Chapitre 13: marche forcée


Il pleut. Cela a commencé par un petit crachin compatible avec mon humeur, puis une grosse pluie bien lourde a pris la relève. On est trempés. Il n'y a aucun abri ici. On traverse des champs inondés séparés par des murets de pierres sèches. On grelotte tous les quatre, mais personne n'ose se plaindre après avoir assisté à l'agonie de la petite fille.

- Là-bas, c'est bien une route ? demande Kézian, les mains en visière au-dessus de ses yeux pour les protéger de la rigole qui ruisselle de sa frange.

- Oui, je la vois aussi, s'exclame Ethanaël !

Les deux garçons accélèrent le pas. On dirait qu'ils ont vu le Graal. Une simple route remplit leur journée d'espérance. Cela devrait m'attendrir, mais je me renfrogne davantage. J'aimerais avoir encore leur innocence et pouvoir y croire.

Izoée m'attrape la main et me regarde tendrement.

- Ça va Zax ? Tu es toute bizarre ! Tu penses encore à Carolyn ?

Entendre ce prénom me glace un peu plus. Carolyn, un petit ange que j'ai tué ! Je réprime un hoquet et me force à sourire. Mais seules mes lèvres esquissent une petite grimace, mes yeux pleurent.

- Oh ! Zax ! Ne pleure pas, tu n'y es pour rien, me console mon amie. Tu as fait tout ce que tu as pu. Ce n'est pas comme si tu l'avais tuée.

Mais quelle ironie. Pourquoi me dit-elle ça ? Et elle pense me réconforter ?

- Non, je sais, je m'entends répondre, mais elle était si petite. C'est tellement injuste !

Izoée serre un peu plus fort ma main et m'entraine à la suite des garçons. On atteint la route assez rapidement. C'est une voie secondaire, mais ça fait du bien de marcher sur du goudron et de ne plus s'enfoncer dans un terrain spongieux qui, à chaque pas, capture le talon de nos chaussures. Pas un véhicule, évidemment. L'essence est devenue très rare et les barrages pour voler les voitures dissuadent les sorties. De toute façon, plus personne n'a envie de courir les routes, c'est trop dangereux.

Il n'y a que nous pour être aussi fous. Que moi qui guide des inconscients vers leur avenir douloureux.

- Il n'y a rien par là. Rien de rien, soupire Ethanaël. Ça serait pourtant bien qu'on fasse une petite pause. Juste une bergerie, je ne demande pas grand-chose !

Il s'est fabriqué une capuche avec le reste d'un sac en plastique qu'il a trouvé accroché à un buisson. Certains seraient ridicules, lui ça lui confère un nouveau charme, c'est incroyable !

- Mouais, il vaut mieux fuir les villages, mais je suis d'accord avec toi, mec ! Une étable avec du crottin bien chaud, ça serait le top ! fanfaronne Kézian en lançant une œillade à Izoée.

La petite sotte rigole. Elle m'exaspère, elle perd tout son jugement avec lui.

- Mais toi, Zax, tu ne dis rien, tu sais bien si on va trouver un abri, non ? me tacle le beau blond.

Je n'ai pas envie de répondre, je fais la sourde oreille et avance un peu plus vite pour le distancer, mais le bougre m'emboite le pas.

- Oh ! Eh ! Tu pourrais répondre ! T'as pas dit un mot depuis ce matin. Alors, il est où notre Cinq étoiles ?

- Laisse-la tranquille, intervient Ethanaël. T'es chiant Kézian quand tu t'y mets.

Je rêve ou quoi ? Ethanaël a pris ma défense ! Il vient à ma hauteur et me lance un regard inquisiteur.

- Ça va ?

Il n'en dit pas plus, mais je comprends qu'il s'inquiète pour moi. Mon geste de la nuit ne s'effacera pas comme ça. Mais juste de savoir que quelqu'un s'intéresse à mon humeur et me comprend rallume une petite étincelle dans mon cœur. En plus, c'est Ethanaël !

- Ça va, merci. Et toi ? je l'interroge à mon tour.

Il grogne une vague réponse affirmative et ralentit le pas pour se mettre à la hauteur des deux autres. Bon, qu'est-ce que je croyais ? Qu'on allait devenir complices et bons amis parce qu'on avait tué ensemble un petit ange ?

- Il y a une maison après le virage, j'ai vu un bout de toit, annonce Izoée craintive. On y va ?

Elle me sonde, elle veut connaître la teneur des quelques heures qui vont suivre.

- Je ne sais pas, dis-je franchement. Je n'ai pas vu cette partie dans ton regard, j'ai arrondi ma pupille à temps.

- À quoi ça sert alors ? se plaint Kézian. C'est vraiment nul ton truc. Et tu ne veux pas regarder maintenant ? Ça serait utile, là !

Il n'a pas tort. Je n'ai absolument pas envie de revivre une nuit comme la dernière. Mais savoir à l'avance ne changera pas les conséquences. Il me voit hésiter, du coup il adoucit son regard, il devient même enjôleur, le bougre. Quel comédien, ce Kézian !

- D'accord, je vais regarder si Izoée le veut bien.

Mon amie se précipite vers moi en hochant la tête. Elle est pressée de se mettre à l'abri. Je plante mon regard dans le sien. Durant un quart de seconde, je me noie dans le bleu myosotis de son iris. Quelle douceur, quelle paix. Puis ma pupille se fend, rompue à l'exercice et les images défilent toujours pressées de m'atteindre.

Waouh ! C'est fort ! C'est terrible encore ! Stop ! Je n'en veux plus ! Pourquoi ai-je accepté ? Que vais-je pouvoir leur dire ! J'arrondis ma pupille et je me détourne pour reprendre mes esprits.

- Déjà ? s'inquiète Ethanaël. Tu as des infos ?

- Mmm...

Je suis en panique. Ethanaël le voit, il fronce les sourcils et serre les lèvres.

- Quoi ? insiste Kézian. Qu'est-ce que tu as vu ? On peut aller dans cette maison ?

- On va y aller de toute façon, on ne peut rien changer, c'est écrit dans son iris, je réponds d'une voix catastrophée.

- Mais qu'est-ce qui va se passer ? s'inquiète Kézian qui a blêmi.

Je secoue la tête, je ne peux quand même pas leur dire.

- Parle, s'énerve le garçon et ses cheveux s'ébrouent en projetant des gerbes d'eau autour de lui. Il faut nous le dire, tu le dois.

Il m'attrape par le col et me soulève. Il est furieux ou plutôt complètement affolé.

- Laisse là, intervient Ethanaël. Elle a vu des choses, ce n'est pas elle qui les crée.

- Oui, mais c'est elle qui nous a embarqués là. C'est elle ! Et elle savait tout ça !

- Et nous, on a été assez bêtes pour la suivre, annonce platement Ethanaël. Elle ne nous a ni enchainés ni mis un couteau sous la gorge !

- Qu'est-ce que tu as vu ? redemande Kézian après m'avoir lâchée.

Je tremble. Je ruisselle. Je suis à bout. J'ai tué une fillette et maintenant je guide mes compagnons dans un guet-apens. Tout ça parce que je sais que c'est dans l'ordre des choses. Je dois être là à l'instant présent pour être là-bas quand il le faudra. Mais les dommages collatéraux sont terribles.

Izoée me prend dans ses bras. Ma douce amie. Elle me berce sous la pluie battante.

- Ne t'en fais pas, me souffle-t-elle. Tu as toujours fait le bon choix, j'ai confiance en toi !

Cette tendresse est encore plus douloureuse que la colère de Kézian. Je me dégage de son étreinte et je prends du recul, je les regarde tous les trois et je crie en bloc :

- On va aller demander l'asile dans cette maison et ça va mal se passer, mais c'est dans l'ordre des choses. Il le faut, sinon, on mourra tous les quatre.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? Comment ça, ça va mal se passer ? Qu'est-ce qui va se passer ? s'insurge Kézian. Zax, parle, je t'en prie. Explique-nous.

- Je ne peux pas, je suis désolée, tellement désolée.

Si je leur racontais point par point, ils ne voudraient pas sonner à cette maison et le sort s'acharnerait sur eux jusqu'à ce qu'ils aient eu leur part, de toute façon. Cela nous retarderait et aurait des conséquences désastreuses... pour moi, pour l'univers, je crois.

- Je ne comprends pas, pourquoi tu ne peux pas nous le dire ? Explique-nous au moins cela ! s'acharne Kézian alors que les deux autres semblent se résigner.

Et sous la pluie battante, je cherche les mots les plus justes, les moins tranchants pour expliquer mon attitude.

- Je sais. Je sais beaucoup de choses sur la destinée de notre planète. Un phénomène cyclique anéantit tout depuis des millénaires. Cela s'est une nouvelle fois enclenché. Et il y a peut-être une solution pour tout arrêter. J'ai peut-être la réponse.

- Ben, c'est chouette, fait remarquer Kézian. On va t'aider. Dis-nous ce qui va se passer dans cette maison.

Il n'a pas l'air de me croire, il me prend pour une fille dérangée qu'il faut ménager.

- Les habitants vont nous battre et nous détrousser, je lâche finalement, lasse de lutter.

- Ben on n'y va pas alors, réplique Kézian. C'est évident, maintenant qu'on sait ce qui nous attend, on n'y va pas, non ?

Son regard passe sur chacun d'entre nous. Je crois que Ethanaël a compris, mais Izoée boit les paroles de son mentor, elle attend mon verdict.

- On doit y aller, c'est dans l'ordre des choses, je leur annonce. Si on rompt la destinée, ce sera pire et je ne contrôlerai rien !

- N'importe quoi, éclate Kézian en prenant Ethanaël à partie. On sait ce qu'ils vont nous faire, on ne va pas quand même se lancer dans la gueule du loup, pour faire plaisir à Zax !

Ethanaël paraît furieux, il secoue la tête, pris par ses démons. Izoée me sonde, elle est perdue.

- C'est pour ça que je ne veux pas vous dire à l'avance ce que vous allez vivre, sinon vos actions vont changer et vous allez complètement stresser. Je sais ce que ça fait de savoir l'avenir, on se sent emprisonné et inutile.

- Non, non, non ! Je ne veux pas t'écouter. Tu es complètement malade, Zax ! Moi je ne vous suis pas ! Tu viens Izoée ? Et toi, Ethanaël ? s'informe Kézian.

C'est là que je vais voir à quel point, il a planté ses serres dans mon amie. Je sens mon cœur accélérer ses battements et la sueur perler dans mon dos, malgré le froid.

Ethanaël fait un pas vers Kézian. Je suis terriblement déçue. Je croyais avoir une petite emprise sur lui, je pensais le gagner à ma cause. Izoée vit un calvaire, je le sais. Elle hésite entre sa fidélité pour moi et son amour naissant pour Kézian. C'est évident qu'il lui plaît.

Elle me choisit en me prenant la main. Voilà, nos chemins vont se séparer quelque temps, juste le temps que nos compagnons comprennent.

Je tire Izoée en direction de la maison, elle résiste pour la forme, lance un dernier regard aux garçons. Ils ne croient pas de toute façon que l'on continuera sans eux, ils sont encore naïfs.

Quand on arrive au virage, on voit d'un côté nos amis toujours immobiles qui nous épient et de l'autre la villa grise qui a dû connaître des jours meilleurs.

Ne plus hésiter, on ne peut pas se le permettre. Le plus dur, c'est de savoir finalement. Si je n'avais rien vu dans l'œil d'Izoée, on serait devant la porte de cette maison, pleines d'espérance à la place d'arrondir le dos en attente des coups de bâton.

Je sonne. Izoée est en retrait, elle guigne derrière elle. Elle croit au retour des garçons, elle espère son chevalier.

- Ça ne répond pas, constate-t-elle trop rapidement. Viens, on s'en va !

Elle tire sur le bas de mon pull. Elle est en panique, elle regrette de m'avoir choisie.

- Zax, viens, on va rejoindre les garçons, il n'y a personne ici, m'implore-t-elle.

- Sois courageuse Izoée, on va s'en sortir, je lui réponds la gorge ultra serrée.

Des petits raclements, sans doute des pas qui se rapprochent. Izoée se crispe, elle est livide.

- Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ? me souffle-t-elle affolée.

- Tu ne veux pas savoir, je lui réponds. Mais on va s'en sortir. Pense à demain.

Quand la porte s'entrouvre, je soutiens mon amie qui flanche à la limite du malaise.

Un visage fripé, émacié et sec nous accueille. La porte à peine entrebâillée nous laisse deviner un hall sombre.

- C'est une vieille dame, constate Izoée avec un soupir de soulagement.

Je me lance avec un anglais bien approximatif dans une demande d'hospitalité. Le regard suspicieux de la vieille nous jauge. Je n'ai pas l'impression qu'elle comprend ce que j'essaie de dire. Pourtant elle ouvre plus largement la porte et nous fait signe d'entrer. Izoée recule avec un sourire crispé. Je lui prends la main et avance en remerciant notre hôte.

À l'intérieur cela sent le renfermé. Deux chats sont tapis au bout du long couloir d'entrée. Leurs yeux ne nous lâchent pas une seconde. La vieille nous fait des signes pour que l'on avance, elle dit des mots que je ne comprends pas. Elle nous dirige vers une cuisine que je trouve plutôt crasseuse. Elle tire deux chaises et insiste pour que l'on s'assoie, puis elle sort.

- Elle va où ? me demande Izoée nerveuse. Ça va, elle n'a pas l'air d'un serial killer, hein ?

Je plaque un sourire rassurant sur mon visage et je contrôle ma respiration. Il faut que je me prépare. L'horreur arrive. La vieille revient accompagnée de deux acolytes. Ils sont jeunes, ses petits-fils sans doute. Ils ne nous saluent pas, mais nous jaugent d'un air mauvais. Ils dégagent une forte odeur de transpiration, leurs vêtements sont tachés et leurs mains pleines de cambouis. La vieille a dû les déranger alors qu'ils trafiquaient un moteur.

- Zax ? gémit Izoée quand l'un d'eux s'approche un peu trop près d'elle.

- Ne bouge pas, souris, lui intimé-je tout en sachant que cette injonction ne rime à rien.

- Vous venir d'où ? demande le plus grand avec une voix éraillée.

Il essaie de communiquer en français, je vois Izoée se détendre un peu.

- Nous sommes françaises, répond-elle en parlant lentement et détachant bien les syllabes.

- Vous venir d'où ? s'énerve notre hôte. Pas voiture, moto ?

Izoée rapproche sa chaise de la mienne et me sonde du regard, je lui effleure la main pendant que je le peux encore et je réponds à sa place :

- Nous avons marché, nous n'avons pas de voiture ni de moto !

Je me prends une baffe qui m'estourbit plusieurs secondes.

- Toi te taire, m'intime mon agresseur.

Izoée n'a pas hurlé, le geste du jeune homme l'a tellement choquée qu'elle halète comme un animal blessé, je crains une crise d'asthme bien qu'elle n'en ait jamais fait. J'ai mal, je ne peux plus ouvrir l'œil droit et je me suis mordu la langue sous la violence du choc, j'ai du sang plein la bouche.

- Où est voiture ? redemande l'homme alors que son compagnon sort un couteau qu'il frotte sur le pied de la table en aluminium.

Izoée gémit ce qui attire l'attention sur elle. Les deux hommes ricanent et s'amusent à l'effrayer en approchant leur visage du sien. Ils ne sont pas très agréables à regarder, l'un a les dents jeunes, un visage émacié avec une calvitie naissante malgré son jeune âge, l'autre arbore des cheveux longs et gras sur un teint cireux.

- Boo ! crie Dents Jaunes à l'adresse d'Izoée, alors que Cheveux Gras s'esclaffe.

Izoée a sursauté et failli tomber de sa chaise.

- Zax, me demande-t-elle, qu'est-ce que l'on fait ?

- Rien, garde ton calme.

La pauvre si elle savait que rien n'a vraiment commencé, que le plus dur est encore en approche.

Cheveux Gras nous a écoutées, il secoue la tête et s'adresse encore une fois à Izoée :

- Toi me dire où est voiture ! Moi veux voiture ! Comprendre !

- Je n'ai pas de voiture, pleure ma pauvre Izoée terrifiée.

Dents jaunes approche son couteau de mon amie, celle-ci se lève d'un coup et court vers la porte de la cuisine. La vieille femme bloque le passage. Mon amie la supplie de s'écarter, mais notre hôtesse garde un visage stoïque et fermé. Dents jaunes empoigne Izoée par l'épaule et la ramène brutalement sur sa chaise. Son compagnon a sorti un gros rouleau de bande adhésive et il lie ainsi les chevilles d'Izoée avec les pieds de la chaise, puis ses poignets aux accoudoirs. Il ricane, fier de son œuvre, avant de faire la même chose pour moi. Je n'ai pas essayé de fuir, je sais que c'est inutile et que cela occasionnerait des douleurs supplémentaires.

- Zax, Zax ! m'appelle mon amie. Zax, dis-moi ce qu'il va se passer, s'il te plait.

- On va s'en sortir, rappelle-toi ce que je vous ai expliqué ce matin. C'est un mauvais moment, on va s'...

Cheveux Gras qui ne comprend sans doute rien à notre discussion a décidé de me faire taire. Il m'a scotché la bouche et une partie du nez, je suffoque et il se marre, cette andouille !

L'interrogatoire reprend avec Izoée, ces deux abrutis sont persuadés que nous avons une voiture. Par les temps qui courent, un véhicule en état de marche doit se monnayer très cher, sans doute plusieurs kilos de vivre.

Comme Izoée ne leur donne pas satisfaction, ils décident de passer à l'étape supérieure.

Cheveux gras aboie ses questions en irlandais maintenant, il a dû se lasser du français, je ne sais même pas s'il s'est rendu compte qu'il avait switché de langue. Dents jaunes joue du couteau, il découpe les vêtements de mon amie qui hurle en me regardant. C'est insoutenable, lâchement je ferme les yeux et je prie pour m'évanouir. Je m'étouffe, j'ai à peine un filet d'air qui passe par une narine et celle-ci est bouchée par la morve qui coule autant que mes larmes.

Le pantalon d'Izoée est en lambeaux, je le sais sans même la regarder. Mais ce n'est pas le joli corps élancé de mon amie qui attire ces pervers, ils se délectent de sa peur et des sévices qu'ils s'apprêtent à lui affliger.

- Zax ! Non ! Je t'en prie, fais quelque chose ! hurle-t-elle.

Sa voix n'a jamais connu un tel degré de terreur. J'ouvre les yeux et je la vois cabrée sur sa chaise, Dents Jaunes lui caresse la cuisse avec la lame bien trop aiguisée de son arme. Puis il s'applique à entailler la chair, une belle estafilade qu'il prend le temps de tracer du genou au haut de la cuisse. Le sang a jailli immédiatement, rouge vermeil, et il s'écoule en filet sur sa peau pâle.

Izoée hoquette, elle est en état de choc. Cheveux Gras l'attrape par les cheveux, lui tire la tête en arrière et pose inlassablement sa question. Il ne voit pas que sa proie s'est déconnectée, elle n'est plus vraiment là. Elle s'est enfuie dans une part de son cerveau, à l'abri, inaccessible aux turpitudes vicieuses inventées par ses agresseurs.

Le jouet n'est plus amusant, alors les prédateurs se focalisent sur moi. Cheveux Gras arrache mon scotch, j'ai l'impression que mes lèvres sont restées collées au ruban adhésif, mais je peux respirer. Je ne m'en prive pas et avale plusieurs goulées d'air avidement.

- Où est voiture, insiste-t-il en tirant ma tête en arrière et livrant ma gorge à son compagnon armé.

Je sens la lame s'arrêter sur ma glotte. J'ai tellement peur, j'ai vu cet instant dans les yeux d'Izoée, car même si elle est en état de choc, son cerveau enregistre.

Le couteau taillade mon cou. Ce taré s'amuse à me scier bien doucement. Une douleur aiguë irradie dans ma gorge, mes oreilles et mon crâne. Le sang coule, j'en suis sûre. J'ai mal. La panique et immense et même si je sais que je survivrai à tout ça, j'ai envie de mourir pour que tout s'arrête.

Ces gars, avec cette vieille bonne femme, sont tout simplement malades. Ce n'est pas parce que tout se délite dans notre monde que l'être humain est obligé de redevenir un animal sadique. Ceux-là portent les gènes de la dégénérescence.

Et alors que le monstre s'extasie de son chef-d'œuvre mortuaire en plantant la pointe de son couteau à la racine de mon sternum, je darde ma pupille dans la sienne.

Je vois tout de suite que mon attitude le déstabilise, il cligne des yeux et s'éloigne de moi. Mais j'ai eu le temps de fendre ma pupille et de lire en lui. Cet être abject va encore vivre longtemps et commettre bien des méfaits, c'est écœurant. Le seul point positif auquel je m'accroche, c'est que j'ai vu qu'il allait perdre une jambe dans un accident de moto et surtout qu'il sera particulièrement affecté par le décès de la vieille et ça, ça arrivera bientôt.

Je me fais l'effet d'être un démon quand je réagis comme ça, pourtant c'est la seule façon que j'ai trouvée pour tenir dans de telles circonstances. Mon attitude a refroidi mon tortionnaire, il a peut-être vu le diable en moi, en tout cas, il a arrêté ses actes barbares pour parler avec Cheveux Gras.

Les deux hommes s'entretiennent maintenant avec la vieille. Elle leur désigne nos sacs qui sont restés bien sagement à côté de la table de la cuisine. Ils les fouillent, extirpant sans gêne nos quelques vêtements et s'accaparant les maigres réservent qu'ils contiennent : un fond de paquet de biscuits, deux conserves et une pomme. Ils sont heureux de trouver la boussole et un petit opinel. Ils tergiversent en nous regardant en coin, c'est la vieille qui tranche. Celle-là derrière son air de pauvre mamie grabataire cache bien son jeu. Les deux hommes obtempèrent. Je sais que le pire est passé. Maintenant, c'est un travail de patience, d'endurance qui nous attend.

Ils nous empoignent et nous trainent avec la chaise sur laquelle on est toujours scotchées. On se cogne dans tous les coins de meuble. Je prends un sale coup dans le tibia droit qui me fait voir trente-six chandelles et pousser un cri aigu. Dents jaunes se marre et baragouine un truc seulement compréhensible pour lui.

On arrive au bout du couloir, Cheveux gras ouvre une porte qui donne sur une espèce de cagibi sombre et sale. C'est là qu'ils nous entreposent au milieu de leurs différents trophées de guerre. J'ai le temps de voir quelques boites de conserve, des moteurs éventrés, des tresses d'ails qui pendent et des couvertures poussiéreuses avant que la porte ne se referme, plongeant la pièce dans le noir. J'ai la chance d'avoir ma chaise adossée contre le mur, celle d'Izoée est couchée, je l'ai vue avant que l'on soit englouties par l'obscurité. Sa position doit être très inconfortable. On ne parle pas. On n'ose pas, en fait, de peur que nos tortionnaires reviennent. Les minutes s'égrènent avant que la voix tremblotante d'Izoée m'interpelle :

- Zax ? Zax ? souffle-t-elle.

- Je.... Je suis là.

Ma voix est rauque, j'ai bien cru que le son ne sortirait pas, ça me fait mal de parler. Ce taré m'a entaillé le larynx, je n'ose même pas imaginer ma plaie. Je suis prise d'une quinte de toux qui n'arrange pas ma douleur. Déglutir est un calvaire.

- Ça va ? demande mon amie hésitante. Tu... tu peux respirer.

Elle renifle et émet un petit gémissement. J'entends qu'elle essaie de bouger, sans doute pour trouver une position un peu plus confortable.

- Ça va, je mens, et toi ?

- J'ai mal, je crois que je perds beaucoup de sang. J'ai peur, Zax, je vais mourir.

Je sens que la panique la gagne une nouvelle fois. Dans le noir, on peut tout imaginer. Sa balafre à la jambe était bien vilaine, mais je ne crois pas qu'elle soit suffisamment profonde pour avoir touché une artère.

- Calme-toi, tu vas t'en sortir. Le sang est en train de se tarir.

Oui, je lui mens encore une fois. Je ne sais rien de son état, je ne l'ai pas vu dans sa pupille, car elle ne voit rien, nous sommes aveuglées dans ce cagibi. Je n'ai ressenti que les émotions, notre détresse. J'ai eu le son sans l'image.

- C'est vrai, c'est ce que tu as vu, hein ? me demande-t-elle de sa voix enfantine.

Je lui sers une nouvelle quinte de toux en guise de réponse et à mon soulagement elle prend cela pour un acquiescement.

- Zax ? me relance-t-elle après quelques minutes de silence douloureux. Zax ? C'est fini, on va s'en sortir maintenant ?

Elle me fait tellement de peine, sa peur est palpable à travers ses respirations saccadées. J'ai mal, j'ai froid, j'ai peur et je dois être forte pour elle, car elle vit tout cela à cause de moi.

- Ils ne vont plus nous toucher.

Je la rassure tout en tremblant. Épuisée, vidée, désaxée.

- On s'en sort comment, alors ?

- Il faut attendre, ma douce, on va attendre...

Mes efforts pour parler m'épuisent. Je ne me rends pas compte que je sombre.

Je m'éveille quand quelque chose frôle ma cheville. Je mets du temps à me rappeler où je suis, mais un élancement dans la gorge ravive vite mes souvenirs. Je réalise alors que quelque chose de chaud s'agite à mes pieds. Une pensée d'effroi à l'idée de rongeurs affamés me convulse les entrailles.

- Zax ? Tu es revenue ? Oh ! Zax, tu es vivante, sanglote mon amie.

Je réalise alors que c'est elle qui git à mes pieds. À force de contorsions et sans doute avec la volonté du désespoir, elle a réussi à ramper avec sa chaise collée aux fesses, jusqu'à moi.

- Ne t'inquiète pas pour moi, je réussis à articuler après deux tentatives aphones. On va s'en sortir Izoée. On va s'en sortir.

Un sanglot me répond ponctué par des reniflements. Puis en quelques minutes, elle se calme, ses mains m'effleurent le bas de la jambe. Ce contact, nous fait du bien à toutes les deux.

- Mais qu'est-ce qu'on fait là, bon sang ! se désespère Izoée d'une voix fluette, sans colère, juste une constatation. Pourquoi fallait-il que l'on passe par cette épreuve ? Puisque tu savais, on aurait dû l'éviter cette maison. À quoi ça nous sert d'être ici ?

- À récupérer un objet, j'annonce laconiquement.

Elle ne réagit pas tout de suite. Elle s'agite. Sa chaise grince et frotte le sol. Elle essaie de se redresser, je le sens. En vain. Après un gros soupir, elle grogne.

- Tu te rends compte de ce que tu viens de me dire là, un objet ! Mais quel objet peut être assez précieux pour que l'on vive cet enfer !

- Une clef, c'est une clef. On en a besoin pour la suite.

- Mais...

Elle ne poursuit pas. Je pense que trop de questions se percutent dans sa tête. Je la comprends tellement. C'est pénible de ne pas savoir. A contrario, c'est si épuisant de tout connaître.

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