Chapitre 17 Le campement



Nous roulons en silence, la main d'Izoée serre la mienne à la sortie de chaque virage. Je sais qu'elle a peur que l'on fasse une mauvaise rencontre. Joséphine nous a mis en garde avant notre départ. Aucune route n'est sûre. Les gens sont devenus obsédés par les voitures, par la nourriture. Des groupes montent des barrages et détroussent quiconque ose s'aventurer dans leur secteur.


Cela fait moins de six mois que ce désordre a commencé, mais la pagaille est colossale. Partout des clans naissent, se soutiennent et sont capables des actes les plus barbares pour assurer leur subsistance ou leur confort. Balayées les centaines d'années de civilisation ! L'homme est un animal, disait un auteur dont je n'arrive pas à me rappeler le nom. À l'époque, quand mon professeur de français avait cité cette phrase, la moitié de la classe avait rigolé. Je me demande combien d'élèves ont maintenant intégré des groupes barbares et agissent comme des bêtes pour défendre leur territoire et leur famille.


Un nid de poule, plus gros que les autres, fait tressauter la voiture et Ethanaël pousse un juron, derrière. Je crois comprendre que son dos a heurté une barre de traverse du porte-bagage.


— Eh ! Joséphine ! Tu peux pas rouler un peu plus cool, non ! On n'est pas du bétail ! crie-t-il.


— Ça secoue derrière, complète Kézian, qui malgré tout semble s'amuser de la situation et accentue avec son corps les remous du véhicule.


De vrais gosses, je pense en souriant, puis me fige face au visage crispé de la conductrice. Joséphine ne fait fi de la requête des deux garçons, elle accélère même. Elle semble tellement pressée de nous déposer, de se débarrasser de nous. On dirait que sa vie est en jeu. Je ne peux m'empêcher de tenter une dernière fois de percer son mystère.


— Tu es sûre que ta maison est bien sécurisée et que Michael ne risque rien ! Tu l'as laissé tout seul, quand même.


J'ai envie de l'inquiéter pour qu'elle baisse sa garde et se dévoile davantage. Izoée fronce les sourcils et me regarde en coin, elle ne comprend pas à quoi je joue. Joséphine ne se laisse pas prendre à mon piège mesquin et se contente d'une réponse laconique.


— Il est en sécurité, je le sais.


— Tu es comme Zax, toi aussi tu lis la vie des gens ? demande à brûle-pourpoint mon idiote d'amie qui oublie toujours de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.


Elle se rend bien vite compte de l'énormité de sa révélation, car elle devient cramoisie dans la seconde. Elle me regarde, paniquée. Joséphine freine brutalement sans se préoccuper des garçons qui braillent en chœur. Elle soupire, son attention se pose sur Izoée qui sue et n'ose pas me regarder. Je l'entends même déglutir. À cet instant, je suis heureuse de la savoir mal à l'aise, elle m'agace cette tête de linotte. La vie est devenue un enfer et chacun doit être capable de se contrôler. Notre conductrice se racle la gorge, puis choisit de faire celle qui n'a rien entendu.


— Je vous laisse ici, descendez.


Sa voix claque, elle s'est fermée. Ses traits sont tirés, ses mains crispées sur le volant.


— Descendez, nous répète-t-elle, n'oubliez pas vos sacs et bon voyage.


— Merci, annone Izoée qui n'ose toujours pas lever les yeux vers moi.


— Merci Joséphine. Mais si tu vois notre vie, alors tu sais, n'est-ce pas ? je tente.


— Je sais bien plus que tu imagines, me souffle-t-elle à contrecœur.


Une fois encore, ses mots m'interpellent sans rien me révéler. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi elle se braque tant et pour quelle raison elle s'entête à rester dans son bunker. Si elle a ma connaissance, si elle connaît le but de notre voyage, ne devrait-elle pas tout quitter pour nous suivre ? Pour la première fois, j'ai l'impression que je me trompe, que c'est elle qui a les réponses, que mon chemin tout tracé n'est qu'un leurre.


Je suis la dernière à quitter le Pick up, non sans espérer un rappel de notre généreuse hôtesse. La portière claque, Joséphine au volant nous fait un signe d'adieu et les pneus crissent sur le gravier.


Elle est partie, elle nous a laissés. Jusqu'au bout, j'ai cru qu'elle se raviserait, qu'elle comblerait les quelques trous qui font paniquer mon esprit.


Nous sommes tous les quatre au bord de la route, un peu déboussolés.


— Bon, ben, on y va, lance Ethanaël. On te suit, Zax.


— Comme toujours, marmonne Kézian à ses côtés.


Il m'énerve vraiment le chouchou d'Izoée. Je ne suis pas d'humeur à supporter ses sempiternelles remarques, pourtant je ne dis rien. Je sors la carte de mon sac et essaie de nous situer. Joséphine nous a déposés sur la nationale 24, à environ deux kilomètres de Tipperary. Elle a écourté notre voyage à cause de mes questions ou plutôt de celles d'Izoée. Repensant à l'inconscience de mon amie, je la fustige du regard.


— Pardon, balbutie-t-elle, toujours très mal à l'aise.


Comment rester longtemps en colère face à cette bouille de chat penaud, je la presse rapidement contre moi non sans lui souffler:


— Heureusement que je t'aime sinon, je t'aurais étranglée.


Elle m'adresse un petit sourire contrit, tandis que Kézian lui passe un bras autour du cou. Il ne sait pas de quoi il s'agit, mais il opère en protecteur. On ne touche pas à son Izoée. Il m'agace !


Je me saisis d'un sac, Ethanaël porte l'autre et on prend la tête de notre quatuor. Il fait frais encore, décidément même le soleil me boude. Je grelotte dans les vêtements légers prêtés par notre hôtesse. J'entame la marche d'un bon pas, je n'ai pas envie de parler. Ethanaël doit être dans le même état d'esprit ou il a simplement compris mon humeur. On avance presque au petit trot, seul l'ahanement de notre respiration fait la conversation. Les deux autres rouspètent derrière, on les a déjà semés d'une bonne centaine de mètres. Des pensées m'assaillent, des questions me picorent le cerveau. J'aime pas du tout ça.


Dans cinq jours, si on garde ce train d'enfer, on arrivera à destination. Dans cinq jours, j'aurai atteint le lieu pour lequel ma vie entière a été programmée. Dans cinq jours, je vivrai l'extase de l'accomplissement et l'horreur de...


— Y a un campement là-bas, crie Kézian. On fait quoi ?


Izoée et lui sont deux cents mètres en arrière et désignent quelque chose dans les champs. Je fronce les sourcils et plisse les yeux. Je ne distingue qu'un amas blanc. Ethanaël, une main en visière, observe aussi. Il m'attrape et m'incite à m'accroupir.


— Il y a cinq voitures garées en cercle et peut-être une dizaine de silhouettes. Ils ne nous ont pas vus. Ils ont allumé un feu.


— Tu vois tout ça ? je m'étonne.


— Oui, pourquoi ?


Je secoue la tête sans répondre et fais signe aux autres de nous rejoindre discrètement. Je m'étais aperçue déjà à une ou deux reprises que ma vision baissait. Mais je n'avais pas réalisé à quel point je m'en étais accommodée. Je sais tellement de choses sur ce monde, sur les gens, sur leurs intentions que je n'ai pas besoin de prêter attention à ce que je vois. C'est seulement maintenant que je réalise que les pronostics des spécialistes, concernant ma dégénérescence rétinienne, se précisent. Ils m'avaient prédit une cécité avant l'âge de vingt ans. J'en ai 18 et demie et je ne vois pas à moins de cinq mètres. Je devine les contours, les formes, les couleurs et je reconstitue les scènes.


Pas le temps de m'appesantir sur mes problèmes, puisque d'autres se profilent que j'avais presque oubliés. Je me mens, cette étape était inscrite dans l'œil d'Izoée comme toutes les autres. Je ne l'ai pas oubliée, juste mise de côté.


— Alors ? souffle Kézian à mon oreille.


Il m'a fait sursauter. Il est essoufflé, en alerte, et tient fermement Izoée par la main. Je grimace pour faire mine de réfléchir et je demande à mes compagnons de se baisser davantage et de reculer discrètement de quelques mètres pour atteindre les arbres qui bordent le sentier. Ils m'écoutent sans sourciller. C'est bien là le problème. Vais-je encore les guider dans la gueule du loup sans explication ? Ou devrais-je les prévenir des heures sombres qui s'annoncent une nouvelle fois ? Je n'ai pas besoin de me questionner plus longtemps, c'est Ethanaël qui prend les rênes, à peine sommes nous installés à l'abri des feuillages.


— Bon, dit-il. On n'a pas besoin de savoir. On voit bien à ta tête que ça ne va pas être une partie de plaisir, une fois encore. J'ai compris que c'est un passage obligé, on n'y coupera pas, d'une manière ou d'une autre, il faut que l'on en passe par là, mais si tu nous garantis sans réserve que l'on s'en sort plus ou moins indemnes, ça me va.


D'où lui vient sa soudaine résilience ? L'épisode de la maison avec la vieille et les deux frères l'a bien ébranlé. Visiblement, il a compris que rien ne pouvait déjouer le destin. Kézian, ne semble pas vraiment d'accord, il a sursauté aux propos de son compagnon et fronce les sourcils en le regardant. C'est Izoée qui a raison de sa résistance.


— On a confiance en toi, Zax. On te suit. Hein, Kézian ?


— Oui, oui, marmonne-t-il en baissant les yeux. On suit. Tu nous garantis qu'on s'en sort ?


J'acquiesce juste d'un battement de paupières et m'élance en direction du campement. Je sais que l'on va y passer trois journées sous bonne surveillance, que la tension sera essentiellement psychologique et qu'il faudra se dépêcher ensuite pour rejoindre notre point de chute. Je cache la clef dans ma chevelure frisée, regroupée par un chouchou dérobé dans la salle de bain de Joséphine. Pour une fois que je suis bien contente d'avoir une telle tignasse. Je frissonne. Tout va bien se passer, j'ai tout en main, notre destin est tracé.


En file indienne, notre groupe traverse le champ qui nous sépare du premier rempart du campement. Des silhouettes se dressent, on devine la surprise, puis la tension qui anime les vigiles. Des voix claquent, des pas se précipitent et en quelques secondes, on est encerclés. Quatre hommes et une femme nous jaugent, chacun paré d'une arme blanche. Pas une parole, de longues secondes d'observation. J'ai presque l'impression que ceux-ci ont totalement cédé à leur instinct animal, leur nez se plisse, ils nous flairent pour se faire une idée de notre dangerosité.


Le plus petit des hommes, au visage nerveux, finit par nous interpeller dans un anglais chantant:


— Qu'est-ce que vous foutez ici ? Vous transportez quoi ?


Nous voilà une nouvelle fois démunis de nos affaires et fouillés minutieusement.


— Vous foutez quoi ici ? répète le roquet alors qu'aucun de nous ne lui a répondu.


Mes compagnons me regardent, attendant que je réplique. Évidemment, ils ne savent pas ce que l'on fait là, ils me suivent aveuglément. Leur attitude me désigne comme la cheffe du groupe aux yeux des gens du campement. Le roquet se campe face à moi, il grimace et réitère dans un gaélique irlandais que je pense être la seule du groupe à comprendre:


— Vous cherchez quoi ? Z'avez pas l'air d'avoir quoi que ce soit à monnayer ! Le patron va vous dézinguer.


J'interromps son rire gras en répondant d'une voix ferme:


— Je veux voir Grégor.


Il me toise en se raclant la gorge et maugrée des mots inintelligibles. C'est sa compagne qui prend le relais. Elle n'a pas lâché son poignard à la lame impressionnante qu'elle agite nerveusement devant mon nez.


— Vous le connaissez d'où, Grégor ? Et qu'est-ce que vous lui voulez ?


Elle s'est approchée un peu trop près de moi, elle sent fort la transpiration, et pire, l'urine. Écœurée, je recule d'un pas. Elle croit sans doute qu'elle m'impressionne, car elle se pavane devant ses compagnons et me caresse le menton avec la pointe de son poignard. Elle a vu trop de films et elle a besoin de s'affirmer devant ses acolytes. Pourtant quand ma pupille croise la sienne, j'y lis en moins de deux secondes la vie d'une petite fille, Jamie, choyée par un père veuf aimant et sa volonté de tout faire pour lui plaire. Enrôlée dans ce groupe de nomades par nécessité: « L'union fait la force, qu'importe les compagnons », lui a enjoint son paternel, elle a essayé de ne pas perdre son humanité. Mais Papa est mort il y a un mois dans un raid lancé par un groupe de passage, et là, elle a commencé à dérailler. Une envie de tuer pour s'affranchir de la peur qui l'a tétanisée lors de la mise à tabac de son père. Elle n'a pas su réagir quand cinq hommes ont détroussé son paternel en lui éclatant le crâne ni quand ils l'ont violée juste après. Maintenant elle veut sa revanche. Je m'accroche à son regard, fascinée par sa détermination et continue à lire le fil de son existence. Elle restera déterminée et à vif, mais saura tirer son épingle du jeu. Elle deviendra la compagne de ce Grégor qu'il faut à tout prix que je voie. Lui n'en aura cure, mais le prestige de la position, conférera à la jeune femme une aura nouvelle. Elle s'occupera des nécessiteux après l'apocalypse. Une survivante qui cherchera jusqu'à son dernier souffle la rédemption pour une faute qu'elle n'a pas commise.


Je décide qu'elle me plaît malgré son odeur et je lui adresse un sourire engageant. Pas du tout amadouée, Jamie me plante la pointe de son couteau entre les omoplates et me fait avancer.


— Je ne sais pas ce que tu mijotes toi, mais tu ne me plais pas, râle-t-elle. On les emmène dans le cagibi. Grégor décidera de leur sort à son retour.


Elle me pique plusieurs fois avec son couteau dans le dos, me forçant à allonger le pas pour fuir la morsure de la pointe. J'ai bien l'impression que je saigne, je ne sais pas si les blessures sont profondes, mais ça fait mal. Je me suis emballée avec ma vision, mais j'ai oublié que ma tortionnaire sera pétrie d'humanité seulement dans quelques années. Pour l'instant, elle est juste en colère contre la Terre entière.


Le cagibi, cette fois, n'est pas un placard sombre comme chez la vieille, mais une tente à la bâche solide qui renferme les denrées du groupe. On nous assoit de force au sol. Jamie, le roquet et les deux autres hommes nous encerclent. Izoée gémit sous le regard insistant de l'un d'eux. Kézian sort de son mutisme pour montrer sa virilité et rassurer sa belle.


— Si l'un de vous, touche un cheveu des filles, je vous dézingue. Même mort, je reviens et je vous dézingue.


Sa remarque fait sourire l'assemblée, ce qui le rend dingue, il tente de se redresser, mais un gars lui appuie fermement sur les épaules. Moi, je suis agréablement surprise, il a dit « les filles ». Heureuse qu'il m'inclue dans sa tentative de chevalier héroïque. Pour une fois que je ne compte pas pour du beurre. J'aurais préféré que ce soit Ethanaël qui se la joue défenseur de la belle opprimée, mais non. Celui-ci a pourtant le regard noir et sans doute une idée derrière la tête, je le vois marmonner et avant que je n'aie la présence d'esprit de l'arrêter, sa mélodie douceâtre et ensorceleuse m'assomme comme tout le reste de la bande.


— Allez debout ! me crie-t-il trop près de l'oreille.


Le son me crispe, mais son souffle chaud frôlant ma peau m'émoustille. Je cligne des yeux bien une dizaine de fois avant de reprendre complètement mes esprits.


— Non, non, il ne fallait pas, je lui reproche la voix pâteuse. Je dois voir Grégor.


À mes côtés, Izoée ronfle et Kézian est à moitié avachi dessus. Tous nos terribles hôtes se sont affaissés sur eux-mêmes et forment un tas.


— Qu'est-ce que tu racontes, pourquoi tu veux voir ce type ? Regarde-les, ces mécréants, ils ont tous une mine patibulaire et des idées scabreuses derrière la tête. Si on reste ici, l'une de vous va passer à la casserole. Ton gars n'est pas là, tu as entendu l'autre pétasse ? On ne va pas l'attendre, hein ? On se tire et on l'intercepte ailleurs. Mais il faut que l'on se dépêche, mon somnifère personnel ne va bientôt plus faire effet.


Il est presque collé à moi, si bien que je le vois assez nettement. Qu'est-ce qu'il est craquant avec cet air sérieux, une ride barre son front et souligne la profondeur de son regard et ses lèvres, si pulpeuses et frémissantes que j'en suis toute retournée. Pourtant, je me ressaisis, le repousse légèrement et secoue la tête.


— Je dois le voir ici. Ne t'inquiète pas. Izoée et moi, on ne perdra pas notre virginité dans ce camp.


— Votre virgi...


Il s'étouffe et s'empourpre.


— Vous non plus, j'ajoute malicieusement.


Cette fois, il est cramoisi et secoue la tête comme pour signifier que je suis irrécupérable.


— Zax, rien n'est drôle, tu nous as encore embarqués dans un guet-apens. On t'a suivie, on te fait confiance, tu vois, mais maintenant on se tire.


— Ethanaël, on est à peine arrivés, on va rester ici exactement cinquante-sept heures. C'est nécessaire. Mais tu l'as dit, tu me fais confiance, alors crois-moi quand je t'affirme que tu en sortiras indemne physiquement. Maintenant, il faut réveiller Kézian avant le reste pour gagner encore quelques secondes supplémentaires afin d'arranger un peu ce tas de dégénérés.


Je désigne la masse enchevêtrée de nos nouveaux geôliers. Ethanaël soupire et secoue son pote. Kézian n'a pas le temps de bâiller qu'on le presse d'utiliser sa capacité à gérer le temps. Deux battements de cils et nous sommes tous assis face à face. Quand Jamie s'éveille, la stupeur est flagrante sur son visage, elle ne comprend rien, pourtant elle ne doit pas perdre la face et fait comme si de rien n'était. Elle harangue ses compagnons, incitant l'un à nous lier les mains et les pieds, deux autres à monter la garde devant la tente. Elle s'en va ensuite, sans un mot, pas remise du trou de mémoire qu'elle vient de vivre, d'ailleurs les hommes ont tous l'air à côté de leurs pompes. C'est assez jouissif. Malgré nos liens et notre situation peu enviable, je devine un sourire de satisfaction sur les visages d'Ethanaël et Kézian. Izoée bâille à s'en décrocher la mâchoire et je sais qu'elle attend que le dernier homme quitte la tente pour m'assommer de questions.


— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? couine-t-elle déjà.


— Une tentative d'évasion avortée, s'empresse de répondre Ethanaël.


Et il s'en tient là, pas d'accusation à mon égard, ni même de regard équivoque. Il y a du progrès et je sens mon cœur taper un peu trop fort.


— Au moins, on n'est pas bâillonnés, fait remarquer mon amie. Alors quel est le plan Zax ? Comment ça se passe à partir de maintenant ? Pourquoi tu veux voir ce Grégor ? C'est qui ?


C'est là que je me dis que cela aurait été une bonne chose qu'on nous bâillonne finalement.


— Wahou ! Ils sont blindés de bouffe ! s'exclame Kézian avant que je ne réponde.


Les yeux exorbités, il fixe les caisses qui s'empilent dans le fond de la tente derrière une grille cadenassée. Elles sont toutes ouvertes et exhibent leurs denrées. Des boites de conserve pour la plupart: du maquereau à toutes les sauces, du corned-beef, des légumes aussi, petits pois, flageolets, champignons, de la confiture... Sur une table, des jambons fumés, des saucissons et du fromage ainsi que des fruits, pommes, poires et noix. De l'alcool aussi. Une belle collection de bouteilles. Et de l'eau, des litres et des litres de Fíor.


— Au moins, on ne va pas crever de faim, se réjouit Ethanaël.


— Ni de soif ! complète Kézian.


Pauvres fous ! Encore une fois, ils ne savent rien. Et c'est moi qui dois jouer la rabat-joie.


— En fait, je commence mal à l'aise, ça va être ça le problème.


C'est mon intonation, plus que mes paroles qui les ont alertés. Ils ont compris que je rentrais dans le vif du sujet. Ils jouaient les décontractés, mais ils sont morts de trouille. Je les comprends tellement.


— Vas-y, lance-toi, m'encourage Ethanaël dont la mâchoire est tellement tendue que je l'ai une seconde imaginé ventriloque.


C'est l'heure des petites révélations, je m'y suis engagée. De toute façon on ne peut plus reculer.


— Eh bien, on ne va pas nous battre ici ni nous humilier, on va juste nous oublier. Personne ne va s'occuper de nous.


— Ça va, se détend Kézian, on a connu pire, non ?


Je hoche la tête. Cette fois, c'est moi qui ai les dents serrées. Je ne sais pas ce qui est pire, mais dans les yeux d'Izoée quand je nous ai vu tous les quatre, j'ai bien perçu la souffrance.


— Si on nous oublie, c'est plutôt bien, non ? me relance Izoée.


Elle me connaît, elle a compris que je ne disais pas tout. Pourtant, je hoche la tête. Comme indiqué, personne ne vient nous voir. Pourtant, par instant, on perçoit l'agitation dans le campement, mais nous sommes le cadet de leurs soucis. J'ai pu lire dans la pupille du petit roquet, juste avant qu'il sorte de la tente tout à l'heure, qu'un raid était prévu dans un village proche pour récupérer des volailles. On ne les intéresse pas, ils ont mieux à faire. Alors, nous, on discute. Pour une fois, on a du temps et on peut mieux faire connaissance. Après tout ce qu'on a traversé ensemble, on ne se connaît pas vraiment.

On savait que Kézian étaitun artiste-baroudeur, mais on apprit que c'était aussi un petit génie eninformatique. Apparemment à l'âge de huit ans, il codait son premier programme,il aurait même remporté à seize ans le grand concours de codage mondialorganisé par l'entreprise indienne Tata Consultancy services. C'est avec lesdix mille dollars de prix qu'il est parti un an plus tard faire le tour dumonde. Un quart de monde finalement, comme il dit. Ses parents étaient trop anxieuxet ont fait des pieds et des mains pour qu'il rentre au bercail. Sa mère a mêmeattrapé une leucémie pour qu'il n'ait pas le choix et rentre vite l'embrasserune dernière fois.

Il est tout tremblant quand il nous raconte ça, il essaie de cacher son trouble, mais Izoée ne s'y trompe pas et se dandine d'un côté à l'autre pour se rapprocher de lui. Elle réussit à le faire rire avec sa danse de ver de terre. Il nous faut peu de chose maintenant pour nous égayer. Tant mieux.

Ethanaël a eu une vie plus simple, en apparence. Enfant introverti, il s'est éduqué par les livres chez son oncle qui travaillait douze heures par jour pour les nourrir, lui et ses sept cousins et cousines. Je n'ai pas trop compris ce qu'il était arrivé à ses parents, mais il les a perdus très jeune. Apparemment, ce contexte à la Cosette ne l'a pas effrité et il est resté un enfant ouvert et débordant de curiosité. Très bon élève, il n'a cependant pas accroché à l'autorité et aux exigences de l'éducation nationale et à seize ans il a choisi d'abandonner l'école pour travailler dans le garage de son oncle. Il a continué cependant à s'instruire seul et a passé un diplôme en pétrochimie et un autre en biotechnologie avec succès.

Je lis dans les yeux d'Izoée qu'elle est scotchée par le niveau intellectuel de nos deux compagnons. Du coup, gênée, elle a du mal à se confier quand c'est à son tour de livrer un peu de sa vie. Je l'aide en parlant de J'aurais dû me taire, l'évocation des jumelles et de Rosy lui fait monter des bouffées d'angoisse et elle est secouée par les larmes.

Évidemment, Kézian me fustige du regard, il a son air de « mais de quoi tu te mêles encore » et je me sens bien minable.

— Zax, Zax, m'interpelle Izoée entre deux sanglots hoquetants, tu sais comment elles vont, hein ? Dis-moi qu'elles s'en sortent.

Mentir pour éviter la douleur ou raconter pour me libérer et rester l'amie sincère de toujours ? Je suis paralysée par ce dilemme et cette question qui m'obsède aussi depuis notre départ. Comment j'ai pu laisser Rosy et les jumelles seules à Paris sachant qu'elles subiraient des horreurs ? Mais je n'avais pas le choix, leur destin est tracé et je devais suivre ma voie.


— Zax ? redemande Izoée, cette fois horrifiée, par mon mutisme.


— Je... je ne sais pas trop, je n'ai pas pu tout voir, je mens, mais je sais qu'elles sont parties pour Saint-Junien rejoindre la sœur de ton papa.


— Oh ! mais c'est loin, tout ce trajet, il a pu leur arriver plein de trucs, s'affole-t-elle.


— Non, t'inquiète, elles sont parties assez tôt avant les vagues de panique et de violence, je mens encore sans la regarder.


— C'est une bonne idée la campagne, intervient Ethanaël qui a très bien compris les enjeux et veut apaiser la pauvre Izoée. Là-bas, elles auront sans doute trouvé plus facilement à manger et les gens s'entraident, c'est pas comme la folie des villes.


Izoée renifle, les paroles d'Ethanaël ont fait mouche. Sa voix chaude aux intonations chantantes est réconfortante. Comme son chant, elle engourdit un peu les sens et on se laisse porter, peut-être même hypnotiser. En tout cas, c'est l'effet qu'elle a sur moi et Izoée ne pense pas à lui rétorquer que pourtant ici à la campagne, on a vu et vécu des horreurs.


Kézian se tortille d'une fesse à l'autre.


— J'ai des crampes, explique-t-il. Et toi, Zax ? Quelle enfant étais-tu ? Quelle vie as-tu eue ?


Je crois que c'est avec plaisir que je leur raconte mon enfance à Madagascar avec Lisou, Martie, Sophie, Madame Rénaud et Gérard. Ils boivent mes paroles, je le vois bien, au regard brillant d'Ethanaël, aux joues rosies d'Izoée et à la bouche entrouverte de Kézian. En leur parlant, je revis les situations, je ressens le soleil sur ma peau tannée et l'air chaud qui me caresse. Les odeurs aussi, celles écœurantes des bennes à ordures, des égouts vomissants, ou de la viande des bouchers à l'air libre, mais celles aussi des pluies tropicales lessivant le bitume chaud, des brochettes de zébu, des beignets à la banane ou celles enivrantes des orchidées et de l'ylang-ylang.


Je me revois à dix ans, dans la salle d'accueil de l'orphelinat de Tananarive. Je suis assise sagement sur la chaise en osier, deux nœuds rouges dans mes cheveux crépus, une robe jaune prêtée par Martie, les mains sagement posées sur les genoux comme conseillé par Sophie, un sourire crispé aux lèvres. J'attends mes futurs parents. Papa et Maman Roussel. Ils entrent accompagnés par Madame Renaud qui les fait asseoir face à moi. Ils me jaugent, m'inspectent sur toutes les coutures avant de m'adresser un sourire chaleureux et de m'offrir des sucreries. Maman Roussel me parle comme à un bébé, des phrases sans verbes en articulant exagérément. Peut-être qu'elle pense que je ne parle que malgache. Pourtant je la comprends très bien, j'apprends le français à l'école et d'ailleurs, je suis extrêmement douée pour les langues, je comprends l'anglais, l'italien, l'espagnol et des bribes de japonais. Papa Roussel avance une main timide vers mon visage et il me caresse les cheveux. Je n'aime pas ça. Je n'aime pas que l'on me touche les cheveux. Pourtant ça sera son truc pour communiquer avec moi les premiers mois. Et puis sans le vouloir, je capte son regard. Cela fait quelques semaines que mes yeux piquent, que ma tête est lourde et parfois douloureuse et surtout que j'ai des flashes qui me terrifient quand je fixe les gens, c'est pour ça que mon regard est devenu fuyant. J'évite de fixer mes interlocuteurs, mais là c'est mon futur papa et la curiosité m'a fait oublier la prudence. Ma pupille se fend instantanément et je vois tout. Ma vie parisienne avec les Roussel, leur désespoir et leur écœurement à mon égard, leurs phrases blessantes, leur attitude humiliante, cet étouffement dans leur appartement. J'en reste saisie, une bouffée de chaleur m'étreint et la tête me tourne. J'hyperventile alors que madame Renaud me rassure en me disant que c'est normal d'être anxieuse à l'aube d'une nouvelle vie, mais que ma chance est là avec ces beaux parents qui veulent de moi. Mais j'entends aussi la voix chuchotée de maman Roussel qui questionne son mari sur mon état de santé en espérant ne pas ramener en France plus de soucis qu'autre chose. J'ai la gorge serrée de désespoir, pourtant, j'ai entrevu une lumière dans cet avenir funeste. Un visage léger, évaporé, un cœur brillant, Izoée.


Je souris alors sur la photo prise par Gérard avant mon départ de l'orphelinat six mois plus tard entre une maman Roussel toute lisse dans un tailleur gris et un papa Roussel rasé de près, droit comme un i, une main dans mes cheveux.


Ma vie d'autrefois, si loin, mais si sensible encore. Je sors difficilement de mon passé en m'ébrouant. Les yeux humides. Kézian, Ethanaël, Izoée semblent aussi émus que moi.


— Ça donne soif tout ça, dit Ethanaël avec un clin d'œil en direction des bouteilles bien rangées au fond de la tête.


Je sais qu'il veut alléger l'atmosphère, mais il ne sait pas à quel point ces simples mots vont être douloureux dans quelques heures. Un gargouillis long et sonore résonne, chacun sonde son ventre et se regarde ensuite en souriant.


— Ça donne faim aussi, n'est-ce pas Kézian ? demande Izoée malicieuse.


— Ben, faut dire que ça fait longtemps qu'on n'avait pas vu autant de victuailles, même chez Joséphine où c'était déjà le paradis comparé à ailleurs, on n'avait pas un tel choix. Et puis cette odeur de fromage, miam, j'en bave.


Une nouvelle protestation de son ventre nous fait sourire. On est encore insouciants. Cela ne fait que trois heures qu'on est enfermés ici et je sens déjà la soif me titiller. Il ne faut surtout pas y penser. Je passe ma langue sur mes lèvres sèches et déglutis. Cet étalage de nourriture et ces bouteilles d'eau vont être un vrai supplice pendant les trois jours à venir.



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