Chapitre 6: Etape à Roscoff
Attention, contenu mature en fin de chapitre.
Kézian a conduit la vieille Opel rouge jusqu'à Roscoff sans encombre. Les vitesses ont bien crié une bonne centaine de fois et on a calé à tous les carrefours. La route n'était pas trop encombrée, mais chaque voyageur rencontré respirait la panique. Au début on a allumé l'autoradio, mais les nouvelles nasillardes qui nous parvenaient étaient démoralisantes. Les attentats s'enchainaient, les morts s'accumulaient. Le monde entier était touché. Tout se déroulait comme je l'avais vu. La réalité remplaçait mes visions et cela m'anéantissait. Depuis le début j'espérais me tromper, passer à côté d'un élément qui aurait donné un tout autre sens aux révélations de ma pupille. Izoée a éteint l'autoradio.
— De toute façon, on sait ce qui va se passer, n'est-ce pas Zax ? Ce n'est pas la peine d'écouter ces horreurs.
— Tu sais vraiment tout ? a demandé Kézian, les yeux rivés sur la route. Tu sais comment tout cela va finir ?
— Oui ! mentis-je. Je connais, le passé, le futur de la Terre. Je sais tout de chaque personne née à la surface de cette terre.
— C'est incroyable ! Pourquoi tu ne nous dis pas ce qu'il faut faire alors ?
— Ça serait flippant et de toute façon, on ne peut rien changer.
— Mais c'est déjà tellement flippant, Zax ! Tu devrais nous guider.
— C'est ce que je fais. Je vous donne les infos avec parcimonie.
— Donc tu savais que tu allais me rencontrer et tu connaissais ma particularité ? a poursuivi Kézian.
Izoée m'a regardée, elle s'est demandé si j'allais révéler à notre nouvel ami que je ne pouvais rien lire en lui.
— C'est ça ! j'ai confirmé.
J'avance dans le flou, pour une fois je ne peux ni lire en lui, ni en moi. Mais je sens le besoin de me protéger. Il n'a pas à tout savoir.
— Mais c'est encore plus flippant, s'est agacé Kézian.
Ensuite, il est resté muet jusqu'à notre entrée dans Roscoff. On a pris une grande chambre dans un bel hôtel avec vue sur mer. Bon, on s'est permis ce luxe parce que je savais qu'on ne paierait pas. Dans moins de 15 jours le personnel de l'hôtel ne viendra plus travailler et nous on est là pour un bon moment.
Maintenant, on est tous les trois vautrés sur le seul grand lit qui n'occupe même pas un dixième de la chambre. On décompresse. On se perd chacun dans nos pensées. Je sais qu'à cet instant Papa et Maman Roussel ont renoncé à me chercher pour empaqueter le plus rapidement leurs objets de valeur devant les pillages qui se multiplient. Par contre Rosy est inconsolable, elle ne veut pas quitter Paris sans Izoée. Est-ce que quelqu'un se soucie de Kézian ?
— Dis donc, c'était qui les gars qui te coursaient à Rennes ? Et les deux mecs à qui on a piqué la voiture ? Je reviens à la charge.
— Je croyais que tu savais tout sur tout le monde ? s'étonne-t-il. Tu n'as pas les réponses ?
Il me sonde. Une fois encore son regard se pose sur moi et m'envahit, ça me donne une délicieuse chair de poule. Je grimace.
— Heu ! Ben ! Je... je
C'est la première fois que je bégaie. Ça fait tout drôle de se sentir si vulnérable.
— Elle sait tout sauf sur l'Autre, dit ma douce amie qui se mêle toujours de tout.
— L'Autre ?
— L'Autre c'est toi, j'explique dans un soupir. En fait, je savais qu'on devait se rencontrer, je savais que tu étais spécial. Mais je n'avais aucune idée de qui tu étais, ce que tu faisais et comment la rencontre se passerait.
— Pourquoi ?
— Qu'est-ce que j'en sais moi ?
Ma réponse les fait sourire, tous les deux, affalés sur le lit.
— Bon, maintenant quelle est l'info que tu vas nous livrer pour qu'on avance avec parcimonie ? me demande Kézian d'un ton sarcastique.
— Ici, on est en sécurité pour les semaines à venir. Mais ça va vite être le chaos total, partout.
— Tu crois que l'armée ne va pas réussir à calmer ça ?
Je souris. Ce n'est pas possible comme il est crédule ! Et mon Izoée qui boit ses paroles et acquiesce. Bon, il faut que je les désillusionne :
— Mais Kézian, il n'y a plus d'armée ! C'est la débandade générale sur Terre. Chacun pense à sa survie. Tu vois bien la peur dans tous les regards. L'armée a essayé et essaiera encore un peu, c'est vrai. Mais il va y avoir beaucoup de désertion. Les soldats pensent à leur famille avant tout. Les distributeurs ne fonctionnent plus, les magasins sont pillés. Dans quelques jours, des bandes organisées vont tenir les villes. Nourriture, essence, électricité, tout leur appartiendra. Tous ceux qui ne voudront pas se plier aux règles de ces nouveaux tyrans n'auront aucune possibilité de se nourrir et de survivre en ville. Ils s'exileront dans les campagnes éloignées.
— Mais ça va durer combien de temps, cette zizanie, s'insurge Izoée, stressée.
Je ne peux pas lui répondre, je l'anéantirais. J'ai besoin qu'elle reste forte, j'ai besoin qu'elle me soutienne dans les mois à venir. Elle ne doit pas tout savoir. Pas tout de suite.
— Heu ! Ça va durer longtemps. Ce n'est que le début.
— Mais longtemps comment ? couine la voix nouée de Kézian avant d'émettre un raclement plus viril.
— Plus longtemps que tu peux l'imaginer. Alors il faut plutôt penser à vivre au jour le jour. On doit faire une rencontre, mais ça va être une épreuve très difficile et on n'est pas prêts.
— Une rencontre ? clament-ils les deux en chœur.
C'est sûr, ils sont sur la même longueur d'onde et je sens qu'à la longue ça va me taper sur le système. Je dirais même plus, Je sais que ça va me mettre les nerfs à vif. En plus, ils n'ont retenu que ce qu'ils voulaient de ma phrase.
— Je vous ai dit que pour l'instant, on n'était pas prêts.
— Pourquoi ? me demande Izoée en battant des cils.
C'est quoi ce numéro de charme qu'elle me fait maintenant ?
— Il faut que l'on prépare un bateau, une arche en fait avec des vivres, des couvertures, des médicaments.
— Merde, j'aime pas ça ! J'aime pas subir comme ça ! éclate Kézian. Soit tu dis tout, soit je me barre. C'est pas compliqué, ça ! Tu joues à celle qui contrôle tout. Tu nous manipules. Ça ne me va pas du tout. Alors tu t'expliques. On va où ? On rencontre qui ? C'est quoi le but de tout ça ?
Je hausse les épaules et lui tourne le dos. Une crise. Izoée m'en a fait beaucoup au début. Puis elle a compris. Je ne livre rien.
Kézian vocifère, je n'écoute plus, je me réfugie sur le balcon et je noie mes pensées dans l'eau tranquille de la baie de Morlaix. Dans le port, des voiliers colorés patientent en se dandinant. Dans deux semaines, je sais qu'il n'y aura plus un bateau amarré ici. Certains, pris d'assaut, auront chaviré à seulement quelques miles d'ici, les autres seront éventrés lors d'un raz de marée. Seule une trentaine d'embarcations conduira des familles à bon port, si j'ose dire.
— Il est parti ! s'affole Izoée qui me rejoint. Tu savais, hein, qu'il allait partir !
Tiens, je ne l'ai pas entendu claquer la porte. J'aurais pensé qu'il le ferait. C'est délicieusement déroutant de découvrir par soi-même.
— Zax, je te parle ! Kézian est parti ! Tu savais qu'il le ferait ?
— Non, j'apprends à le connaître. Je ne peux toujours pas le voir dans l'avenir. Mais ne t'inquiète pas, on le retrouvera.
— Mais comment peux-tu dire ça ? Tu viens de me dire que pour lui tu ne peux rien deviner.
— Pour lui non, pour toi oui !
— Je ne vois pas le rapport, s'agace-t-elle avant de comprendre. Oh ! Tu sais que je vais le revoir, c'est ça !
Je grimace un sourire. Longue à la détente ma copine, mais c'est ce qui fait son charme.
Elle vient se coller à moi, m'enlace. J'aime bien ces moments-là, toutes les deux unies, on a une force incroyable. C'est d'ailleurs là-dessus que je compte pour nous sortir de cette horreur. Pour l'heure, je la câline et je profite de sa chaleur, car dans moins de deux heures on va vivre de sales minutes.
On range un peu la chambre. Ça nous rassure. On a peu d'affaires, mais c'est notre façon de nous approprier les lieux et de nous apaiser un peu. Bon, il est l'heure. On doit sortir, je le sais. Pas moyen d'échapper à ce qui nous attend. Ça va être dur. On va en garder des séquelles pendant des mois, mais c'est un passage obligatoire pour que la suite se déroule normalement et peut-être même que j'apprendrai quelques éléments qui me manquent. Parfois, je me demande comment je fais. Est-ce que tout être normalement constitué serait capable de faire ce que je fais. Je vais à l'abattoir et j'y emmène ma copine sans rien laisser paraître.
— Tu viens, Izoée. On va acheter deux ou trois trucs à manger et on a besoin d'une carte.
— OK, ça me fera du bien de sortir. Il y a pas de danger dehors ? Et si Kézian revient pendant qu'on n'est pas là ?
— Relaxe ma belle, on le reverra je t'ai dit, mais pas aujourd'hui. Allez, c'est parti. Ne prends pas tout ton argent, laisses-en dans le coffre de la chambre.
Pour une fois, elle m'écoute sans poser de question. Pourtant au moment de sortir, elle semble anxieuse, prête à m'interroger. Je détourne vite son attention.
— Il te plaît bien Kézian, hein ? C'est vrai qu'il est bien fait. Et il a de ces yeux. On n'arrive même pas à définir leur couleur. À la fois bleus, bordés de vert avec des nuances grises.
— Ouais, c'est à toi qu'il plaît, me répond-elle rouge pivoine.
Je hausse les épaules, on est sorties de l'hôtel. On marche côte à côte sur le trottoir. Il n'y a presque personne dans les rues. Les gens se terrent chez eux, anéantis par la tournure des événements. Personne ne pense plus à faire du tourisme, pourtant je trouve cette ville agréable avec son ouverture sur la mer et son architecture magnifique. J'aurais aimé y passer quelques jours dans d'autres circonstances. Un couple se presse sur le trottoir d'en face, ils nous jettent un regard juste assez long pour que je les voie éventrés tous les deux dans une ruelle sordide. Ça se passera dans trois semaines, à deux pâtés de maisons d'ici à cause de quelques sacs de pommes de terre. Pourquoi, j'ai vu ça ! J'aurais dû fermer ma pupille tout de suite. Mais j'étais curieuse, je voulais savoir s'ils feraient partie des survivants. .
— Qu'est-ce que tu as vu ? demande Izoée inquiète par mon changement de couleur. Il va leur arriver quoi à ceux-là ?
Toujours perspicace, la bougresse. En même temps ce n'est pas trop difficile par les temps qui courent.
— Heu ! Ben, ils vont pas s'en sortir... Tu sais, ça va être dur pour beaucoup de personnes...
— Et pour nous ? On va s'en sortir ?
— Ça va être dur...
Je grimace et détourne le regard. Elle essaie toujours. Elle sait pourtant que je ne veux pas en parler, mais elle saisit la moindre occasion au cas où je baisserais ma garde.
On atteint une petite épicerie, elle semble ouverte. À notre entrée, un tintement discret avertit la propriétaire. Une femme dans la cinquantaine nous accueille. Elle est inquiète, elle nous sonde et se détend. Pas dangereuses, pense-t-elle. J'aimerais l'avertir que toutes les jeunes filles ne sont pas aussi innocentes que nous. Elle va le connaître à ses dépens dans quelques jours quand son magasin sera pillé par une bande d'ados. Bon, ce sera en quelque sorte ce qui lui sauvera la vie, puisqu'à la suite de ce méfait, elle rejoindra son frère en Angleterre et échappera à l'incendie qui va détruire tout le quartier.
On achète quelques fruits, il n'en reste pas beaucoup dans les bacs. On choisit aussi une brioche et un pot de Nutella. Pas très équilibré notre repas, mais c'est bon pour le moral et on en aura besoin toutes les deux. Quand on sort de l'épicerie, il commence à faire sombre, la ville est tout de suite plus inquiétante. On marche d'un bon pas en direction de l'hôtel, mais alors qu'on s'engouffre dans une jolie ruelle bordée d'un mur de pierres, un groupe d'une dizaine d'hommes surgit dans notre dos. Avant qu'on ne réagisse, deux d'entre eux nous attrapent par les cheveux et nous arrêtent net. Ça fait un mal de chien.
On y est. Je serre les dents et je ne veux pas regarder Izoée. Je ne pourrai pas lui envoyer le regard rassurant qu'elle attend.
Ces hommes ont vraiment une mine patibulaire, sauf un, le plus dangereux, qui d'ailleurs prend la parole.
— Alors les gonzesses, fait pas bon se balader seules par les temps qui courent. Vous avez peut-être besoin de protection.
— Non, on s'en sort très bien seules, je rétorque avec le maximum d'assurance que je peux rassembler.
Là, je me prends une baffe magistrale, celle-là je ne l'avais pas vue venir ou du moins je savais que j'allais en prendre une, mais je n'avais pas cherché à connaître les détails. Je suis sonnée. Izoée crie et en prend une à son tour. Ça le fait rire, Gueule d'ange !
— Je crois bien que vous êtes en difficulté, les niaises, claironne-t-il. Vous avez besoin de protection, je vous dis. Alors on ne dit rien ?
Izoée pleure et moi je me retiens comme je peux. Je ne veux pas craquer, mais je sens leur haine et leur suffisance. Ils ont envie de faire mal et de dominer. Je ne réponds rien et espère de tout cœur que Izoée se taira aussi.
— Plus de langue ? mugit-il. Z'avez vu les gars, c'est des minettes muettes.
Et notre silence l'énerve, il me balance une nouvelle baffe en riant. J'ai mal ! Je gémis et ça l'amuse. Il recommence à me frapper, cette fois avec les poings. C'est comme si je venais de percuter un bus, mon nez craque. Je sais que je vais en garder des séquelles pendant plusieurs semaines. Mon œil gonfle instantanément. J'ai tellement mal, mais le pire n'est pas encore arrivé. Tout mon corps se contracte, car je sais que c'est maintenant que l'horreur commence. Impossible d'y échapper, cette étape est nécessaire pour la suite. Mais mon Dieu, comme je voudrais pouvoir l'éviter !
— Arrêtez, arrêtez, s'égosille ma trop fidèle amie ! Arrêtez ! S'il vous plaît vous allez la tuer. Pourquoi vous faites ça ?
Elle a réussi à échapper aux bras mous qui l'engluaient et à la place de se sauver, elle s'approche de Gueule d'ange. Elle veut l'amadouer, le charmer. C'est sa technique, tout le monde tombe sous le charme d'Izoée. Tout le monde lui cède. Tout le monde dans un monde normal où les règles sont bien établies. Mais là, les monstres sortent sans vergogne et les innocentes créatures comme Izoée les excitent.
— S'il vous plaît, arrêtez. On va vous donner tout ce que l'on a, plaide-t-elle alors que je hoquète étouffée par le sang qui coule dans ma gorge.
Je ne peux plus rien faire pour ce qui va suivre. Tout est enclenché, le pire comme le meilleur.
Vite, que le pire passe pour que le meilleurapparaisse !
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