Chapitre 10


Emma ne se souvenait pas avoir posé la gourde ni même s'être allongée. Son dos et sa hanche la lançaient terriblement. Malgré cela, elle ne bougeait pas et se contentait d'analyser son environnement et sa situation, comme Nathanaël l'avait fait lors de son arrivée dans la forêt. Sa main n'était plus douloureuse du tout ; elle effleura le bout de ses doigts et sentit un nouveau bandage sur sa plaie.

Elle n'était pas seule. Luen faisait du bruit et, derrière elle, de l'eau était en train de bouillir. Un rayon de soleil illumina son visage et elle avait envie d'ouvrir les yeux et de se relever, mais se ravisa. Il fallait qu'elle réfléchisse à ce qui lui arrivait. Elle était dans un autre monde, dans une forêt peuplée d'êtres surnaturels. Elle avait suivi ce Luen sans savoir qui il était vraiment. Elle devait le découvrir en priorité. Ensuite, son plan consistait à trouver Nathanaël et s'assurer que tout allait bien pour lui, puis identifier un moyen de rentrer. Une fois les idées claires, Emma se leva et quitta la grotte sans un mot ou un regard vers son hôte. Elle devait satisfaire un besoin naturel qui ne nécessitait aucune explication.

Lorsqu'elle revint au campement de fortune dans la caverne, une tasse remplie d'un liquide vert fumant l'attendait devant sa couverture laissée en boule sur le sol. Luen avait étalé des armes et les examinait à tour de rôle. Emma s'assit et sentit le breuvage. Elle prit le temps de regarder la tenue qu'elle avait enfilée la veille. La robe était magnifique, couleur crème, et tombait naturellement sur les courbes de son corps.

— Bonjour, dit distraitement Luen, absorbé dans sa contemplation de la lame d'un poignard à manche courte.

— Salut.

Après quelques minutes de silence, Emma demanda :

— Je bois quoi ?

— Thé vert au jasmin, directement importé d'Aqualiter Nubila paraît-il.

— Ah... et vous faites quoi ?

— Je te choisis une arme. Je crois que celle-ci te correspond. Qu'est-ce que tu en penses ?

Luen lui montrait un poignard à lame ondulée. Le manche était recouvert d'un cuir rouge et la garde formait deux courbes, l'une vers le manche et l'autre vers la lame. Luen fit tourner l'acier entre ses doigts.

— Son poids est équilibré. Tu pourras t'en servir pour cueillir et couper des branches, mais aussi pour te défendre. Tu le garderas toujours avec toi, à ta ceinture, de jour comme de nuit ; même si tu te crois en sécurité. La lame est aiguisée, donc fais attention à ne pas te blesser avec. Tiens, prends ce fourreau et accroche-le. Tu as bien compris. Ne t'en sépare pas.

— OK. Merci.

Elle avait envie d'ajouter qu'elle ne s'en servirait probablement jamais, mais ne voulait pas le contrarier de bon matin. D'autant plus que l'arme était magnifique. Sur le pommeau du manche était gravé le mot Daemon.

— Aujourd'hui, je vais t'apprendre ce que tu dois savoir sur ce monde. Il a changé. Il n'est plus tel que Nathanaël l'a connu. Ensuite, je t'enseignerai à survivre et à te battre. Mais tout d'abord, tu dois savoir qui tu es et quelle est ta mission.

— Par... don... ? toussota Emma qui venait de porter à ses lèvres la tasse de thé.

— Oui, Emma, je dois t'expliquer qui tu es.

— Merci Luen, mais je sais qui je suis, par contre, toi je ne sais pas qui tu es. Tu vas me dire exactement ce que je veux savoir. Ensuite tu vas m'amener voir Nathanaël, et s'il veut rester, il restera, mais moi, je me barre. Je ne suis pas d'ici et il faut que je rentre.

— Emma...

— Non tu la fermes maintenant, je ne sais pas ce que tu as mis dans ta tisane hier soir, mais elle était sacrément corsée. Les choses sont bien différentes ici, j'ai bien compris, mais dans mon monde, ce que tu as fait hier, ça s'appelle droguer une fille. Et je te jure que si tu m'as touchée, ton poignard tu le retrouveras dans ton...

— C'est bon, Emma. Calme-toi. Tu avais besoin de repos, c'est pour ça que je t'ai donné cette tisane. C'est juste un mélange de millepertuis, d'eschscholtzia et d'aubépine. Rien de bien particulier, mais j'ai dû trop forcer sur l'aubépine. Et j'ai mis un peu d'orchidacées pour que tu ne tombes pas malade. Et oui, je t'ai fait un petit pansement sur la main, car j'ai remarqué une plaie récente et je craignais que cela ne s'infecte. Je t'ai appliqué un baume cicatrisant très efficace sur les coupures ou déchirures de la peau. Je t'apprendrai à le faire si tu veux, c'est à base de cèdre et d'immortelle...

— Non, déjà, dis-moi qui tu es ? Nathanaël a déclaré que seul les Bénis pouvaient entrer dans la forêt. Comment ça se fait que tu es là ? T'es quoi un humain ? Un béni ?

— Je ne vais pas te mentir Emma, alors ne me pose pas de questions auxquelles je ne te donnerai pas de réponses. Je suis Luen, un ami de Nathanaël et un ami des Bénis. Je suis un humain et sache que Nathanaël ne possède pas la connaissance absolue en ce qui concerne la forêt ou les Bénis. J'ai une mission. Te guider. Je n'ai pas de famille. Je n'ai pas d'autres intérêts que celui de préserver ce monde. Je te protégerai comme je le pourrai des dangers qui t'entourent. Je te le promets. Tu n'es pas forcée de me faire confiance tout de suite, mais tu apprendras. Je suis ici uniquement parce que toi tu es là. Tout repose sur toi désormais.

— Mais qu'est-ce que tu racontes ?

— Emma. Nathanaël n'était pas l'élu. Il l'a cru. Les Bénis l'ont cru. Mais c'était une grossière erreur. C'est toi que Zéladonia attendait tout ce temps. Tu es l'élue. Tu vas sauvegarder ce monde de la guerre qui le gangrène depuis la disparition de Nathanaël et du joyau. Tu vas tous nous sauver...

Il regardait Emma intensément. Elle s'était levée et se dirigeait à reculons vers la sortie de la caverne. Luen aussi s'était mis debout et se rapprochait d'elle. Il lui prit les mains et ajouta :

— Emma, il n'y a pas de hasard. Comment se fait-il que ce soit toi qui es allée travailler pour Nathanaël, le seul humain sur terre qui avait déjà fait le voyage aller-retour ? Comment se fait-il que ce soit toi qui aies réanimé l'Abud ? Comment se fait-il que ce soit toi qui aies trouvé le joyau ? Tu as été guidée par ta destinée. Je ne te connais pas, mais c'est sûr, c'est toi.

— Tu as raison à propos d'une chose Luen ; tu ne me connais pas. Je ne peux pas être l'élue. Je suis insignifiante, depuis ma naissance. Et je refuse d'être une sorte de sauveuse. Je rejette la responsabilité que tu veux me mettre sur le dos. Il faut préserver ce monde. Fais-le, toi, qui sais déjà tout. Je n'en ai rien à faire de vos histoires.

— Emma, tu penses bien que si je pouvais le faire je l'aurais déjà fait. Mais, je ne peux pas, je ne suis pas l'élu. Écoute-moi, je t'en prie, laisse-moi t'expliquer. Accorde-moi une journée et tu comprendras. Ce soir, si je n'ai pas réussi à te convaincre, tu feras ce que tu m'as dit. Mais offre-moi la chance de te persuader d'accepter ta destinée. Viens avec moi.

Luen lui tendit sa main. Elle le jaugeait. Ses grands yeux sombres la suppliaient de consentir à sa proposition. Elle lui attrapa les doigts, mais au lieu d'étreindre sa poignée comme il s'y attendait, elle lui fit une clé de bras et le poussa violemment contre la paroi rocheuse de la grotte. Elle tenait fermement sa prise, le coude de Luen plié dans son dos. Elle s'avança pour murmurer à son oreille :

— C'est toi qui vas m'écouter. Je veux bien que tu m'expliques tes salades. Je déciderai si je te crois ou non. Mais finis les boissons soporifiques et les serments. Je n'ai pas à sacrifier ma vie pour une cause qui m'est inconnue. Tu as compris ? Je ne te dois rien.

— Oui, lâcha Luen dans un souffle.

— Et arrête de supposer que je suis faible, s'il te plaît, ajouta-t-elle en desserrant la pression de sa prise.

Luen se retourna et secoua son bras endolori.

— C'est d'accord. Tu es pleine de surprises c'est certain. Allez, suis-moi, on va se balader.

Il n'avait pas l'air fâché. Il souriait ce qui agaça encore plus Emma. Elle enfila le fourreau de son nouveau poignard à sa ceinture et emboîta le pas de Luen qui partait de la caverne. Il la conduisit près d'un lac en contre bas à une vingtaine de minutes de marche.

— J'adore cet endroit, dit-il dans un souffle. C'est un de mes préférés de la forêt. Par contre, je te déconseille de te baigner, des Bénis vivent dans l'eau et certains d'entre eux n'aiment pas avoir leur sommeil dérangé par des trouble-fêtes dans ton genre.

Il affichait encore ce sourire narquois sur son visage, ce qui le rendait terriblement énervant. Il savait qu'il était beau et il en jouait. Il ralentit l'allure pour permettre à Emma de se rapprocher.

— On va faire le tour, et je vais t'expliquer.

Elle hocha la tête, mais ne répondit pas.

— Bien, tout d'abord, tu sais que les Bénis croyaient que Nathanaël était l'élu, à cause de cette vieille prophétie. Eh bien, c'était la plus grosse erreur qu'ils n'aient jamais faite. Donc quand Nathanaël était là, ils lui ont confié une mission, et après sa formation, il a dû voyager à travers les quatre royaumes de Zéladonia, porteur d'un message des Bénis. Il avait la formelle interdiction de retourner dans la forêt avant d'avoir fait un tour complet des quatre pays. Il était parti de Terramont et devait impérativement y revenir. C'était une condition sine qua non à la bonne réalisation de sa quête, car un doute subsistait sur son vrai potentiel. S'il avait été l'élu, son attitude n'aurait rien changé. Le problème, c'est qu'il ne l'était pas. Lorsqu'il était en Ignis, il a pris une mauvaise décision et a voulu couper par la forêt pour éviter les grottes et les montagnes. Il est retourné aussi sec d'où il était venu. Ton monde. Les gens normaux ne peuvent entrer dans la forêt, car son énergie les renvoie chez vous. Ici, les humains croient qu'ils disparaissent, mais ce n'est pas le cas. Ils arrivent sur Terre. Là-bas, ils finissent dans des asiles. Ils prétendent venir d'un autre univers et qu'ils ont voulu voir les êtres de la forêt et bien sûr, il n'y a personne pour les prendre au sérieux.

— C'est amusant, murmura Emma dans sa barbe.

— Pourquoi est-ce amusant ? la questionna Luen, c'est tragique tu veux dire.

— Oui, c'est sûr, excuse-moi, je repensais juste à un vieux cours de littérature médiévale : la forêt représente la folie, un lieu sauvage qui conduit à l'aliénation.

— Ce n'est pas un hasard, Emma. Vos déséquilibrés sans famille sont, depuis des centaines d'années, des Aquers, des Aecers ou des Ignis, trop curieux ou trop téméraires pour prendre en considération des préconisations de grands-mères. On a beau enseigner à chaque génération les interdits, il y a toujours des petits malins qui se croient meilleurs que les autres et qui en franchissent les limites.

— Donc c'est ce qui s'est passé pour lui ? Pour Nathanaël, je veux dire.

— Oui, il est revenu là d'où il venait. Mais il avait sur lui le joyau des Bénis qui est plus précieux que n'importe quel diamant n'ayant jamais existé. Et il avait aussi beaucoup d'or. Ce n'est pas le moment de te raconter en détail les folles aventures de Nathanaël dans les royaumes de Zéladonia, mais il avait sur lui une somme considérable.

Luen se baissa, ramassa un caillou et fit quelques ricochets sur le lac.

— Tu oublies les Bénis endormis, ironisa Emma en pointant l'étendue d'eau du menton.

— S'ils se réveillent de mauvais poil, je dirai que c'était toi, rétorqua-t-il en lui faisant un clin d'œil.

— Et que s'est-il passé alors, après le retour de Nathanaël ? demanda-t-elle renfrognée.

Elle ne savait pas encore si elle appréciait Luen ; il avait par moment un comportement tellement enfantin qu'elle était exaspérée et agacée par tant de désinvolture face à sa propre situation extrême dans ce monde inconnu.

— Nathanaël devait arranger un mariage entre Casta, la fille de la reine de Terramont, la Dame Pluvia, et le fils du roi d'Ignis, Aldente. En disparaissant avec l'or et les messages de paix, la guerre a éclaté entre les deux pays. Très rapidement, les deux autres royaumes ont pris parti et c'était Zéladonia qui saignait de toute part. Les affrontements les ont terriblement fragilisés. Elle a duré des dizaines d'années. Les brigands et les voleurs ont gagné plus de pouvoirs. Les faibles étaient tués. Certains loyalistes et résistants continuent de se battre pour restaurer le calme. Les royaumes ne font plus vraiment la guerre entre eux. Ils sont tous trop occupés à lutter pour garder le peu d'influence qu'il leur reste.

— Et pendant tout ce temps, que faisaient les Bénis ? Ils ne sont jamais intervenus ?

— Ils ne peuvent pas. Ils ne se battent pas. Ils ne comprennent pas la violence qui anime les humains. Ils ont tenté de panser les blessures, de restaurer la paix. Sans succès. Les Ignis et les Terramonters se détestaient depuis longtemps. Le mariage arrangé entre Casta et Aldente devait régler le problème, mais c'était sans compter...

— Nathanaël, termina Emma.

— Oui, en fait, il s'est épris de la fille de Dame Pluvia. Casta était jeune et belle. Elle adorait la vie. Elle aimait rire. Elle ne souhaitait pas épouser Aldente, qu'elle ne connaissait pas, mais qui de réputation était un Ignis colérique, comme la plupart d'entre eux, mais aussi imbu de lui-même et capricieux. Entre Casta et Nathanaël, c'était l'amour fou, une passion que tous deux savaient éphémère. Il est quand même allé chercher Aldente et au lieu de l'accompagner à Fort Cataracta en passant par les montagnes, il a voulu arriver avant lui auprès d'elle pour vivre une dernière étincelle de leur histoire. Personne ne se doutait que Nathanaël disparaîtrait avec l'or et déclencherait une guerre sanglante.

— C'est de cela dont doit répondre Nathanaël devant le peuple de la forêt ? De son amour pour Casta.

— Entre autre, oui. Le plan était qu'il arrange le mariage et missionne les différents royaumes pour signer des accords de paix et de prospérité. Nous étions censés entrer dans une nouvelle ère d'échanges et de partage des richesses. Il devait ramener l'or et le futur époux aux Terramonters. Il a fait prendre le passage des montagnes à Aldente et s'est rendu dans la forêt. En fait, trop pressé de retrouver sa bien-aimée avant de la perdre à tout jamais à cause de cette union, il a voulu emprunter un raccourci et l'a égarée malgré tout. Car oui, il était prêt à abandonner son grand amour pour le bien du monde ; il avait décidé de laisser Casta se marier à Aldente. Mais il n'était pas l'élu, et n'a jamais pu achever sa quête. Aldente et ses hommes se sont fait assassiner en chemin, sur le territoire Terramont.

Luen regardait l'eau du lac comme s'il revivait un souvenir douloureux.

— C'était il y a bien longtemps Emma, mais depuis, personne ne peut s'empêcher de penser que tout aurait pu être évité tellement simplement. Si Nathanaël était resté auprès d'Aldente, il aurait pu le protéger grâce au joyau, et toute cette guerre n'aurait pas existé.

— D'accord. Et selon toi, qu'est-ce que je suis supposée faire, moi la super élue, la sauveuse de la veuve zéladonienne et de l'orphelin béni ?

— Moque-toi. Tu ignores combien de vies ont été perdues dans ces batailles. Combien de destins sont encore gâchés à cause de la faiblesse d'un seul homme ? Ne crois-tu pas que si nous étions capables de nous en sortir sans toi, nous le ferions ? La prophétie a toujours dit la vérité, c'est son interprétation qui prête à confusion. Emma, ta mission est de rétablir la paix. Tout comme Nathanaël, tu porteras un message auprès des dirigeants des royaumes. Tu vas devoir réinstaurer les descendants des familles royales au pouvoir. Je viendrai avec toi. Je ne suis pas allé là-bas depuis longtemps et les Bénis ne s'aventurent presque plus au-delà des limites de la forêt. Donc je ne sais pas précisément quelle est la situation actuelle dans les terres, mais je présume que c'est extrêmement dangereux. Tiens, tu as oublié quelque chose.

Il fouilla dans sa poche et en ressortit un caillou rouge attaché à une cordelette en cuir.

— C'est le joyau. Tu vois, il ne brille pas quand je le porte. Prends-le. Il est à toi.

Emma tendit la main. Au contact du bijou, il se mit à scintiller faiblement.

— C'est pas croyable..., murmura-t-elle.

Luen récupéra l'objet, contourna la jeune femme et passa les bras autour de son cou. Elle releva ses cheveux pour lui permettre de l'attacher.

— Et voilà. Tu n'as qu'à le cacher sous ta robe, lui intima-t-il en se positionnant face à elle, ses mains sur ses épaules. Il a été fait pour toi. Quand tu t'en sentiras capable, tu pourras faire appel à son énergie.

Emmaavait encore des milliers de questions, mais préférait méditer sur cesdernières révélations. Ils avaient fait le tour du lac et étaient revenus àl'endroit où ils étaient arrivés. Luen prit la direction de la caverne et lalaissa seule. Elle avait besoin de réfléchir pour choisir d'accepter – ou non –son destin...


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