Chapitre 12: Village maudit

Avertissement: contenu mature, des scènes dures psychologiquement


J'ai mal dormi. J'ai encore mal à la tête. Je me lève et j'essaie de raviver les trois braises qui restent du feu de la veille. Peine perdue, elles disparaissent sous les cendres. Je frissonne et me recroqueville en regardant les premières lueurs du soleil incendier l'océan.

Les autres dorment, je les ai entendus longtemps échafauder des plans, hier soir. Mais j'étais incapable de comprendre ce qu'ils disaient, trop embuée dans mes souvenirs et assourdie par les battements de douleur de mes tempes.

Mon souffle fait naître un petit nuage de vapeur. C'est incroyable que l'aurore soit si fraiche. Je grelotte, je regarde mes vêtements qui pendent sur la branche, ils sont encore trempés, pas la peine de les tâter, ça se voit à leur couleur sombre. Autour du feu éteint, il y a les habits des garçons et d'Izoée. On dirait qu'ils sont secs. J'ai très envie de me servir, mais ce n'est pas nécessaire d'accentuer leur colère.

Il faut que je bouge sinon je vais me figer pour toujours. J'avance sur la falaise qui surplombe l'océan. La brise glaciale engourdit mes membres. J'inspire lentement pour réveiller mon corps et apaiser mes peurs. Oui, j'ai peur. Peur des jours qui viennent avec leur lot de souffrance. Peur de perdre l'amitié d'Izoée. Peur de ne pas faire les bons choix. Peur.

— Tu vas mieux ce matin ?

Je sursaute. Je ne l'ai pas entendu approcher. Ethanaël est debout à côté de moi en caleçon, face à l'océan. Il ne me regarde pas et je perçois encore sa colère. Le soleil levant illumine son visage, ses yeux sont d'un vert si cristallin que j'en reste hypnotisée. Il hausse les épaules et retourne auprès du feu. J'observe s'activer. Il souffle lentement sur les cendres et dépose quelques feuilles sèches. Une flammèche crépite. Ethanaël l'alimente avec des brindilles. Le feu a repris. Je m'approche et frissonne quand la chaleur atteint mon corps.

— J'ai encore un peu mal à la tête, mais ça va, je lui réponds enfin. Merci pour le feu.

— Normal, bougonne-t-il. On fait quoi aujourd'hui ?

— Vous voulez toujours me suivre ?

Je fais l'étonnée, mais je sais bien qu'ils ont décidé de continuer le chemin avec moi. Tout simplement parce qu'ils sont sous le charme d'Izoée et puis parce qu'ils sont complètement dépassés par les événements. Je ne peux pas lire en eux, mais j'ai tout vu dans le regard d'Izoée.

— A-t-on le choix ? me répond-il amer. Le monde se casse la figure et apparemment tu es la seule à savoir quoi faire, alors...

— 0 n va à .

J'ai parlé très vite pour ne pas regretter ma décision. Je ne comprends pas d'ailleurs ce qui m'a pris, c'est contraire à tous mes principes. Ethanaël semble interloqué.

— Loug quoi ? On va faire quoi là-bas ?

Il a haussé le ton. Kézian et Izoée se réveillent. Ils nous regardent, les yeux à peine entrouverts.

— Loughcrew Cairns. C'est là-bas que l'on pourra se protéger. On évitera le pire.

Je m'étonne toute seule. Je ne savais pas que j'allais lui révéler tout ça. Il faut que j'arrête. Il n'a pas besoin d'en connaître plus.

— OK, et bien, on avance un peu, dit-il, visiblement satisfait. Et où se trouve ce lieu ?

— C'est plus au nord, on en a pour six jours de marche.

Izoée et Kézian nous ont rejoints. Ils se collent près du feu et bâillent de concert.

— Zax nous révèle enfin notre destination, leur annonce Ethanaël. On va chercher refuge à Loughcrew Cairns et c'est à six jours de marche d'ici !

— Qu'est-ce que l'on va foutre là-bas, s'étonne Kézian. C'est un monastère, un truc du genre ?

— Non, c'est un ensemble de ruines. Un site touristique. Mais il faut absolument qu'on l'atteigne avant le vingt-deux mars.

— Ah ! Bon ? T'as un rendez-vous ? ironise Kézian.

— On peut voir ça comme ça.

Je reste volontairement floue, mais eux savourent les informations que je leur ai délivrées.

On avale des biscuits mous et salés à l'eau de mer que l'on trouve au fond de nos sacs. C'est dégoutant, mais ça soulage un peu notre estomac qui n'a rien reçu depuis hier matin. Mes vêtements que j'ai finalement mis auprès du feu sont encore bien humides quand je les enfile. Je sais qu'un bon rhume me guette et que ça sera le cadet de mes soucis dans les jours qui suivent.

On entame notre randonnée, Kézian en tête avec la boussole miraculeusement rescapée du naufrage. On n'est pas équipés pour marcher et les ampoules se font très vite sentir. Mais personne n'ose se plaindre. Le paysage est magnifique, on a quitté les falaises de grès pour sillonner des vallons herbeux à perte de vue. Régulièrement, on croise des troupeaux de moutons, complètement indifférents à notre présence.

Au bout de quatre heures de marche, Izoée commence à se lamenter. Il est vrai qu'elle n'est pas particulièrement sportive. Elle a souvent trouvé une excuse au lycée pour sécher les cours de sport. Je n'ose pas lui dire que les choses ne vont pas s'arranger et qu'elle devra supporter bien pire dès demain.

— Mais il n'y a pas un putain de village dans ce pays, finit par râler Kézian. Il faut que je mange un truc, moi !

— Et tu crois qu'ils vont te filer à bouffer gratos ! On n'a rien à donner en échange et je ne pense pas que les quelques euros qui trainent au fond de nos poches puissent encore intéresser quelqu'un, fait remarquer Ethanaël.

Il n'a pas fini de parler qu'Izoée affiche son plus grand sourire en désignant, cinq cents mètres plus loin, quelques toits qui émergent.

— Ça doit être un tout petit village, dit-elle. On dirait qu'il n'y a pas plus de cinq ou six maisons. On va bien trouver des gens pour nous aider. Si on leur explique que l'on est des naufragés...

— On ne va pas là-bas, la coupé-je. On contourne ce hameau. Il n'est pas sur notre route. On est pressés.

— Tu déconnes là, explose Kézian. Ce n'est pas toi qui vas tout régir comme ça ! Tu as choisi la destination, nous, on décide des haltes. Et maintenant, je pense qu'on est tous d'accord pour faire une pause dans ce petit village.

Ethanaël et Izoée ne me regardent même pas. Ils ont bifurqué et accélèrent le pas en direction des maisons. Je ne sais pourquoi, je m'évertue à les décourager, alors que je connais l'issue de la discussion.

— Non, revenez ! Vous ne comprenez pas, il ne faut pas aller là-bas, c'est dangereux ! essayé-je encore.

Kézian hausse les épaules et rejoint les deux autres. Je lui emboite le pas dans un soupir, de toute façon, je le savais. Ils sont têtus. Tant pis.

Quand on arrive au village, on s'aperçoit tout de suite que quelque chose cloche. Il n'y a pas un bruit, les premières maisons sont toutes noires de suie et leur toit s'est écroulé.

— Elles ont été incendiées, constate Ethanaël.

Je les sens inquiets. Ils avancent en silence et regardent bien autour d'eux.

— Là !

Izoée fixe une masse au sol. Elle m'attrape la main et la broie.

— Merde, mais qu'est-ce qui s'est passé ici ! grimace Kézian en retroussant le nez.

Dans la cour de la troisième maison, trois chiens gisent éventrés. Leurs pattes sont brûlées et quelqu'un a retiré de gros morceaux de chair de leurs flancs.

On est tétanisés. Le spectacle nous soulève le cœur. Ethanaël se retourne pour vomir les quelques biscuits du matin. On a tous failli l'imiter.

— Il ne faut pas rester ici, leur conseillé-je une fois encore.

Kézian acquiesce d'un signe de tête. Il prend la main d'Izoée qui ne lâche pas la mienne et nous guide vers la sortie du hameau.

— Attendez ! J'ai entendu quelque chose ! nous prévient Ethanaël. Il y a quelqu'un qui pleure dans cette maison. Un enfant, je crois.

On écoute. Des sanglots effectivement s'échappent de la dernière habitation. Cela ressemble bien à des gémissements d'enfants. On se regarde. Je sais que l'on va aller vérifier qui pleure comme ça. Je sais que ce que l'on va voir marquera indéfiniment nos esprits. Me torturera à vie. Je n'ai pas envie. Je voudrais m'enfuir, ne pas savoir. Oublier.

Ethanaël s'est déjà engouffré dans la maison. On l'entend pousser un juron. Kézian se précipite à son tour. Izoée lui emboite le pas. Je la retiens, je souhaiterais tant la protéger.

Kézian crie, un cri d'effroi. Izoée me repousse et entre dans la maison. Je la suis malgré ma révulsion. Une odeur de pourriture nous prend la gorge et le nez. Dans ce qui devant être le salon, tous les meubles sont éventrés. Au fond de la pièce, une petite fille, d'une dizaine d'années, est recroquevillée, collée à un monticule de vêtements.

Sa robe est tachée de sang, son corsage déchiré. Son visage terrorisé nous arrache à tous un cri de surprise. Une balafre fraiche a percé sa joue, un seul œil nous fixe ; l'autre, crevé, suinte un liquide jaunâtre.

— N'aie pas peur, ma puce ! On ne te veut pas de mal ! On va t'aider !

La pauvrette, épouvantée, hurle des mots que je ne saisis pas. Ethanaël lui parle gentiment en tendant une main. Il parle anglais. J'avais oublié que la petite ne pouvait pas nous comprendre. Les paroles d'Ethanaël paraissent l'apaiser quelque peu. Il lui explique que l'on est des naufragés et qu'on est là pour l'aider, pas pour lui faire du mal.

Kézian et Izoée sont livides. Mon amie semble à deux doigts de s'évanouir. Tous les deux fixent le tas de vêtements. Je ne veux pas regarder, je sais ce que ces vêtements cachent. Je sais l'horreur que contemple Izoée. L'horreur qui était incrustée dans sa pupille et qui m'a donné la nausée bien avant ce moment fatidique.

La petite n'est pas adossée à un tas de vêtements, elle est collée aux restes de sa famille. Ici sont morts son père, sa mère, ses deux frères, sa sœur de quelques mois et la grand-mère. Ils ont tous été égorgés après avoir été torturés par une bande d'hommes et de femmes.

C'est ce qu'elle raconte à Ethanaël entre deux sanglots. Les « méchants » sont venus un soir. Ils ont fracassé la porte. Ils voulaient de la nourriture, des bijoux et de l'alcool.

Ils les ont attachés. Ils ont fouillé la maison. Ils ont trouvé les bouteilles de vin à la cave. Ils ont beaucoup bu et crié. Ils voulaient de l'or. Alors ils ont frappé leurs prisonniers, ils les ont tailladés avec un canif, même le bébé et la grand-mère. Ils ont pris tout ce qu'ils voulaient et avant de partir, ils ont égorgé tout le monde. La petite était la dernière de la série, elle a convulsé quand elle a vu le couteau s'approcher de son cou. Elle a dû s'évanouir, à son réveil, « les méchants » n'étaient plus là. Elle avait un couteau planté dans l'œil. Elle a tiré dessus pour l'enlever et s'est évanouie encore. Elle a très mal maintenant. Elle ne voit plus rien. Sa maman n'était pas morte non plus, mais elle n'arrivait pas à parler, ça sifflait dans sa gorge et ses yeux étaient vitreux. La gorge a gargouillé quelques heures et puis la maman est décédée aussi. Depuis la petite pleure.

— Quand elle nous a entendus, elle a cru que les méchants revenaient, traduit Ethanaël en caressant les cheveux poisseux de la fillette.

Il est pâle, les yeux exorbités. Le récit qu'il nous a traduit le hante. Nous sommes tous choqués.

— Mais ce n'est pas possible ! Qui peut faire un truc pareil, s'emporte Kézian. Il y avait même un bébé ! Tout ça pour quelques bijoux et un peu de bouffe ! Pauvre gosse !

— C'est le monde dans lequel on vit maintenant ! je lui fais remarquer. Il faut être vigilants ! Des groupes se forment, ils sont dangereux, incontrôlables ! Tout part en vrille.

— Je veux sortir d'ici ! Je veux sortir ! se met à crier Izoée qui quitte sa torpeur et est prise d'une vraie crise de panique.

On a tous envie de fuir ce hameau maudit, mais la pauvre petite agonise. Elle n'est pas en état de marcher. Les garçons sont tétanisés, incapables de prendre une décision. Izoée piétine, les yeux révulsés. Elle s'esquive en rêve, mais reste entravée par l'horreur.

— On va se réfugier dans l'une des premières maisons pour soigner la fillette, leur proposé-je. Il veut mieux s'éloigner de ce charnier.

Ethanaël acquiesce. Il soulève délicatement l'enfant dans ses bras et sort. Kézian prend la main d'Izoée, il la guide. On entre avec appréhension dans la première bâtisse brûlée. Il n'y a personne, mais il ne reste pas grand-chose non plus de l'habitation. On trouve pourtant un pan de toiture protégée. Il donne au-dessus d'une petite chambre, ou peut-être d'un débarras. La pièce a été miraculeusement préservée du feu. Mais les murs sont noirs de suie et les tissus des trois fauteuils ont craquelé.

Ethanaël dépose la petite dans un fauteuil. Elle ne réagit pas. Son seul œil valide reste fixe. L'autre suinte de plus en plus.

— On ne sait même pas comment elle s'appelle, constate Kézian. Cette gosse a vécu l'horreur. On ne peut lui offrir aucun réconfort.

— Elle est vraiment mal en point. Il faudrait l'amener à l'hôpital. Est-ce qu'il y a un hôpital par-là, demande Ethanaël en me fixant.

Je grimace. Ils n'ont toujours pas compris que leur monde est parti en poussière.

— Il n'y a plus rien qui ne ressemble à un hôpital sur cette île, mon pauvre Ethanaël. Ça fait déjà une dizaine de jours que tout a été pillé.

— Mais ce n'est pas possible ! Qu'est-ce que l'on fait ? Elle va mourir si l'on ne fait rien !

Son regard est accusateur ! Il m'en veut. Je n'y suis pour rien, moi pourtant, mais c'est moi qui annonce les mauvaises nouvelles. Il insiste :

— Elle va mourir si on ne fait rien.

Quelque chose dans mon attitude a dû me trahir, car le regard d'Ethanaël devient plus appuyé et il pâlit.

— Zax, elle va mourir ? Tu le sais ? Elle ne va pas mourir ?

Le ton est suppliant. Je déglutis et ferme les yeux. Ça le rend fou, il attrape un tabouret et le fait valser à travers la pièce.

La petite trésaille, Ethanaël s'agenouille auprès d'elle et se confond en excuses.

— I'm sorry! I am so sorry, my dear! Don't worry ! I'm here!

Izoée s'est recroquevillée dans un fauteuil. Elle ferme les yeux et se bouche les oreilles. Elle nie ainsi la réalité et ses horreurs. Elle fuit les cris d'Ethanaël et l'agonie du frêle corps. Je cherche du réconfort auprès de Kézian, mais je croise un regard perdu et larmoyant. On reste chacun dans notre bulle pendant plus d'une demi-heure. Ce sont les gémissements de l'enfant qui finissent par me donner le courage d'agir.

Je n'aurais jamais cru que je serais capable de ça. J'avais vu dans la pupille d'Izoée l'acte innommable que j'allais être obligée de commettre. Sur l'instant, j'avais tout rejeté en bloc. J'avais enfoui cette vision plus loin encore que les tréfonds de mon âme. Pourtant tout ressurgit à présent et j'ai conscience que je n'ai pas le choix. Je ne savais pas qu'Ethanaël jouerait un rôle. Mais maintenant, ça coule de source, il sera mon complice.

Je m'approche de lui en chancelant, secouée par l'horreur de mon acte à venir. Je me penche à son oreille et lui dévoile ce qu'il va se passer.

Il écarquille les yeux. Des yeux qui m'impressionnent et me séduisent. Des yeux qui me fixent et ne veulent pas comprendre ma requête.

Il commence par secouer la tête en serrant les poings.

— Tu es le diable ! me balance-t-il dans un souffle pour que les autres n'entendent pas ! Comment peux-tu imaginer faire ça ? Comment peux-tu me demander ça ? Démon !

Je suis percuté par ses mots. Je le regarde complètement perdue. J'ai si mal. J'en ai assez d'être forte, de tout gérer, d'être le pilier qui supporte tout et essuie tous les coups pour que le mal-être de mes compagnons s'évacue. Pourtant, une fois encore, je ne vacille pas, du moins en apparence.

— J'ai besoin de toi ! Tu sais que c'est la seule solution ! La meilleure. Pour elle.

Il crache son dégout et me tourne le dos pour caresser le front brûlant de la fillette. Elle pousse alors un gémissement, plus déchirant que les précédents. Son globe oculaire est envahi de pus et sa joue gonflée est rouge-écarlate.

Kézian nous observe. Essaie-t-il de comprendre ce qu'il se trame ? Il hausse les sourcils, lorgne en direction de l'enfant agonisante et écrase une larme. Il décide de se rendre utile en partant à la recherche d'eau potable. Les tuyaux de la maison ont explosé. L'eau a jailli et s'est mélangée aux cendres, laissant une boue grisâtre s'étaler sur le sol. Rien ici ne semble exploitable. Il choisit de faire le tour des quelques habitations du hameau.

— Sois prudent ! lance Izoée qui sort de son isolement. Ne traine pas, il commence à faire nuit !

Ses recommandations de bonne mère de famille nous auraient fait sourire en d'autres circonstances. La petite émet un drôle de son, on dirait qu'elle s'étouffe. Ethanaël la redresse doucement et coince sa veste roulée en boule sous sa tête. Les gémissements reprennent. Izoée ne peut pas en supporter davantage, elle se bouche une nouvelle fois les oreilles et ferme les paupières.

— Il faut le faire maintenant, je chuchote à l'intention d'Ethanaël.

Il me lance un regard mauvais et m'ignore. Il chantonne un air pour bercer la malade et apaiser sa souffrance. Malgré sa sollicitude, l'enfant agonise, les gémissements deviennent des râles.

Kézian est de retour, il a trouvé une bassine qu'il a remplie d'eau en utilisant le tuyau d'arrosage d'une des maisons. On boit tous goulûment à tour de rôle. Puis Ethanaël essaie de nettoyer les plaies de sa protégée, mais son geste lui arrache un cri d'outre-tombe. Confus, il souffle sur la blessure purulente. Il aimerait que l'enfant s'hydrate, mais elle ne réagit pas à ses sollicitations. Il plie sa paume et la remplit d'eau qu'il porte aux lèvres brûlantes de la malade. Mais la bouche reste pincée. Et quand il essaie d'entrouvrir les lèvres et de déverser quelques gouttes, la fillette s'étouffe et est prise de quintes de toux qui la font hurler de souffrance.

On en peut plus. C'est atroce de subir la douleur de l'autre. Surtout quand il s'agit d'une enfant.

Je m'approche une nouvelle fois d'Ethanaël, je le sens se crisper, pourtant je tente encore de le convaincre.

— Elle souffre horriblement et rien ne pourra la sauver ! Je le sais, crois-moi. On doit le faire maintenant.

Il ferme les yeux, déglutit plusieurs fois et donne un coup de poing rageur dans le mur. Izoée sursaute et Kézian qui fouillait dans un placard se retourne vivement. Les deux nous interrogent du regard, les sourcils froncés, les lèvres pincées. J'esquisse un sourire serein, secoue la tête pour les rassurer. Ils nous observent et essaient de comprendre ce que j'ai encore fait pour mettre Ethanaël dans cet état.

L'enfant convulse, tout son corps est parcouru de soubresauts, elle bave, son œil valide ne laisse apparaitre que du blanc, la pupille se balade sous la paupière. Ethanaël la tient fermement, il pleure en silence. Il me regarde enfin et je lis sa résolution et son désespoir. Je hoche la tête, je m'apprête à devenir une meurtrière. Je le ferai pour la petite, pour Ethanaël, mais je ne supporterai pas qu'Izoée me voie le faire.

Les convulsions cèdent leur place aux râles, une nouvelle fois. La fièvre doit être très élevée, car les lèvres sont sèches et la peau rouge et transpirante.

— Elle va mieux ? hasarde Izoée en tentant un regard entre Ethanaël et moi.

Elle n'attend pas de réponse, elle a aperçu le visage ravagé de l'enfant. Elle blêmit et frotte nerveusement ses mains l'une contre l'autre.

— J'ai préparé des couchettes là-bas, nous informe Kézian d'une voix chuchotée. J'ai entassé tous les tissus que j'ai trouvés. Ça fera pour la nuit.

On acquiesce, on ne va pas faire les difficiles. Je suggère à Izoée et Kézian de se reposer les premiers. Ethanaël et moi surveillerons la fillette. Mon amie accepte, soulagée. La proximité avec la malade semble la terroriser. Kézian me dévisage un instant avant de valider ma proposition.

Ils s'étendent à une dizaine de mètres de nous sur les vêtements à moitié calcinés et les couvertures humides rassemblées par Kézian. Ils se serrent l'un contre l'autre pour se réchauffer et pour se rassurer.

L'enfant geint en continu, elle souffre le martyre. Ça ne peut plus durer. Il faut le faire. C'est le moment. Je sonde Ethanaël pour savoir s'il est toujours prêt. Il se crispe sous mon regard, mais valide ma question muette d'un imperceptible hochement de tête.

Il inspire une à deux fois, caresse le front de la fillette et lui sourit. Il lui parle, je n'entends rien, mon cœur stressé fait bourdonner mes oreilles. Puis je perçois le chant sourd monocorde émis par la gorge de mon compagnon. Je fixe ses yeux tristes. Je vibre, je sombre.

— Zax, réveille-toi !

Le souffle chaud d'Ethanaël frôle mon oreille. J'ai envie de me blottir dans ses bras et de dormir pour toujours

.

— Zax ! Allez, fais un effort !

Le ton est inquiet cette fois, la voix tendue. Ils dorment tous, mais ça ne dure jamais bien longtemps. Tu es sûre de toi ! Tu veux le faire ?

— Oui, pour elle.

Je ne peux pas en dire plus, la perspective de mon geste me donne la nausée. La pauvre fillette s'est assoupie, mais son sommeil est agité de sanglots, de spasmes et de gargouillis inidentifiables. Je vais abréger ses souffrances.

Je ne connais pas de prière, je marmonne un « je vous en prie seigneur, accueillez-la chaleureusement et pardonnez-moi » en boucle et je place ma main fermement sur sa bouche et son nez. Ethanaël la maintient immobile. Quand l'air lui manque, elle tressaille et se tortille, j'ai envie de lâcher, de la libérer. Mon regard harponne celui d'Ethanaël, ses yeux sont fixes, vides. Il est parti au plus profond de lui-même. Il a fui. Moi aussi je voudrais nier l'instant, mais j'en suis incapable. Je suis déjà marquée au fer rouge par mon acte.

Le corps ne bouge plus, il n'y a plus de bruit, pourtant je ne retire pas ma main, je ne peux pas. Ethanaël relâche sa pression, il sanglote sans retenue. Il me force à la libérer. Je tremble de la tête aux pieds et je jette un regard, un seul, à l'enfant. Son œil fixe me transperce. J'ai mal dans la gorge, je crois que je ne pourrais plus jamais déglutir.

Ethanaël abaisse la paupière de la fillette et lui caresse une dernière fois la joue. Il couvre ensuite son visage avec un bout de rideau qu'il avait, semble-t-il, préparé à l'avance.

La nuit est calme maintenant, le souffle régulier de Kézian et d'Izoée ne nous apaise pas. On ne parvient pas à dormir. On veille chacun avec nos démons. Ethanaël s'agite, il serre alors les poings et la mâchoire. Je ne peux pas penser, il ne faut plus penser, cela fait si mal.

Que suis-je devenue ? En l'espace de quelques secondes, ma vie a basculé à tout jamais. Je le savais, je l'avais compris depuis des semaines déjà. Une parcelle de ma culpabilité transparaissait dans le pupille d'Izoée. Pourtant mon amie n'a rien vu. Juste des doutes, des doutes destructeurs.

L'aube pointe, je ne peux réprimer un bâillement, mes paupières se ferment malgré ma peine. Je me laisse enfin aller.

— Zax, Zax, l'enfant ! Pourquoi l'avez-vous recouverte ? Zax !

Je sursaute. Izoée est penchée au-dessus de moi, elle fixe le corps, ses lèvres tremblent.

— Elle est partie en douceur dans la nuit, lui dis-je en me redressant. Je pose une main dans son dos. C'est mieux pour elle, tu sais.

— Pauvre petite ! J'espère qu'il y a une justice, un Dieu pour détruire celui qui l'a tuée ! lâche-t-elle avec dégout.

Je frémis, ça fait mal, ça. Je cherche la complicité d'Ethanaël, mais celui-ci fuit mon regard. Kézian nous a rejoints. Il me toise. Ce n'est pas sur le corps qu'il s'apitoie, mais sur moi. Est-ce mon imagination, ou me voit-il déjà comme un monstre ? Je voudrais pouvoir lire dans sa pupille.

On a creusé rapidement une tombe pour Carolyn, c'est comme ça qu'on a décidé de la baptiser. Il fallait quand même bien lui donner un nom. Et on est parti.

— Ce lieu est maudit à tout jamais, il y aura toujours la trace de ce massacre, constate amèrement Izoée en contemplant les restes du village à bonne distance.

— Retrouvons la civilisation et des gens sensés, nous encourage Kézian.

Les pauvres s'ils savaient que la terre entière est maudite. S'ils savaient que notre périple nous conduit tout droit en enfer !


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