Chapitre 14: La clé


Après la torture physique, celle de l'attente. Des heures et des heures que l'on moisit dans ce cagibi. J'ai soif, mais je sais que je ne pourrais pas boire facilement. J'ai l'impression que mon gosier est troué, je ressens encore le tranchant de la lame qui s'acharne sur mon cou. Je frissonne.

De la fièvre. Je crois que j'ai de la fièvre, je transpire, mais je suis aussi frigorifiée. Je claque des dents. Je n'arrive pas à m'en empêcher. Je sens qu'Izoée remue sur ma gauche. Elle avait dû s'assoupir, ça fait un moment que je ne l'ai pas entendue et je n'ai plus l'énergie de la solliciter.

- Zax, c'est quoi ce bruit ? s'enquiert-elle, anxieuse.

- Juste mes dents, j'ai froid, je me force à répondre.

Elle tente de se rapprocher. Je le comprends au frottement de la chaise sur le sol et à son expiration sonore. Elle n'y arrive pas plus que lors de son dernier essai.

- Tu ne devrais pas avoir froid, on étouffe ici. Tu dois être malade. Dis-moi que cela va s'arrêter vite. Tu as vu quand tout cela s'arrange, hein ?

Je cherche ce que je peux encore lui répondre sans la décourager quand la porte s'ouvre à la volée.

Le gars aux dents tachées allume et ricane en nous contemplant. Son acolyte le bouscule un peu et se place à ses côtés. Aveuglées par la petite ampoule qui crache ses quelques watts dans la pièce, nous clignons des yeux à qui mieux mieux.

Cheveux gras, qui doit s'appeler Anton d'après les interpellations de son compagnon, s'est muni d'un grand sac en toile de jute. Il y enfourne une partie des objets qui reposent sur les étagères. Dents jaunes s'est rapproché de moi, il m'observe. Son haleine de vieux camembert m'écœure, mais je ne peux pas reculer la tête ni m'empêcher de respirer, je m'oxygène un maximum par le nez, les mouvements de déglutition me font trop mal.

Je ne sais pas ce que mon tortionnaire baragouine soudainement à son compagnon, mais il sort avec précipitation du cagibi en vociférant. L'autre s'approche de moi et pose une main sur mon front, puis grimace.

- Yes, you're right, she has a fever.

Ça a l'air de les inquiéter. C'est sûr que je vais être bien moins monnayable dans cet état. Dents jaunes revient avec une trousse à pharmacie qu'il donne à Anton. Celui-ci semble hésiter à s'en servir. Peut-être se demande-t-il si cela veut le coup de gaspiller du désinfectant ou un cachet pour me retaper. Il me fait ingurgiter une gélule avec un peu d'eau. C'est horrible, j'ai l'impression d'avaler des bris de verre, ma gorge me fait souffrir le martyre. Je m'étouffe. Anton aux cheveux gras s'en moque, il me passe dans le cou un coton imbibé d'antiseptique, sans aucune délicatesse. Je crie. Un son rauque s'échappe de ma bouche. Un hurlement animal. Il me colle un gros pansement et appuie dessus avec un sourire vicieux. Il se délecte de ma douleur, j'en suis sûre. Je voudrais être forte et rester stoïque, mais je pleure tellement j'ai mal.

Il en a fini avec moi, il se penche alors sur Izoée. Elle est muette, sans doute tétanisée. Tant mieux, elle l'intéressera moins. Il regarde sa plaie à la jambe, hausse les épaules et remballe son matériel. Apparemment, les blessures de mon amie ne sont pas inquiétantes.

Les deux hommes nous ignorent maintenant, ils inspectent les étagères. Et remplissent un deuxième sac. Je vois Anton soupeser un bidon. Il contient sans doute de l'essence. Un liquide extrêmement convoité. Il semble hésiter, puis repose son trésor. Il choisit alors deux lampes de poche, des piles, une couverture de survie dépliée et un mécanisme fait d'engrenages que je n'arrive pas à identifier. Il enfourne le tout dans son sac.

De son côté, Dents Jaunes a fini son inventaire et s'énerve de la lenteur de son acolyte. Anton grimace et renonce à emporter une tresse d'ail. Il me regarde, jauge mon état et sort sans un commentaire. La porte du cagibi se referme et nous restons plusieurs minutes dans le noir sans oser communiquer.

Évidemment, c'est Izoée qui rompt le silence.

- Zax ? Ça va ?

- Oui, je souffle la larme à l'œil, ne t'inquiète pas.

Elle me parle encore, mais je sombre. La douleur m'a épuisée et le répit dû aux médicaments a raison de mon hypervigilance. C'est la porte qui s'ouvre une nouvelle fois avec violence qui me tire de mon rêve fiévreux. Anton agrippe Izoée et l'entraine. Elle hurle et prend une baffe.

- Laisse faire, je lui lance. Ça va aller.

Mais je sais qu'elle ne m'a pas entendue. Ma voix n'est qu'un filet inaudible et elle est déjà dehors avec son tortionnaire. Puis c'est mon tour. Dents Jaunes arrive, me soulève. Je ne suis plus qu'une chiffe molle, mes jambes ne parviennent plus à me soutenir. Il maugrée et finit par me porter comme un sac de pommes de terre sur son épaule. On ne va pas loin. On contourne la maison pour atteindre l'arrière-cour. Un jardin crotteux nous accueille. Je dirais trois cents mètres carrés d'herbes hautes avec un cabanon branlant dans un coin et quelques tables et chaises disposées en U. Les tables permettent l'exposition de leurs merveilles. Ces salopards se préparent à une vente bien juteuse dont Izoée et moi sommes les pièces maîtresses. Ils nous assoient chacune sur une chaise et nous ligotent bien serré. Anton s'affaire autour de nous pour nous rendre présentables, tandis que son horrible frère dépose le contenu de son sac de jute sur les tables. Ils parlent entre eux sans davantage prêter attention à notre présence. Puis la vieille se pointe en clopinant, elle houspille ses garçons et, d'un geste, leur indique la maison. Ils grognent, un peu pour la forme, il me semble, et partent. Pendant que la vieille irlandaise contrôle le travail de ses rejetons, Izoée et moi essayons de rapprocher nos chaises discrètement par petites impulsions de rein.

Je regarde ses jambes et je suis rassurée, le sang a séché. Elle a une belle balafre, mais ce n'est pas profond. Par contre, je vois à sa mine défaite que son constat sur mon état n'est pas aussi réconfortant.

- Bon sang, Zax, tes yeux sont rouges et brillants. T'as de la fièvre.

- Rien d'alarmant, je sais que je vais m'en remettre. Tu n'as pas besoin de t'inquiéter.

Ma voix sort à peine, j'ai l'impression que mon cou siffle. Je l'entends couiner et tourner la tête. Elle ravale sans doute ses sanglots. Puis elle revient à la charge.

- Ça fait partie de ton plan tout ça, hein ? Tu te doutais qu'ils allaient nous taillader de la sorte. Ils auraient pu te trancher la gorge, Zax ! s'exclame-t-elle.

Sa voix pleine de reproches a interpellé la vieille qui se rapproche et lui décoche une taloche d'une force incroyable par rapport à son petit gabarit. Elle crache quelques mots d'irlandais, nous toise avec mépris et retourne aligner ses objets.

- Quelle sale peau, murmure Izoée.

Cette fois elle ne peut retenir ses larmes. Mais ce n'est plus de la douleur, de la peur ou de la tristesse, je sens que mon amie est consumée par la rage. Pourtant elle prend soin de chuchoter quand elle me parle.

- Ces gens sont fous ! De vrais psychopathes. Je veux que tu me dises ce qu'il va se passer ! Je n'en peux plus ! J'ai respecté notre pacte d'enfance jusqu'à présent. Mais je n'ai pas signé pour ça. J'ai beau avoir confiance, je suis à bout.

- On a fait le plus dur, ma puce ! Ne te décourage pas, je la rassure. D'autres hommes vont venir, mais on s'en sortira. Il faut juste attendre encore quelques heures et j'aurai la clef.

Une quinte de toux me prend par surprise, j'ai trop parlé. Ça fait mal et je n'arrive plus à m'arrêter. Izoée me contemple en serrant les mâchoires, son regard est dur, je n'ai pas l'habitude qu'elle me dévisage ainsi.

- Zax, bordel ! jure-t-elle. C'est quoi cette fichue clef ?

Je traîne pour répondre. Plusieurs longues inspirations, aussi bien pour préparer ma gorge à la douleur à venir que pour réfléchir à une justification recevable.

- On a besoin de cette clef pour fuir très loin de cet enfer et recommencer une nouvelle vie.

Elle me regarde les sourcils arqués, la bouche entrouverte. Visiblement, elle analyse ma réponse et ne parvient pas à donner un sens à mes paroles.

Elle s'apprête à me rétorquer quelque chose quand des cris l'arrêtent dans son élan. Aussitôt, on se crispe sur notre chaise et on focalise notre attention sur l'angle droit de la cour d'où provient l'agitation.

Je comprends rapidement de quoi il s'agit. C'est l'instant où Kézian et Nathanaël vont reprendre leur rôle dans la ligne du destin. Si je ne leur avais rien dit, ils seraient venus frapper à cette porte avec nous en espérant un refuge et un peu de nourriture. Ils auraient été tabassés par les deux frères et auraient fini dans le cagibi avec nous, puis sur une chaise, exposés dans le jardin à nos côtés. Comme ils ont refusé cette option, le destin a pris les rênes pour les replacer dans leur bonne ligne de vie. C'est terrible, jamais je ne m'y ferai, jamais je ne serai en paix avec ça. Je sais depuis que je visualise l'avenir que rien ne peut être changé, rien ne peut être évité. Tout arrive. Quelles que soient les alternatives envisagées pour se dérober.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi ils crient ? m'interroge Izoée qui se penche de mon côté pour essayer de voir quelque chose.

Sa chaise oscille dangereusement et je lis l'effroi dans le regard de mon amie, avant qu'elle ne bascule sur le côté. La tête à quelques centimètres d'une déjection de poule, elle gémit.

- Ça va ? je demande pour la forme.

Je l'avais vu cet instant plus honteux que douloureux dans ses prunelles, mais ce qui l'avait causé dans la première ligne de notre destinée, c'était la curiosité de mon amie lors de l'arrivée d'une mule qui se manifestait par ses braiments discordants. Finalement pas de mule, mais deux ânes bâtés, ligotés, muselés et tirés par une harde de sauvages.

Kézian et Nathanaël n'en mènent pas large. Ils sont bien abîmés. Le visage de Kézian ne ressemble à rien, les deux yeux pochés, la lèvre tuméfiée, une plaie sur la joue. Ethanaël aussi a morflé, mais sa peau tannée camoufle mieux les hématomes. Ils ont tous les deux l'air hagard et suivent leurs geôliers sans broncher. Les hommes qui les ont attrapés sont complètement défoncés. Habillés de bric et de broc. L'un d'eux porte même un seau sur la tête. Ils hurlent d'excitation, à chaque fois qu'ils font un geste.

La vieille et ses fils affichent un sourire entendu, mais paraissent sur la défensive. Les nouveaux venus les saluent par des cris de bêtes et aussi des rots, il me semble. Ils bousculent leurs prisonniers et les forcent à s'asseoir par terre. L'un d'eux, un petit blond qui mâche un chewing-gum, la bouche ouverte, porte une cagette dont il renverse le contenu au sol sans précaution particulière. Nouveaux cris hystériques et après une danse déjantée, les sauvages exposent tout leur attirail sur la cagette retournée. Espèrent-ils nous échanger contre quelques conserves et des sacs de farine ?

- Ils sont là, me souffle Izoée, toujours au sol, le nez dans une fiente de poule, comme si je n'avais pas vu Kézian et Ethanaël.

- Oui, surtout ne réagis pas, ne les regarde pas, je me contente de répondre.

- Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il va se passer ?

- Rien que tu ne puisses changer, je m'agace.

Pourquoi ne peut-elle pas rester la douce Izoée qui me faisait confiance ? Celle qui m'avait suivie aveuglément toutes ces années ? Je sais, je lui en demande tellement. Personne de sain d'esprit n'accepterait tout ça sans broncher. Mais j'ai besoin qu'elle m'écoute.

Un cri rauque nous fait sursauter, c'est Kézian qui vient de prendre un coup de pied dans les côtes. Les autres se marrent pendant que notre ami se tortille au sol. Izoée inspire fort et s'apprête à hurler sur les tortionnaires de son chouchou.

- Tais, toi ! je martèle rageusement.

Cela lui coupe momentanément le sifflet, elle me toise avec colère et se prépare à m'invectiver, quand Dents jaunes remet sur pied sa chaise. Elle est de nouveau assise à mes côtés, rouge pivoine. Anton s'amuse à la coiffer pour la rendre un peu plus attrayante, pendant que son frère m'enfile un cache-cou pour dissimuler ma balafre. Voilà, vu leurs sourires satisfaits, les pièces maîtresses de leur vente doivent être présentables.

La cour se remplit. En moins d'un quart d'heure, une dizaine de stands ont été installés. Tout est brinqueballant et les produits proposés sont surtout des denrées alimentaires et des pièces mécaniques. Les vendeurs sont principalement des hommes de tout âge, mais en plus de la vieille, quatre femmes se mêlent à la testostérone ambiante. Elles se sont regroupées et discutent comme si tout était normal. Tous ces gens ont accepté cette vie de désolation et cela leur paraît rationnel de trouver deux jeunes filles bradées sur leur marché, ainsi que deux garçons en laisse. Le monde est devenu fou en un rien de temps. Tout a dérapé si vite. Mais je le savais. Je m'y étais préparée depuis que les prunelles de chaque humain croisé m'avaient renvoyé des bribes de ce futur désespérant. J'avais beau être prête, l'horreur que je vis, que je fais vivre à mes amis, conjuguée à la douleur, m'anéantit. Pour la première fois, je crois, j'ai envie de baisser les bras, de renoncer à cette folle mission que mon esprit m'impose et de me sauver loin de toutes ces visions.

- Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? sanglote Izoée. Regarde ses yeux !

Bien sûr, elle parle de Kézian. Mais c'est plutôt Ethanaël qui m'inquiète. Je l'observe se tortiller discrètement. Il cherche à retirer ses liens. Je sais qu'il ne parviendra pas à fuir comme ça, cela ne peut que lui attirer une nouvelle flopée de coups. Je voudrais susciter son attention et l'inciter au calme, mais il ne me regarde pas. Il m'ignore délibérément. Tout en se contorsionnant pour que le lien de ses mains atteigne les bords ébréchés du mur en béton sur lequel il s'adosse, il frotte son menton sur son épaule en vue d'abaisser le bâillon qui l'étouffe. Il espère chanter et tous les endormir. Un de ses ravisseurs a repéré son manège et lui balance un coup de pied dans le ventre. Tentative d'évasion avortée dans l'œuf ! Et mon pauvre Ethanaël qui souffre, recroquevillé sur lui-même pendant que son tortionnaire pousse une nouvelle série de cris rauques jubilatoires auxquels répond sa meute.

- Zax, fais quelque chose ! siffle Izoée à mes côtés. Ils vont les tuer ! Tu as dit que l'on allait s'en sortir.

- J'ai dit qu'il fallait tous les quatre entrer par la grande porte et ne pas se séparer. J'ai dit que si on n'acceptait pas le cours de notre destin, cela aggravait notre situation. Je ne maîtrise pas les changements.

J'ai répondu sans me censurer pour la faire taire, pour bien qu'elle comprenne qu'ils ont eu tort de ne pas m'écouter. Et je le regrette déjà. Je n'ai pas besoin d'être dure comme cela avec elle. Elle me fait confiance, elle me suit aveuglément et moi je lui fais endurer les pires horreurs.

- Mais ne t'inquiète pas, j'ai capté suffisamment de renseignements dans la prunelle d'Anton pour te dire que l'on va retrouver notre voie. Ils vont s'en sortir... et nous aussi.

C'était vrai. Pour me rassurer, après cette mutinerie des garçons, j'ai plus d'une fois fendu ma pupille, pour capter des bribes d'informations les concernant. C'est l'œil du frère d'Anton qui a le plus parlé. J'y ai vu Kézian et Ethanaël, harnachés comme des animaux dans cette cour putride et j'ai surtout découvert que nous allions être une nouvelle fois regroupés. Dents Jaunes, à travers son œil vert-glauque m'a révélé que nous serions tous les quatre achetés par la même personne. Notre nouveau propriétaire sera cette femme, d'une quarantaine d'années qui nous épie d'ailleurs depuis son stand bien achalandé. Elle vend des bouteilles. Je ne vois pas d'ici ce qu'elles contiennent.

- Tu me le jures ? me demande mon amie qui devient visiblement de plus en plus suspicieuse.

- Juré, on va être de nouveau réunis, mais on doit subir cette vente avant, alors je t'en prie, ne dis rien, laisse-toi faire.

J'ai à peine fini de lui chuchoter ces recommandations qu'Anton se dresse devant nous, accompagné d'un des hurluberlus qui a capturé nos amis. C'est un jeune, de type asiatique, qui devait être beau avant d'avoir sombré dans les drogues. Là, son regard fou et injecté de sang, son teint maladif et ses dents tâchées gâchent l'harmonie de ses traits fins. Il s'approche de moi et converse en anglais avec Anton. Je comprends qu'il marchande, mais je ne saisis pas toutes les nuances de leurs échanges. Le jeune asiatique s'avance plus près de nous, il me fixe, je fends ma paupière. Plus un réflexe qu'une nécessité. Je le vois, éventré, la tête tordue, sur le bord d'une route, sa mère et sa sœur effondrées à ses côtés. Je ne retiens pas le haut-le-cœur qui m'étreint et je vomis en gerbe à quelques centimètres de lui. Sans doute que la fièvre qui me gagne de nouveau y est pour quelque chose, mais le camé ne me cherche pas d'excuses et m'aurait envoyé une droite si Anton ne l'avait pas empêché. Celui-ci tient à garder sa marchandise en bon état. La tension monte entre eux deux. Dents Jaunes et le gars au chewing-gum qui appartient à la bande de sauvages viennent s'en mêler.

- J'ai peur, me glisse Izoée, tandis que les autres s'invectivent à quelques centimètres de nos chaises.

- T'inquiète, je la rassure. Tu vois le grand gars avec des lunettes de soleil dans l'angle droit ? Il va tous les calmer.

Le ton monte, le stand de la vieille et de ses rejetons est devenu l'attraction principale. L'Asiatique empoigne Anton par le col. Celui-ci recule d'un pas et percute ma chaise et mon tibia. Je vois trente-six chandelles. Dents jaunes bouscule l'Asiatique pour défendre son frère. Le gars au chewing-gum pousse un cri et se jette sur lui quand un coup de feu claque et met sur pause toute cette agitation. C'est le grand gars aux lunettes de soleil qui, comme je l'avais dit, remet de l'ordre dans tout ça. Il vise l'Asiatique de son arme et d'un geste lui intime de s'écarter. Le bougre maugrée, mais obtempère. Les autres reviennent à leurs affaires.

- T'as vu, s'exclame un peu trop fort mon amie, il a une étoile de shérif épinglée sur son blouson !

- Mais n'importe quoi !

Je ne peux m'empêcher de rire, malgré la douleur dans ma gorge. Ces fous refont le monde et retournent plusieurs siècles en arrière. Ils vendent des hommes, mais respectent des lois, leurs lois. Quelle tristesse.

En attendant, le marché reprend. Il y a beaucoup de monde maintenant. La plupart des acheteurs nous ignorent, ce sont les victuailles et les boissons qui ont le plus de succès. Pourtant certains s'attardent autour de nous. Quelques-uns nous palpent discrètement, déjouant la vigilance d'Anton qui veille sur sa marchandise. Mais je pense que les deux frères et la vieille sont trop gourmands et que notre prix n'est pas abordable, car les potentiels acheteurs secouent tous la tête avant de s'éloigner.

Je me demande bien comment Joséphine va nous obtenir tous les quatre. Elle s'appelle Joséphine, la femme du stand de bouteilles, j'ai entendu un groupe l'interpeller tout à l'heure. Elle doit avoir une quarantaine d'années, elle est menue. Un joli visage que ses cheveux raides et ternes encadrent mal. J'aurais bien envie de lire dans ses yeux, mais d'ici, je n'en devine même pas la couleur. Je l'observe quand une grosse paluche me remonte le menton et me force à ouvrir la bouche. Un homme à l'allure de cow-boy et l'odeur de foin s'est mis en tête d'étudier ma dentition. Je serre les mâchoires, mais il presse fortement sur leur articulation. Je cède, vaincue. Je ne peux résister à cette douleur supplémentaire, mon corps est trop meurtri. Quelle humiliation, me voilà réduite à l'état animal, totalement déshumanisée. Izoée subit le même sort, je suis étonnée de ne pas la voir se rebeller. Elle aussi a subi son lot de sévices et préfère sans doute cet avilissement à la douleur d'une baffe. Finalement on ne doit pas faire l'affaire, car l'homme part en secouant la tête. Izoée m'adresse un regard brisé, les mots ne sortent plus.

Cela doit bien faire une heure que l'on est exposées ainsi comme de simples marchandises, quand je vois Joséphine s'approcher de Kézian et Ethanaël. Les garçons ont l'air épuisés, ils vacillent alors qu'on les force à se lever. La femme les observe un moment puis place ses mains sur ses hanches et semble entamer des négociations avec le gars qui mâchouille toujours son chewing-gum. Quelques hommes de la troupe des sauvages se rapprochent visiblement intéressés. Joséphine s'exprime à grand renfort de gestes, je ne perçois aucun son, mais je comprends que c'est une femme à poigne qui obtient souvent ce qu'elle veut.

D'ailleurs, une poignée de main vigoureuse scelle leur accord. Elle fait signe à un garçon d'une quinzaine d'années qui est resté près de son stand. Celui-ci la rejoint avec une caisse bien chargée. Je vois ses triceps saillir sous sa chemise trop ajustée. Les sauvages hurlent leur plaisir en découvrant le contenu de leur butin. Il y a des bouteilles bien sûr, mais aussi des petits sachets plastiques. J'imagine ce qu'ils peuvent contenir. Joséphine et son rejeton ne s'attardent pas, ils prennent chacun un de nos amis en laisse et le ramène au stand de bouteille où ils l'attachent à une barrière en bois comme on le ferait d'un cheval avant d'aller se désaltérer au saloon. Kézian et Ethanaël suivent, dociles. Ethanaël me jette quand même un regard, j'y lis une profonde tristesse.

Je m'attendais à ce que Joséphine vienne nous acheter maintenant, mais elle n'en fait rien. Elle accueille du monde à son stand et vend plusieurs bouteilles. Ce petit bout de femme gère bien son affaire dans ce monde de brute.

- Zax, j'ai envie de faire pipi, me confie soudain Izoée, la larme à l'œil.

Je la vois se dandiner sur sa chaise. Je l'attendais ce moment, je l'avais lu dans sa pupille, mais j'avais du mal à le situer dans le temps. Je lui fais un clin d'œil pour la rassurer.

- On va demander à Anton, il ne va pas te laisser comme ça. Ça ferait mauvais effet que sa marchandise se fasse dessus.

C'est terrible ce que ça me fait mal de parler, pourtant je sais que c'est moi qui vais devoir parlementer pour obtenir la pause pipi qui va soulager mon amie. Je gigote sur ma chaise pour attirer l'attention de mon geôlier. Celui-ci fronce les sourcils à mon intention.

- What's wrong with you ! s'agace-t-il en me toisant.

J'essaie de lui expliquer le dilemme et la mine contrite d'Izoée fait le reste. Il maugrée, mais détache mon amie et la hisse sur ses épaules pour l'amener aux toilettes dans la maison. Dents jaunes rigole avec un groupe deux stands plus loin et la vieille est occupée à vendre un bidon d'essence. L'affaire paraît juteuse, elle est toute concentrée sur son client. Je dois avoir à peine quelques minutes devant moi pour m'emparer de la clef.

Je l'ai repéré dès qu'ils l'ont posée sur la table, j'ai senti comme un écho en moi qui m'a fait frissonner. Elle n'était pas dans le cagibi, j'en suis sûre, je ne sais pas d'où ils l'ont sortie, mais elle est là, exposée depuis le début, à moins d'un mètre de moi. Elle ne paie pas de mine, une vulgaire pierre de forme peu commune. Une sphère cabossée surmontée d'une sorte de pointe de flèche. C'est le bout de la pointe qui intrigue et qui doit lui donner une valeur marchande à leurs yeux. Il est recouvert d'une pellicule métallique argentée. C'est du platine. J'ai besoin de cette clef. Je suis là pour ça.

Anton et Izoée partis, je commence une petite danse lascive sur ma chaise qui vise à me rapprocher de la table. À peine deux mètres. Ma chaise tangue dangereusement, je rétablis l'équilibre in extremis et m'octroie quelques secondes pour stabiliser mon rythme cardiaque qui s'est emballé. Je sens que l'on m'observe, ce n'est ni la vieille, ni Dents jaunes, mais Ethanaël et Kézian, depuis le stand de Joséphine. Toujours harnachés, mais assis cette fois, avec une gamelle d'eau à proximité, ils suivent ma progression avec curiosité. Ils vont me faire repérer, les ânes ! Je fais fis de leur indiscrétion et je continue ma mission. J'y suis ! Quelques centimètres seulement me séparent de l'objet convoité. Une dernière impulsion me permet de frôler la table. Mes mains attachées dans le dos se contorsionnent pour atteindre la pierre. Au moment où j'entre en contact avec la clef, une ombre prédatrice me fonce dessus.

- Where do you think you're going like this? aboie Dents jaunes.

Il se retient de m'envoyer une baffe. Ne pas abîmer la marchandise, sa mère, le nez froncé et le regard pervers, y veille. Il s'empare de ma chaise, me secoue et me repositionne à ma juste place, à deux mètres de la table, à côté d'Izoée qu'Anton vient de ramener. Tout mon corps tressaille de douleur et de joie mêlées. Je l'ai. J'ai réussi à attraper la clef. Je savais que mon entreprise serait couronnée de succès, mais j'ignorais le nombre de tentatives et les ruses que je devrais déployer. Les yeux d'Izoée ne me l'avaient pas dévoilé et je comprends pourquoi maintenant. Elle n'a pas assisté à mon exploit.

- Je l'ai, je lui souffle aussitôt.

Mon bonheur se lit trop sur mon visage, cela intrigue Anton qui se rapproche. Je serre fort mon butin que ma main ne parvient pas à entièrement cacher. Heureusement, l'Irlandais ne me contourne pas, il se contente de m'observer quelques secondes avant d'être distrait par une dispute qui éclate à l'autre bout de la cour.

- Tu as quoi ? m'interroge alors mon amie.

- La clef !

Je pensais la voir s'extasier et partager ma satisfaction, mais elle se contente d'une grimace.

- C'est bien, dit-elle, et maintenant on part comment d'ici ?

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