Chapitre 3: Le départ
Ça fait six ans maintenant que je suis la fille Roussel et l'amie d'Izoée. Six ans que je lis l'avenir et le passé des gens de mon entourage. J'ai bien aimé quand Papa et Maman Roussel ont rusé pendant des jours pour me cacher qu'ils partiraient en vacances sans moi. Ils craignaient l'esclandre que je ferais, alors que je me réjouissais déjà des bons moments que j'allais vivre à la maison avec Izoée. J'ai beaucoup moins apprécié lorsque j'ai « vu » que madame Micha, mon adorable voisine, allait mourir seule dans son lit, entourée de ses trois chats. La veille de son décès, j'ai passé deux heures avec elle à la faire parler de sa jeunesse. La pauvre vieille avait les yeux tout humides en se remémorant les quatre cents coups qu'elle avait faits avec sa cousine Raymonde ou les moments tendres qu'elle avait partagés avec un grand gaillard qu'elle pensait épouser. Le bellâtre l'avait lâchement abandonnée pour arpenter la banquise comme chercheur.
Moi, je savais déjà tout ça, j'avais « lu » des parcelles de sa vie chaque mercredi après-midi lorsqu'elle me gardait après l'école en attendant que Maman Roussel rentre du travail. C'était un peu ma mamie, madame Micha. Je l'ai beaucoup pleurée. Izoée et Rosy m'ont consolée, l'une avec ses crêpes, l'autre en me proposant une cure de chamallows.
Papa et Maman Roussel sont de plus en plus distants avec moi. Ils n'ont pas réussi à apprivoiser et aimer la petite fille que j'étais, ils n'arrivent pas plus à dompter l'adolescente rebelle que je deviens. Alors ils me fuient à leur façon. Papa Roussel a toujours le nez dans son journal et Maman Roussel passe sa vie au téléphone avec tante-girouette à se plaindre de mon attitude de sauvage.
Je sens que l'heure approche. Je vais bientôt rencontrer l'Autre. C'est une part d'ombre dans mes visions. Je sais que les temps changent. Nous vivons au mauvais moment. Notre existence va basculer. Mais je ne serai plus seule avec cette connaissance. L'Autre m'aidera, je crois. Je le perçois, je le sens. Mais je n'arrive pas à lui donner un nom, une consistance. J'en ai parlé à Izoée. Elle est jalouse, elle ne veut pas me partager. Pourtant je sais qu'elle va l'aimer. Trop d'ailleurs.
Le mois terrible commence. Les banques sont en chute libre. Les industries peinent à payer leurs salariés. Il y a de plus en plus de SDF dans les rues. Je sens l'affolement de notre société. Les gens ne parlent que de ça. Mais ce n'est que le début.
Ce soir, on va apprendre que le Moyen-Orient nous déclare la guerre. Ça fait un moment que ça couve. La communication n'est plus possible. Les idéaux sont diamétralement opposés et les enjeux financiers trop importants. Je sais que l'espèce humaine va souffrir. Que la fin du monde actuel commence maintenant. Je l'ai dit à Izoée pour la préparer. Pour une fois, elle n'a pas eu envie de me croire. Elle s'est même fâchée, m'a traitée de défaitiste et d'oiseau de mauvais augure. Souvent, j'y pense, je me demande si je ne suis pas cet oiseau de malheur. Ça me rend triste. Je me sens seule.
Izoée m'a appelée après avoir écouté les infos. Elle voulait me voir. J'étais prête, mon sac plein d'habits de rechanges et d'affaires de toilettes. Une demi-heure de caresses à Pitou. J'ai failli l'emmener, mais il ne faut pas. J'ai prévenu Papa et Maman Roussel que je dormais chez Rosy. Ils ont à peine émis un grognement, trop captivés par la télé qui répétait en boucle les avertissements à la population et les menaces des terroristes islamistes. J'ai hésité et je les ai embrassés tous les deux sur le front. Je ne vais pas les revoir de sitôt. Ils ne s'en doutent pas. Je ne sais même pas si je les reverrai, j'ai arrondi ma pupille à temps pour ne pas l'apprendre. J'ai quand même la gorge serrée. Je quitte six ans de vie.
Izoée est devant la porte d'entrée, affolée.
— Zut, Zax, t'avais encore raison. C'est quoi la suite ? Rosy est catastrophée, les jumelles pleurent. C'est aussi grave que ce qu'ils disent à la télé ?
Sur son teint pâle, ses yeux myosotis lui mangent le visage. Elle est belle, même dans la détresse. Et je ne peux pas la rassurer.
— C'est bien plus grave que ce qu'ils disent à la télé, Izoée. Il faut partir. Dès demain.
— Quoi ? Mais t'es pas bien. Ils ne sont pas encore chez nous. Ils menacent surtout la Grèce. Ça va peut-être s'arrêter là. Et puis les...
Je fends ma pupille bien en face d'elle. Izoée voit mes yeux s'assombrir. Elle observe mon visage se tendre. Je fais face à la mort, au sang, aux pleurs. L'horreur arrive devant notre porte. J'arrondis vite mon œil et bats des paupières., je ne veux pas en découvrir plus, ça me donne la nausée. De toute façon, je sais. C'est juste pour elle que j'ai joué cette scène.
— Qu'est-ce que t'as vu Zax ? Dis-moi ce que t'as vu ?
— La souffrance, la peur, l'atrocité ! On doit partir.
Cette fois, elle ne me répond rien. Elle affiche une moue résignée et me fait rentrer. Rosy se précipite vers moi et me serre fort dans ses bras.
— Oh ! Ma petite Zax ! Mais dans quel monde on vit ! Dans quel Monde ! Assieds-toi ! Tu veux boire un thé ? Un chocolat ? T'as déjà mangé ?
Rosy est effectivement affolée et Charlotte et Charlène ont les yeux rouges. Elles ont bien grandi les deux chipies. À dix ans, elles ressemblent trait pour trait à l'Izoée que j'ai connue lors de mon premier jour de collège.
— Pas de panique, les filles. On ne risque rien, je leur mens. Venez me faire un câlin.
Elles ne se font pas prier. Elles s'assoient chacune sur une de mes cuisses comme lorsqu'elles étaient petites et enfouissent leur tête dans mon cou. Il leur manque le réconfort d'un père. Je passe la soirée à inventer des histoires drôles pour les rassurer. Rosy a fini par se ressaisir et nous a préparé des crêpes. On les arrose avec de belles bolées de cidre. C'est notre dernière veillée, toutes les cinq, je l'ai vu. J'en ai versé une larme discrète. Mais je ne veux pas gâcher le moment, alors je mets mon masque de bonheur, celui qui me sert à cacher mes émotions. Izoée l'a compris, elle me connaît trop. Elle ne dit rien, mais dès que l'on se retrouve dans sa chambre, elle me gave de chamallows.
— Bon, Zax, raconte ! On fait quoi ? C'est quoi notre avenir ?
— Tu dois convaincre Rosy d'emmener les petites chez leur tante à la campagne, ça sera plus sûr. Les villes vont être sens dessus dessous. Ça va être la pagaille, très rapidement.
— Oh ! Non, non ! Et toi, Zax ? Tu vas où avec les Roussel ? T'as pas de la famille en Ardèche ?
— Je ne pars pas avec mes parents. Ils vont rester là, je soupire. Ils vont mettre trop longtemps à comprendre. Je vais à la rencontre de quelqu'un.
— Tu vas à la recherche de l'Autre, c'est ça ?
Sa voix est montée dans les aigus, la panique et la jalousie la gagnent.
— Oui, c'est le moment. La confrontation est proche, mais je n'arrive pas encore à le voir. C'est curieux de ne pas savoir à l'avance. Je n'ai pas l'habitude.
— Je viens avec toi ?
Elle tremble un peu. Elle attend une confirmation. Elle veut connaître sa route. J'aimerais lui dire que non, qu'elle restera avec sa mère et ses sœurs et qu'elles vivront des années paisibles toutes les quatre en dehors de la tourmente qui s'annonce, mais je mentirais et je lui ai promis de ne jamais le faire.
— Tu viens avec moi, Izoée. On part dans quelques heures. On ne reviendra jamais ici.
Son visage se crispe. Elle déglutit en silence. Et balaye sa chambre d'un regard perdu.
— Jamais, t'es sûre ?
Ça, c'est pour la forme. Elle sait que je ne peux pas me tromper, que j'ai vu notre avenir.
— On dort jusqu'à quatre heures du matin. À cinq heures, il y a un train pour Rennes. On le prendra. Tu écris une lettre rassurante à Rosy et tu la supplies de quitter la région parisienne.
— Et si elle reste ? Elle ne va pas tout lâcher comme ça du jour au lendemain. Et puis, elle va s'angoisser pour moi. Elle va signaler ma disparition à la police. Zax, je ne peux pas la laisser !
— Si tu peux, Izoée ! Rosy va comprendre, ne t'inquiète pas.
Rosy partira avec les jumelles, je le sais. Mais elle attendra trop longtemps pour prendre cette décision. Elle va d'abord essayer de retrouver Izoée. Elle alertera bien sûr les autorités qui ne feront rien, trop débordées par les événements. Quand la vie à Paris sera intenable dans moins de quatre semaines, elle acceptera de quitter sa maison, mais les gares seront déjà fermées et les routes très incertaines. Elles vivront vraiment des moments difficiles. J'ai préféré arrondir la paupière pour ne pas voir les violences qu'elles allaient subir. Tout ça, je ne peux pas le dire à Izoée, ce n'est pas la peine de la torturer. De toute façon, elle ne pourrait rien y changer. Je sais que demain, elle part avec moi, j'aurais voulu y aller seule. Mais je n'ai pas le choix, j'ai besoin d'elle.
Nous nous endormons, l'une dans les bras de l'autre. En six ans, le capharnaüm de la chambre de mon amie n'a pas beaucoup évolué. Les livres sont plus nombreux, les poupées et les peluches ont cédé leur place aux paires de chaussures et aux produits de maquillage. À mon réveil, je me trouve enfouie sous un monticule de revues de mode, j'ai eu le sommeil agité.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top