, et tombera parmi les arbres un être à part, élu parmi les élus, pour rétablir l'équilibre des Quatre. Les Bénis l'aideront à trouver son chemin parmi les Éléments, et la Roue céleste tournera de nouveau. En effet, il y a dans ce monde deux lunes et une étoile qu'on appelle Scorpio et lorsque Nathanaël est apparu, tout concordait.
— Ah et hier soir alors ?
— Hier, la lune d'argent était noire.
— Et le reste ?
— Emma, ne te fais pas de fausse joie. Tu es l'élue, mais pour le reste, ça ne correspondait pas à la disposition de nos astres. Mais la prophétie demeure correcte, Emma. Par contre, c'est son interprétation qu'il faut changer. Les Bénis s'intéressent énormément au ciel et à l'univers. Leur science en ce domaine, leurs connaissances, surpassent de loin ce que vous maîtrisez de votre monde, malgré vos machines.
— Attends, je ne comprends plus rien. Soit ça correspond et je suis l'élue, soit ce n'est pas bon, et ciao la compagnie, je rentre chez moi et vous patientez jusqu'à l'arrivée de votre nouvel élu qui débarquera bientôt.
— Non Emma, la prophétie est juste. Mais il n'est pas question d'astrologie, mais de politique.
Emma dévisageait Luen comme s'il sortait d'un asile.
— Je vais t'expliquer Emma : en Aquaregno, les dirigeants sont appelés les Lunas. Hier, Luna Argentia est décédée. Elle régnait depuis plusieurs décennies et a protégé, comme elle le pouvait, ce qu'il restait de son royaume. Conformément aux coutumes des Aquers, son corps a été plongé dans du sortiol, un mélange à base de charbon et d'algues noires. La lune d'argent était noire hier soir. Sa fille, Blué, est entrée dans la quatrième et dernière phase de son règne, toujours selon les rites aquers. Donc oui, la lune bleue était dans son troisième quart. Enfin, juste au moment où tu as débarqué, Scorpio l'usurpateur, souverain ignis, a trépassé après une longue agonie de plusieurs mois : il aurait été empoisonné par son ami intime Vulcanis et il était condamné. Mais c'est hier qu'il a rendu l'âme. Tu vois, Emma, tout est une question d'interprétation.
— Comment avez-vous autant d'informations sur ce qu'il se passe en dehors de la forêt à plusieurs kilomètres d'ici ?
— Tu es sceptique. Tu as raison de l'être. Mais en l'occurrence, je ne te mens pas, Emma. Je suis au fait de l'actualité politique des royaumes grâce aux Bénis. Eux sont capables de voyager à l'extérieur de la forêt, et ils possèdent également certains talents qui leur permettent de savoir ce qui se trame au loin.
— Comme les aptitudes de Zeyna à lire la terre si je me souviens bien ?
— Oui, c'est exact ! répondit Luen en claquant des doigts. Tu comprends vite.
— Dans ce cas, explique-moi quelle est la situation politique des royaumes ? J'ai besoin de savoir ce que tu me demandes précisément d'affronter Luen, dit Emma qui commençait à s'agiter.
— Je vais t'enseigner tout cela, ne t'en fais pas. Avant je dois regarder ta plaie. Je n'ai pas changé le pansement depuis la nuit dernière et il est capital que tu conserves la pleine capacité de tes moyens.
Emma retira son bandage et tendit son bras vers lui. À sa grande surprise, la coupure était presque entièrement guérie ; il ne restait qu'une fine ligne rosée qui se dessinait en arc de cercle au creux de sa main.
— C'est impossible, murmura-t-elle. Comment ?
— Nos plantes et nos herbes, à Zéladonia, sont extrêmement puissantes. Notre nature est intouchée et inviolée depuis l'origine de notre monde contrairement à la vôtre qui subit une pollution de masse depuis des décennies, voire des siècles. Nous avons la même flore à quelques détails près. Ici, elle se développe, croit et nous offre la totalité de ses bienfaits. N'as-tu pas remarqué le peu de nourriture que tu as avalé depuis que tu es arrivée ? Chaque élément en ces lieux est chargé d'énergie, largement assez pour répondre aux besoins de nos corps sans que ces derniers ne nécessitent de surplus.
Emma regardait toujours sa main ébahie.
— C'est vraiment génial. Je sais que je devrais avoir peur. Être l'élue... Ce monde... Mais je t'avoue Luen, même si une partie de moi est terrifiée, en même temps, je me sens bien dans cette forêt, cette nature. Toutes ces choses que je découvre ici sont... juste... magnifiques.
— Et encore, tu n'as presque rien vu. Si ça te tente, demain je t'amène à un autre de mes endroits préférés de Zéladonia. Je peux te dévoiler mille et une merveilles dont tu n'as pas idée Emma, dit-il avec entrain, vraisemblablement emballé par cette idée de promenade.
— C'est d'accord, répondit-elle, ravie d'avoir allégé la conversation.
Ils se sourirent d'un air entendu et continuèrent à dîner en discutant de tout et de rien. La nuit tombait lentement sur leur campement. Luen montra à Emma son sac d'herboristeries qui contenait toutes les plantes qu'il cueillait lorsqu'il vadrouillait dans la forêt. C'était une besace qu'il enroulait comme un duvet, mais qui renfermait une quarantaine de poches de tailles différentes. Luen expliqua l'usage de certains végétaux et fit sentir à Emma les diverses odeurs qui émanaient de chacune d'elle. Il composa devant elle sa tisane du soir pour le plus grand plaisir de sa nouvelle élève.
— Alors, pour ce soir, je te propose une infusion avec un peu de camomille et de romarin pour nous détendre et nous aider à gagner un sommeil calme et réparateur. Et je rajoute une pointe de gelée royale séchée, qui nous conférera de la force pour notre petite excursion de demain et qui en plus donnera un goût de miel à la boisson.
Luen versa de l'eau bouillante et ils sirotèrent leur breuvage dans un silence décontracté ponctué par de lointains hululements d'une chouette.
— Nous allons loin demain ? questionna Emma en regardant ses vieilles Converses.
Elle savait que ses chaussures ne supporteraient pas un long trajet et que les semelles céderaient prochainement.
— Tu verras, répondit-il tout sourire.
Son beau visage rayonnait dans la faible lueur de la fin du jour et Emma était contente d'être auprès de lui. Elle avait découvert en lui un être sensible et doux à la fois ; il avait un côté enfantin, presque naïf, qui lui plaisait et elle commençait à se sentir en sécurité en sa compagnie. Il était extrêmement patient envers elle et elle reconnaissait volontiers qu'elle n'avait pas été polie et engageante depuis son arrivée alors qu'il avait tout fait pour qu'elle soit à son aise dans cet environnement inhabituel. Emma s'endormit paisiblement, cette nuit-là...
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