Chapitre 15: Joséphine


Comment part-on d'ici ? Ça, c'est la bonne question. J'aimerais bien que Joséphine s'approche, je pourrais lire en elle et comprendre pour quelle raison elle veut nous acheter et comment elle va s'y prendre. C'est curieux, car elle n'était jamais apparue dans l'équation de notre périple avant, pourtant j'ai la sensation qu'elle est importante, qu'elle va faire partie du voyage.

- Zax, tu me réponds, insiste Izoée. On part comment ?

- Je ne sais pas encore, mais ne t'inquiète pas, si chacun de nous quatre suit sa destinée, nous ne devrions pas subir d'autres dommages ici.

- Tu appelles ça, des dommages ! Moi, j'y vois des tortures, s'insurge-telle. Je vais être marquée à vie. Charly et Charlène me manquent ! Ma mère me manque ! Pourquoi je t'ai accompagnée ?

L'évocation des jumelles et de Rosy me serre le cœur. Où sont-elles ? Ont-elles réussi à trouver un refuge ? Avant notre départ, j'avais sondé la prunelle de Rosy et entrevu les difficultés qu'elles allaient affronter toutes les trois. Des jours d'errance, la faim, la peur. J'avais perçu le désespoir de Rosy face à l'absence de sa fille aînée et son incertitude sur sa capacité à protéger ses cadettes. Rosy, ma mère de substitution. Une femme extraordinaire, chaleureuse qui m'a pris sous son aile dès mon arrivée dans son foyer. Je l'ai abandonnée sans scrupule, parce que je sais l'avenir. Parce que j'ai un rôle, parce qu'Izoée est ma bouée, ma boule de cristal pour lire les aléas de ma route.

- Tu as changé, Zax, poursuit mon amie, toujours furieuse. Tu as changé depuis notre départ. Je te trouve dure, insensible. On dirait que tu te sers de moi. De nous.

Elle désigne du menton les garçons avachis au sol, à côté de leur gamelle d'eau. Ils sont pitoyables avec leurs vêtements déchirés, leur corps meurtri et surtout leur air soumis. Un étau me comprime la poitrine, je retiens une larme. Izoée a raison, je me sers d'elle, elle le comprend seulement maintenant, ma naïve amie. Et il est trop tard pour reculer. Mais je l'aime, je l'aime comme une sœur. Et tout ce que je lui fais subir me détruit chaque jour, un peu plus.

- Je t'aime Izoé, je lui lance avec ferveur. Je suis tellement désolée de ce que tu vis. Je te promets que l'on va partir d'ici. Je sais que l'on vient de passer des heures difficiles. Mais il n'y avait pas d'autres solutions, crois-moi. Si j'avais pu te conduire ailleurs, si j'avais pu me couper une jambe pour changer les choses, je l'aurais fait sans hésiter. Je tiens à toi. Tu es la personne qui m'est la plus chère sur cette terre.

Elle sanglote tout doucement. Elle est à peine à un mètre de moi et je ne peux pas la serrer dans mes bras. Jamais je n'ai eu autant besoin d'un contact physique. Je me mords les lèvres et l'enlace en pensées. Ses yeux me fuient, elle renifle. Son visage est barbouillé de larmes et son nez coule. Elle finit par me regarder.

- Je t'aime aussi Zax, souffle-t-elle.

Quelqu'un piétine devant nous, nous défigure. Un vieil homme que je n'avais pas encore remarqué. Ses yeux fatigués sont voilés par le prisme de la cataracte et j'ai du mal à le déchiffrer. Je vois quand même des bribes de sa vie passée. Un garçon fort et dynamique, pompier volontaire. Des existences sauvées, des accidents évités. Une femme, deux enfants. Un divorce douloureux. Une autre femme et un nouvel échec. La perte de son fils, un anéantissement. Le mariage de sa fille. Le bonheur de garder ses quatre petits-enfants. Puis l'alcool qui s'est insidieusement invité dans son quotidien. Une forme de déchéance, mais toujours le contrôle de son image.

Anton s'approche de lui et, en bon négociateur, commence à faire l'apologie de sa marchandise. Il nous désigne tour à tour, mais ne manque pas non plus de présenter tout l'attirail qu'il a étalé sur sa table, nous renvoyant à l'état de simple objet.

Le vieil homme fait mine de s'intéresser à un moteur, mais je devine que son attention est toute dirigée vers Izoée et moi. Pourquoi veut-il nous acheter ? À quoi pourrions-nous lui servir, sans doute pas d'objet sexuel, comme la plupart des acquéreurs potentiels nous ont déjà cataloguées. Je retourne sonder sa pupille. C'est assez flou, peut-être l'effet de la cataracte. Je distingue quand même une image. Il va monter son entreprise, asservir des gens, les faire travailler, construire son blockhaus pour se protéger lui et ses petits-enfants. Il y arrivera au prix de plusieurs vies d'innocents. L'humanité me dégoute. Ce vieil homme a bonne conscience. Il veut juste préserver ses descendants. Qu'importe les dommages collatéraux.

La négociation commence. Anton a passé un linge sur le visage d'Izoée pour la débarbouiller. Nous assistons à leurs tractations sans bien saisir tous les enjeux. Il me semble que l'acheteur aimerait nous troquer contre un moteur et un vélo. L'affaire paraît juteuse, car Dents jaunes, qui s'est joint aux échanges, a les yeux qui brillent et parle assez fort. La vieille, par contre, n'est pas du tout intéressée. Elle n'arrête pas de secouer la tête et je vois bien que cela agace Anton.

C'est alors que Joséphine fait son incursion dans la négociation, je ne m'étais pas aperçue de son arrivée. Ses longues mains nerveuses s'agitent en tous sens quand elle discute. Elle s'adresse à la vieille. Elle a compris qui menait la troupe. J'ai envie de lire sa pupille, je veux déchiffrer sa personne, saisir son objectif. Mais toute son attention est focalisée sur la mère d'Anton et Dents jaunes.

- Qui va nous gagner ? me demande Izoée sortant de son mutisme.

- Joséphine, je réponds vite, trop intéressée par les échanges qui se jouent devant nous.

- Joséphine ! s'exclame mon amie, un peu fort. Tu connais son nom ?

Notre potentielle acheteuse a perçu l'interjection d'Izoée et se détourne de son interlocutrice pour nous jeter un regard. Je n'ai eu que deux secondes pour sonder sa pupille couronnée d'un iris noisette. Et je n'ai rien vu. Rien.

Pour la troisième fois, je me suis heurtée à un œil muet comme peut l'être celui de Kézian ou d'Ethanaël. Je demeure interdite. Pourquoi ne puis-je lire leur vie ? Comment font-ils pour se dérober ? J'ai l'impression que les garçons ne se cachent pas volontairement. Est-ce la même chose pour Joséphine ? Je reste sur le qui-vive, prête à retenter une incursion dans le fil de sa vie. Izoée a compris que quelque chose cloche, elle m'interpelle, mais je me maintiens focalisée sur mon objectif.

- Qu'est-ce que tu as vu ? s'alarme mon amie. Dis-moi ce que tu as vu !

- Rien, je n'arrive pas à lire en elle, je chuchote rageusement sans détourner mon regard de la jeune femme qui poursuit son marchandage avec ferveur.

- C'est bien, ça ! conclut Izoée après un instant de réflexion.

Sa voix vibre de satisfaction. Je pense qu'elle a fait le lien avec les garçons et se dit que Joséphine ne peut être qu'une alliée. Moi je n'en suis pas si sûre et cette situation aveugle a le don de me stresser.

Quasiment toute ma vie, j'ai toujours lu immédiatement les réponses à toutes mes questions dans le regard de mes interlocuteurs, j'ai su quel choix adopter et de quoi le lendemain serait fait. Souvent cela a été douloureux, mais au moins, je connaissais les raisons. Cette nouvelle insécurité me perturbe. Beaucoup.

Je sens au son des voix que Joséphine prend l'ascendant sur nos « propriétaires ». Les épaules se détendent, des sourires naissent et des poignées de mains se serrent. Anton s'approche de nous et détache nos liens. Joséphine adresse un geste au jeune homme qui veille sur leur stand à l'autre bout de la cour et celui-ci accourt avec deux colliers pour chien qu'il s'empresse de nous passer autour du cou. Je grimace et gémis dès qu'il me frôle. Il découvre ma blessure, secoue la tête et hèle sa mère. Il veut sans doute faire descendre le prix, mais c'est trop tard, cette dernière est déjà partie avec les deux frères pour leur livrer des caisses. J'imagine que c'est de l'alcool. J'ai vu dans le regard de Dents jaunes qu'il passerait une nuit très avinée et terminerait au lit avec le jeune gars au chewing-gum du groupe des déjantés.

Notre nouveau propriétaire hésite et finit par faire comme s'il n'avait rien remarqué. Il use cependant de précautions avec moi et ne serre pas le harnais qui emprisonne mon cou. Tout comme il ne tire pas sur la laisse quand il m'entraine vers son stand. Il attache notre longue au même piquet que celle des garçons et nous abandonne ici sans plus de surveillance. Izoée jubile, il lui en faut peu.

- Vous tenez le coup ? lance-t-elle en guise de phrase de retrouvaille.

Nos amis se redressent un peu, ils ne portent plus leur bâillon, mais ont l'air tellement brisés que je comprends qu'Ethanaël n'ait pas eu envie de chanter.

- Je ne sais pas si on a vu pire, lui répond Kézian, tentant un sourire qui fait saigner sa lèvre fendue. Et vous ?

Il ne regarde qu'Izoée, c'est elle qui l'intéresse. Moi, je suis le sujet de ses tourments. J'imagine qu'il aurait préféré que je reste entre les sales pattes des deux frères. Il lorgne la jambe d'Izoée et blêmit.

- Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?

Une rage incroyable l'habite soudain. Sa mâchoire est crispée, je vois saillir les muscles de son cou.

- C'est superficiel, répond rapidement mon amie pour le calmer. Par contre, c'est Zax qui va mal.

Il daigne poser ses yeux sur moi. L'intensité de leur couleur me foudroie. Ce empli de tristesse, me bouleverse. Je me recroqueville et baisse les paupières pour ne pas voir, pour ne plus faire face à mes responsabilités.

- Qu'est-ce qu'elle a ? demande Ethanaël à son tour.

Il zozote un peu, sans doute à cause des coups qu'il a pris au visage. Sa lèvre est gonflée.

- Ils lui ont tailladé le cou, annonce mon amie en recommençant à sangloter.

Je ne me rendais pas compte à quel point mon supplice l'avait affectée. Cela doit être horrible d'être témoin de ce genre de sévices.

- Les barbares ! grogne Ethanaël. Zax, regarde-moi. Ne renonce pas. On est là.

J'ai envie de pleurer. Ses paroles me touchent tant. Il veut rester mon ami, il s'inquiète pour moi. Il ne me prend pas pour un monstre. J'ouvre lentement les yeux et affronte son regard suppliant. Je me secoue pour me dégager de l'emprise irrationnelle qu'il a sur moi. Il me dévisage toujours, anxieux.

- Tu peux parler ?

- Je vais bien, je lui réponds en forçant un peu pour que la tonalité de ma voix paraisse rassurante.

Bien mal m'en prend, je suis agitée par une quinte de toux douloureuse et je reste, plusieurs secondes, immobile en attendant que mon supplice se dissipe. Quand je retrouve mes esprits, je m'aperçois qu'Ethanaël s'est rapproché de moi, son bras frôle le mien. Sa chaleur est apaisante et un papillonnement nait au fond de mon ventre. Il ne dit rien, mais sa présence vaut bien deux antalgiques. Kézian a rejoint Izoée. Nos laisses nous permettent un peu d'autonomie de mouvement et nous lover les uns dans les autres est le meilleur réconfort possible en ce moment.

- Quelle est la suite ? demande Kézian.

Il me regarde enfin. Il reste assez tendu à mon égard, mais paraît disposé à converser.

- On sera sur les routes demain. Libres.

Je suis contente de pouvoir lui annoncer ça. La première bonne nouvelle depuis des jours passés ensemble. Il hoche la tête, songeur, ne dit plus rien. Il ferme les yeux, comme assoupi. Tous les quatre, nous relâchons petit à petit notre vigilance et nous nous laissons capturer par cette bienheureuse somnolence. Nous voici réunis, le pire est derrière nous. Ou presque. Je sais qu'il nous reste encore quelques épreuves avant d'atteindre notre but. Dont une qui m'intrigue au plus haut point.

Le temps se rafraichit, le vent se lève et le soleil se voile. Je pense que la journée décline. D'ailleurs l'arrière-cour se vide. Ce petit marché improvisé prend fin, chacun remballe sa marchandise. Joséphine et celui que j'imagine être son fils n'ont plus que deux caisses sur une table branlante. Ils s'emparent chacun d'une d'entre elles et partent avec, nous laissant seuls. Les autres s'affairent, personne ne nous prête attention. Kézian est sur le qui-vive, je le devine à sa jambe qui tressaille.

- On tente quelque chose ? demande-t-il.

Je m'aperçois que la question n'est pas énoncée pour le groupe, mais pour moi seule. Il me fait confiance. Il a compris, à ses dépens, mais il a compris.

- Je sais que nous serons sur les routes demain, mais je n'ai pas vu comment se passait la soirée, je lui réponds.

- Tu veux regarder ? propose Izoée.

C'est fou comme ils sont devenus tous plus conciliants, après cette épreuve. Je hoche la tête, un peu crispée. Il va falloir que je fasse attention, je ne souhaite surtout pas tout voir. On approche du moment fatidique. Je connais la fin et la revivre par anticipation dans l'œil d'Izoée me briserait, je le sais.

Mon amie tire sur sa laisse pour bien se placer face à moi, elle plante alors son regard myosotis dans mes prunelles. Je suis électrisée par l'intensité qui s'en dégage. Je me ressaisis à temps en arrondissant ma pupille qui s'était instinctivement fendue pour s'abreuver d'informations. Je reste, quelques instants, ébahie par ce que j'ai vu. Demain nous serons bien sur les routes, mais pas besoin de nous échapper, Joséphine nous accompagnera. Je n'avais encore jamais eu accès à ce passage. Pourquoi ? Qui est donc cette femme ? Quel est son but ? J'ai hâte d'essayer une nouvelle fois de me plonger dans son âme.

- Alors ? demande Izoée tandis que les deux autres m'interrogent du regard.

- On ne s'enfuit pas, tout va bien.

Leur soupir de soulagement simultané me fait sourire. Une trêve. Tout le monde en avait besoin. Kézian et Izoée s'adressent un regard qui en dit long sur leur complicité naissante. Je ne voudrais pas qu'ils s'attachent trop l'un à l'autre. Pourtant, comme pour le reste, je ne peux aller à l'encontre de leur destinée. La suite ne serait que plus difficile. Je ne dois pas y penser, mais plus le terme approche, plus je me sens angoissée. Le dessein de mon existence est tracé, j'en ai deviné les tenants et les aboutissants depuis des années. Je sais ce que va vivre Izoée et je connais le sort de notre société, mais j'ignore encore le rôle de Kézian et d'Ethanaël. Joséphine aussi me turlupine. Et moi, pourquoi suis-je comme ça ? Quelque chose m'échappe, j'en suis sûre.

Ethanaël se racle la gorge pour solliciter mon attention.

- Tu sembles soucieuse, chuchote-t-il pour ne pas alerter les deux autres. Tu as vu quelque chose d'inquiétant ?

Le ton n'est pas accusateur, mais je devine malgré tout la suspicion qui l'habite. Il a le front plissé et, sur son visage tuméfié, je lis à la fois la peur et une grande douceur. Il m'émeut. Je joue la franchise. Lui et moi, on partage déjà un lourd secret, ce sera un de plus.

- Les jours qui arrivent ne seront pas simples non plus. Rien de comparable à ce que l'on vient de vivre, je te rassure, je m'empresse d'ajouter devant son froncement de sourcils. Tu sais parfois, j'ai l'impression d'être une machine très sophistiquée qui gère tout, mais aussi qui dysfonctionne.

Il m'adresse un petit sourire gêné et secoue la tête. Visiblement il ne comprend pas ce que j'essaie de dire.

- Tu dysfonctionnes ? Tes prévisions sont inéluctables, non ? Tu pourrais te tromper ?

- Ce n'est pas ça. Il y a des trous. D'énormes trous me concernant. Tout n'est pas cohérent. Je cherche le sens de tout ça et je ne trouve pas la logique. Mais je sais que je dois le faire. C'est nécessaire. Je l'ai vu, comme une vérité intrinsèque. C'est viscéral.

Nouvelle moue dubitative. Ethanaël ne paraît pas saisir ce que j'essaie de lui dire. Je ne peux lui en vouloir, c'est déjà tellement compliqué pour moi de faire la part des choses, de me positionner dans ce monde en décadence. Finalement, mon compagnon hausse les épaules et esquisse un rictus.

- Rien n'est simple avec toi, hein, Zax ? Eh bien, on va aller au bout de tout ça, maintenant qu'on est bien engagés et on les aura nos explications.

Une pointe d'amertume martèle sa réplique, pourtant je sens qu'il vient d'amorcer un nouveau pas vers moi. Je n'ai pas le temps de lui répondre, Joséphine est revenue. Elle s'intéresse à nous cette fois. Bien campée sur ses jambes, les mains posées sur ses hanches, elle nous jauge. Elle attrape nos quatre laisses à la fois et lance :

- À nous, les enfants ! On va embarquer.

Nous sommes tous les quatre sidérés à en juger par nos têtes, elle parle français et elle le parle bien.

- Vous êtes françaises ? je l'interroge aussitôt.

- Pas vraiment, mais je me débrouille dans cette langue, répond-elle rapidement. Dépêchez-vous de me suivre, je n'ai pas de temps à perdre.

Cette phrase sèche ne nous semble pas adressée. Elle a été exprimée sur un ton péremptoire et énoncée très fort comme si elle voulait que les gens aux alentours l'entendent. Néanmoins, on obtempère et on l'accompagne, humiliés au bout de notre longe comme des animaux domestiques bien dressés. À mes côtés, Ethanaël serre les poings et je devine une larme de rage dans l'œil de Kézian. Seule Izoée a retrouvé quelques couleurs. Les quelques mots français prononcés par notre ravisseuse l'ont revigorée. Je sais qu'elle y voit un espoir de pouvoir parlementer.

On s'entasse dans la partie arrière d'un Pick-up. Le garçon qui accompagne Joséphine est en train de verser un peu d'essence dans le réservoir. La jeune femme le presse, je la sens tendue. Il est vrai que beaucoup de regards sont fixés sur nous et tous ne semblent pas des plus amicaux. Je ne sais pas si c'est le baril d'essence qui paraît encore bien plein ou nous qui sommes convoités. Nous démarrons en projetant quelques gravillons. C'est le jeune qui conduit, Joséphine à l'avant, à ses côtés, se tourne régulièrement dans notre direction. Je n'arrive pas à capter sa pupille à travers la vitre sale de séparation. Après un bon quart d'heure de route cahoteuse, nous atteignons un chemin qui s'enfonce dans un parc arboré. Il fait déjà nuit et on distingue difficilement la grande bâtisse qui nous accueille. Une sorte de manoir, peut-être, assez majestueux en bout d'allée. Les portières claquent et nos hôtes sont là pour nous pousser à descendre. Joséphine est toujours aux aguets. Je vois ses yeux fouiller l'obscurité et s'attarder sur chaque bosquet. On nous bouscule un peu pour nous faire rentrer dans un corridor froid. Le jeune homme ferme la porte à double tour et barricade encore l'entrée avec un système de grille artisanale. Joséphine le regarde faire, attentive à chacun de ses gestes. Elle acquiesce finalement satisfaite et attrape nos laisses pour nous conduire dans un grand salon où crépite un feu qui me fait frissonner de plaisir. Je ne m'étais pas rendu compte à quel point j'avais froid. Mes compagnons frémissent à mes côtés et Izoée libère un petit gémissement jouissif. Joséphine sourit.

- Asseyez-vous, nous propose-t-elle en ôtant nos liens et nos colliers d'animaux qu'elle jette négligemment dans le feu.

Son geste est tellement symbolique que j'en ai les larmes aux yeux. Ethanaël et Kézian se frottent le cou et Izoée se laisse tomber dans un vieux fauteuil moelleux. Notre hôte nous contemple un instant sans qu'aucun d'entre nous ne pose de questions. Je crois que nous sommes ébahis par la situation. Fatigués et blessés aussi. Le jeune homme revient avec des boissons chaudes. J'ai envie de l'embrasser. Le thé fumant qu'il dépose sur le guéridon à mes côtés est le plus beau cadeau que l'on pouvait me faire à l'instant. Je m'assois dans un canapé qui me semble une pièce de musée, prends la tasse bouillante entre mes mains et hume la vapeur qui s'en échappe. Je m'aperçois qu'Ethanaël fait la même chose. Encore une fois, Joséphine nous observe, un petit sourire en coin, puis elle finit par nous parler.

- Je suis contente de vous avoir trouvé facilement. Vous pouvez m'appeler Joséphine.

- Vous nous cherchiez ? interroge Kézian.

Elle sourit une fois encore, mais ne réponds pas. Elle se tourne vers le garçon qui nous apporte maintenant des petits sandwiches. J'en bave intérieurement.

- Lui, c'est Michael, mon fils.

Elle insiste sur ces derniers mots et me fixe.

- Oui, j'ai eu un fils. Étonnant, non ? Je n'y croyais plus. J'en rêvais tellement. Ça change tout.

Ses propos sont incohérents. Je me dis qu'elle est dérangée, d'ailleurs Kézian fronce les sourcils et me jette un regard circonspect. Il faut que je la sonde. Je m'applique pour capter la lueur auburn de ses iris, je fends ma pupille et m'immisce dans son âme. Vide. Je ne vois rien. Déstabilisée, je soupire et me rencogne dans le canapé. Izoée décide de prendre les choses en main.

- Merci d'être intervenue pour nous sortir de cette horreur. Moi, c'est Izoée. Voici Kézian, Ethanaël et mon amie Zax.

Joséphine hoche la tête à chacun de nos prénoms.

- Ça vous va bien, finit-elle par conclure.

Elle fait un signe à Michael qui se tient vers la porte et le garçon s'éclipse. Joséphine attend quelques secondes et se retourne vers nous, l'air excité.

- Incroyable, non ? Mon fils. Je l'aime infiniment. J'ai tout préparé, on peut résister des années. On a une réserve d'eau et de nourriture dans les caves et le manoir est surprotégé. On n'a pas besoin de prendre de risque à l'extérieur. On est sorti aujourd'hui pour aller vous chercher. J'ai eu vent par Mallory, ma voisine et amie, que des étrangers seraient vendus dans la cour de la vieille Mary. J'ai tout de suite compris que c'était vous. J'avais gardé des caisses de whisky pour l'occasion. Vous ne vous imaginez pas la valeur marchande de ces bouteilles.

Elle s'arrête de parler et nous sonde, j'ai la désagréable impression qu'elle essaie de lire en moi. Le peut-elle ? Durant quelques secondes, nos regards s'affrontent. Un duel dont je sors vaincue. Je baisse les yeux. Joséphine paraît satisfaite.

- Tu es perdue, Zax ? Tu ne comprends pas tout, n'est-ce pas ? Tant mieux, ça sera plus facile pour moi. Ne t'inquiète pas pour autant, je ne vous mettrais pas de bâton dans les roues, mais je prends mon destin en main. J'ai un fils maintenant et j'ai fait mon choix.

Justement, Michaël revient sur ces entrefaites, muni d'une grosse trousse à pharmacie.

- Thank you dear, I'll take care of it.

Il hoche la tête, se laisse caresser la joue par sa mère et quitte la pièce.

- Il ne sait rien, nous explique Joséphine, c'est mieux comme cela. Comment pourrait-il comprendre ?

Kézian sort de son mutisme. Je vois une veine de son cou saillir, ses poings sont serrés. Il cache mal la fureur qui l'habite.

- Mais nous non plus on ne sait rien, bon sang. On ne comprend rien du tout à ce qu'il se passe. Vous paraissez nous connaître. Mais on ne vous a jamais vue.

Joséphine ne peut s'empêcher de rire cette fois. Un rire nerveux, il me semble.

- Je me doute que c'est dur, réplique-t-elle. Mais si je vous en dis trop, je me mets en danger.

- On dirait Zax, fait remarquer Izoée.

Kézian et Ethanaël acquiescent tandis que je grimace.

- Elle est bien cette petite, déclare notre étrange hôtesse s'attardant pour la première fois sur Izoée. Tu as bien choisi, Zax.

Je secoue la tête pour lui signifier que je ne saisis pas. Elle m'ignore et s'intéresse à la trousse à pharmacie rapportée par son fils. Elle en extirpe des compresses, un antiseptique et une seringue.

- J'ai tout ce qu'il faut pour vous requinquer, annonce-t-elle. Cela me semble la priorité. On finira de discuter après. Heureusement, Zax, que j'ai prévu de la Pénicilline, ton cou n'est pas beau à voir. De vrais sauvages, ces gars, mais ça ne nous étonne pas, hein !

- C'est la panique générale, je rétorque. Cela fait ressortir les plus bas travers. Chacun ne pense qu'à soi et à sa survie. Cela serait tellement mieux de s'entraider.

- C'est ce que l'on fait, non ? m'interroge Joséphine en soignant avec délicatesse mon cou meurtri.

Elle s'occupe ensuite de la blessure d'Izoée et laisse les garçons se pommader bleus et bosses. Elle nous conduit alors à nos chambres, chacun la nôtre. J'aurais aimé partager la même pièce qu'Izoée, mais je suis épuisée et je n'ose pas contester. Je m'écroule sur le lit seigneurial avec ses quatre montants de bois sculptés qui soutiennent une toile carmin qui sert de baldaquin. Avant de sombrer dans une nuit réparatrice, je fais le bilan de ma journée. Nous avons retrouvé la ligne de notre destinée, malgré la bifurcation des garçons. J'ai récupéré ma précieuse clef, celle qui ouvrira les portes de notre refuge. Nous sommes dans les temps pour rejoindre notre destination. Malgré tout, je suis inquiète et déstabilisée. Nous avons été sauvés par un curieux personnage qui semble nous connaître. Joséphine en sait long sur moi et je ne peux pas lire en elle. J'ai la désagréable sensation qu'il me manque une pièce du puzzle et j'ai peur de la trouver trop tard.

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