Chapitre 5
♫ « Riptide » - Vance Joy ♫
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Ava
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Jamais faire visiter ma ville natale à quelqu'un ne m'avait semblé si édifiant. À bien y réfléchir, je crois bien avoir rarement joué les guides touristiques pour quelqu'un en fait. Sauf si on compte la fois où j'ai accueilli une correspondante du Pays de Galles en primaire. Déjà à l'époque, j'avais mis tout mon cœur pour lui montrer qu'Alston n'avait pas uniquement des mauvais côtés, car même à cet âge-là, j'en avais pleinement conscience. Il n'y a que des fous pour rester vivre ici.
Louis contemple les environs en buvant mes paroles, qui n'ont pourtant rien de franchement intéressant. Mais mes petites anecdotes semblent soulever en lui la même pointe de nostalgie que lorsqu'il m'a fait faire le tour de Doncaster. Je sais maintenant de source sûre après avoir passé plusieurs jours chez lui que nous partageons des valeurs communes. Pourtant, cet attachement à mes racines que je tente de lui transmettre, je l'ai longtemps remis en cause, pensant que l'herbe était plus verte de l'autre côté de la barrière.
Je tente de déchiffrer son ressenti en lui adressant une question pour le moins directe.
- Tu dois certainement te demander qui peut bien vouloir rester ici...
On a tous éprouvé ce sentiment un jour. On traverse une ville, il n'y a pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde et on se surprend à se demander quel abruti aimerait vivre dans un trou pareil.
- Pas du tout. Me répond Louis en stoppant notre avancée, ma main toujours retenue par la sienne.
Il se tourne en direction d'une des maisons que l'on vient de passer et pour laquelle je lui ai raconté plusieurs histoires d'enfance.
- Est-ce que tu penses que tu serais devenue brave et aventureuse si ce fameux McGuigan n'avait pas à plusieurs reprises tenté de t'effrayer ?
Il attire maintenant mon intention sur l'arbre duquel j'ai fait une chute spectaculaire à l'âge de dix ans.
- Ou encore, penses-tu que tu serais à ce point déterminée dans tout ce que tu entreprends si tu n'avais pas tenté de secourir un chat coincé tout là-haut ?
Louis me fait pivoter vivement vers lui.
- Et surtout, que serait-il advenu de toi si tu n'avais pas un jour croisé un brave type sur ta route ?
Je me mets à rire vivement. Je crois que je ne veux même pas envisager cette option.
- Tu aurais fini avec un vaurien. Ajoute-t-il en apposant son front contre le mien.
- Très certainement.
Impossible à cette distance de sa bouche de ne pas y déposer un baiser. Il m'impressionne vraiment par son sens de l'analyse. N'importe qui n'y verrait que de simples souvenirs, mais Louis parvient à soulever à travers eux l'origine de ma personnalité d'aujourd'hui et il voit extrêmement juste. Toutes ces choses qui peuvent sembler futiles ont vraiment façonné mon caractère. On ne vient pas vivre dans une ville aussi minuscule et reculée de tout qu'Alston par pur hasard. Si mes parents l'ont choisie, c'était en premier lieu par besoin et non par conviction. On peut bien entendu aimer le calme, s'épanouir dans une bourgade où tout le monde se connaît. Seulement, c'est clairement faire le choix de s'écarter des possibilités immenses qu'offrent les grandes métropoles. Depuis que je vis à Londres, j'en ai d'autant plus conscience.
Louis m'invite à poursuivre notre route en direction de ce que l'on appelle le bourg, là où sont réunis les petits commerces de proximité. Je prolonge alors mes explications au fur et à mesure que nous avançons. Le froid est vraiment transperçant et les allées pavées sont recouvertes d'une légère couche de neige fondue, nous obligeant à marcher à pas feutrés. Les habitants viennent nous saluer et certains s'arrêtent quelques minutes pour avoir de mes nouvelles. Je sens Louis bien plus détendu qu'en temps normal lorsque nous sommes à l'extérieur. Il faut dire qu'ici, il peut jouir d'une tranquillité qu'il ne trouve pas ailleurs. Presque personne ne sait qui il est et le peu qui le soulève ne cherche absolument pas à l'importuner avec sa célébrité.
Je redoutais que notre passage fasse davantage jaser. Je craignais surtout que celui qui fut mon meilleur ami n'ait colporté des ragots sur lui. La boulangerie étant en quelque sorte l'épicentre où tout le monde est amené à passer, Alex aurait parfaitement pu manifester son mécontentement en tentant de rallier ses habitués à sa cause. Mais je ne crois pas que ce soit le cas. C'est même tout le contraire. Depuis deux jours, il fait en sorte de nous éviter. Je l'ai juste entraperçu hier, lorsqu'il prenait sa pause dans l'arrière-cour du fournil. Le voir, alors qu'il ne soupçonnait pas que je le regardais m'a fait une drôle d'impression. Une immuable amertume mêlée à ce regret naissant de l'avoir sorti de ma vie.
À l'approche du commerce des Gordon, je ne pense pas pousser le vice au point d'y entrer main dans la main avec mon petit ami. Nous passons donc tous les deux en silence devant la vitrine. Je salue juste brièvement la mère d'Alex derrière la caisse d'un geste de la main. Elle me rend un large sourire de surprise, étonnée que je contourne la devanture. Un peu plus loin, Louis nous arrête de nouveau.
- Je peux t'attendre si tu veux leur dire bonjour, tu sais. Me dit-il posément.
J'hésite un instant, mais secoue la tête.
- C'est très gentil, mais je ne crois pas que le moment soit le bon.
- Comme tu voudras.
Il passe son bras autour de mes épaules.
- Dommage, j'en aurais profité pour m'arrêter dans cette bijouterie... Ajoute-t-il en guidant mon attention sur le commerce à côté de nous.
- Quoi ? Mais pour quoi faire ?
- Pour donner une preuve à Joy.
Hier, j'ai blagué sur le fait que notre amie ne cesse de me harceler pour avoir une photo du cadeau de Noël qu'il est supposé m'avoir offert. Sous la pression, j'ai fini par inventer que Louis m'avait acheté un bracelet dans le but qu'elle passe à autre chose, mais ça a donné l'effet contraire. Elle veut absolument voir à quoi il ressemble. Je me dis qu'en faisant encore la sourde oreille pendant quarante-huit heures, je serai débarrassée du problème, puisque nous serons avec elle et Harry à Las Vegas. C'était visiblement sans compter sur mon petit ami qui semble m'avoir prise au mot.
- Non. Je peux encore la faire mariner jusqu'à dimanche.
Son air malicieux se pose sur mon poignet, comme pour en analyser la taille.
- Arrête ! Tu ne m'achèteras rien ! Et encore moins dans une boutique comme celle-ci.
Je crois bien n'avoir jamais vu les bijoux en exposition changer depuis deux décennies. Si vous souhaitez vous procurer le top du top des années 90, c'est ici qu'il faut vous rendre.
Tandis que nous plaisantons face aux parures désuètes, la porte de la boutique s'ouvre vivement. Je pensais voir apparaître le gérant, soucieux de connaître la source de notre hilarité, mais ce sont deux autres personnes qui en sortent. La première est une amie du lycée à qui je n'ai pas parlé depuis mon départ en février. La seconde, je n'ai nullement besoin de lever davantage le regard pour la reconnaître. La carrure imposante d'Alex et sa chemise fétiche m'ont immédiatement guidée sur la voie. Mon cœur s'emporte en prenant conscience que la confrontation que nous avons cherché à évincer va finalement avoir lieu moins d'une heure avant notre départ. De plus, un autre détail me surprend. Il m'a suffi d'un simple coup d'œil pour saisir que la proximité amicale entre lui et Jane avait tourné à une autre forme de rapprochement, si j'en juge par leurs mains scellées l'une à l'autre.
Je tente de faire comme si je ne les avais pas reconnus et feins la surprise lorsque Jane élève la voix.
- Ava !
- Ça alors ! Jane !
Je détache ma main de celle de Louis pour lui offrir une accolade et constate qu'Alex prend tout de suite ses distances. Il ne cherche pas à s'approcher davantage pour me saluer à son tour. J'ai comme l'impression qu'il ne voulait pas que je sois mise au courant de leur étonnante idylle. Personne ne m'en a d'ailleurs parlé, même pas mes propres parents. Dans ce genre de situation, soit vous jouez les idiotes et faîtes comme si vous n'avez rien vu, soit vous décidez d'être spontanée. Je crois qu'il est temps de faire sortir de l'ombre la Joy Benett qui sommeille en moi.
- Alors comme ça, vous êtes ensemble ?
J'amplifie intentionnellement mon timbre de voix pour bien les mettre face à cette évidence et me colle de nouveau à Louis, qui enlace immédiatement ma taille. J'espère qu'il ne bout pas trop intérieurement. Pour le moment, il semble relativement calme. Par mimétisme, Jane en fait de même avec Alex en se blottissant contre son torse. Mais aucun signe d'affection ne lui est rendu.
- Depuis cet été. Me répond Jane en restant très évasive.
Étonnement, Alex inspire profondément et semble vouloir ajouter quelque chose.
- Tout va bien pour vous sinon ? La coupe-t-il, sortant de son silence.
Malgré cette politesse dont il veut user par bienséance, sa question n'est clairement adressée qu'à moi. Mais Louis ne compte pas le laisser s'en sortir aussi facilement.
- Comme tu peux le voir, je suis en vie. Lui répond-t-il, en exagérant son sourire.
Cette pique qu'il lui adresse ravive presque instantanément la colère enfouie en moi. Celle qui m'a poussée à couper les ponts avec mon ami lorsque j'avais appris qu'il avait laissé Louis totalement inconscient au milieu de son appartement après l'avoir roué de coups. Lui qui tentait d'ailleurs de ne pas croiser son regard lève les yeux quelques instants, mais ne répond rien.
- Londres semble te réussir en tout cas ! S'exclame Jane, dans le but de sauver la mise à son... petit ami.
Mince. J'ai du mal à me le rentrer dans le crâne. Jamais Alex n'a exprimé la moindre attirance pour Jane. Je crois bien me souvenir l'avoir entendu me confier qu'elle représentait tout ce qu'il n'aimait pas chez une fille. C'est pourquoi cette scène est d'autant plus surprenante pour moi.
Je la remercie et elle embraie directement sur ma vie dans la capitale, m'obligeant à avoir un petit aparté avec elle. Selon moi, toutes ses interrogations ne traduisent pas ce qu'elle pense réellement de mon choix d'avenir à l'écart de notre ville. Dès le moment où j'ai commencé à évoquer mes envies d'ailleurs avec mon groupe d'amis dont elle fait partie, une cassure s'est produite entre eux et moi. Presque aucun n'a compris mes intentions. J'étais devenue étrange à leurs yeux. Que pouvait-il bien me passer par la tête pour vouloir m'aventurer si loin d'Alston ? Mis à part Alex, jamais aucun ne m'a écouté avec sérieux lorsque je disais que j'étouffais ici.
Je réponds poliment à ses questions, mais ai clairement la tête ailleurs. Tout ce que je perçois c'est la respiration de plus en plus ample que Louis tente de cacher et les yeux d'Alex qui regardent au loin. C'est d'ailleurs lui qui, une nouvelle fois, coupe notre discussion.
- On va devoir vous laisser. Je reprends le travail dans moins de dix minutes.
Je sais pertinemment que son excuse est bidon puisqu'il n'a jamais vraiment eu d'horaires à respecter à la boulangerie. Mais d'un côté, son prétexte m'arrange moi aussi. Jane lui lance d'ailleurs un regard inquisiteur lorsqu'il prononce ces mots.
- Oh, bien. Ajoute-t-elle, prise de court. À une prochaine fois, peut-être.
Alex ouvre la marche en plongeant les mains dans les poches de son jean. La tête baissée, il rejoint la boutique de ses parents à quelques mètres, sans se retourner, avec une Jane confuse à ses trousses.
- Intéressant. Conclut Louis. Tu vois, il s'en passe des choses finalement ici.
- Je crois que j'aurais pu faire sans.
Nous reprenons doucement notre marche sans grande conviction sur la suite des choses à découvrir.
- Tu as vu, je suis resté diplomate. Ajoute-t-il avec fierté.
- Pourtant, on n'est pas passé loin que ça dégénère de nouveau.
- Il a quelqu'un. Il n'a plus de raison d'être à cran.
Il saisit aussitôt son paquet de cigarettes pour s'en allumer une et je sais qu'il le fait pour se calmer.
- En tout cas... il n'a pas perdu de temps. Ajoute-t-il après sa première bouffée de nicotine. Notre altercation date de juillet et ils se sont mis ensemble cet été...
- Je trouve ça aussi dingue que toi, je te rassure.
Je sors mon portable de la poche de mon manteau.
- Il est presque seize heures. On devrait peut-être rentrer dire au revoir à mes parents.
- Ok, on y va. Acquiesce-t-il, rebroussant chemin en direction de la voiture.
Notre second passage devant la boulangerie des Gordon se fait à une allure plus affirmée et sans le moindre regard en direction de l'intérieur. J'ignore si un jour nous parviendrons à passer outre cette querelle dont Alex a été l'instigateur. La scène d'aujourd'hui démontre que ça risque de prendre un certain temps.
Louis fait biper la voiture de mon père alors que nous avons encore plusieurs mètres à parcourir pour l'atteindre. Je crois qu'avoir l'autorisation de conduire le pick-up Chevrolet ne pouvait pas le rendre plus heureux. C'est sûrement un truc que seuls les hommes attachés à leur véhicule peuvent comprendre, mais quand ils se sont passé les clés de main en main, j'ai bien cru qu'un acte solennel venait secrètement d'avoir lieu. Ma mère et moi n'avons pas pu nous empêcher de parodier la scène sous leurs yeux.
- À quelle heure on décolle déjà ? Me demande Louis en référence à notre vol de retour depuis l'aéroport de Newcastle.
- Vingt heures. Tu es certain d'avoir programmé notre voyage de demain comme il le faut ?
J'avoue que ça commence à me faire un peu peur.
- Fais-moi confiance. Répond-t-il en m'ouvrant la portière. On a tout organisé à la perfection.
- Donc, quand tu dis « on », tu veux dire que tu as laissé Harry s'en charger ?
- Dans le mille. Avoue-t-il finalement.
Me voilà déjà plus rassurée. Nous partons pour Las Vegas dans vingt-quatre heures et pourtant, tout paraît absolument normal. Auparavant, planifier un tel voyage m'aurait pris des semaines, voire des mois pour que tout soit parfaitement calibré, organisé et être certaine que tout se déroule dans les meilleures conditions. Mais je crois qu'il faut que je me fasse à l'idée que mon planning est susceptible d'être chamboulé du jour au lendemain et que je dois laisser les choses se faire comme elles viennent.
Louis se met derrière le volant et procède à toute une série de vérifications dictées par mon père avant de démarrer. Je l'observe en silence, mais finis par rire nerveusement. Il plisse les yeux et me répond.
- J'aurais l'air malin si j'abîme sa voiture.
- Rayé de la carte à vie, pour sûr !
Je suis persuadée que peu importe ce qu'il fait, mon père serait incapable d'en vouloir à Louis. Mon petit ami a gagné son pass VIP haut la main depuis un bon moment déjà. J'espère être parvenue à cette même prouesse avec ses proches. Mais je ne pense pas avoir de souci à me faire à ce sujet. Notre séjour à Doncaster a été parfait en tous points. J'appréhendais vraiment cette immersion de plusieurs jours dans cette famille nombreuse, mais je me suis très vite sentie intégrée. Il faut dire qu'ils font tout pour mettre les gens à l'aise et leur sens de l'hospitalité n'a d'égal que leur grande générosité. On comprend rapidement que leur mode de fonctionnement place Johannah au centre de tout. C'est une femme vraiment inspirante par sa force de caractère et son charisme débordant. Les quatre filles aînées, avec qui j'ai énormément sympathisé, sont également bien parties pour suivre la voie de leur mère dans cette ligne de vie juste et exemplaire. Le jour où nos deux familles seront amenées à se rencontrer sera certainement à marquer d'une pierre blanche.
Sur la route qui nous ramène chez moi, je suis en proie à cette même tristesse qui me ronge lorsque je réalise que j'ignore quand je reviendrais. Tout le paradoxe qui m'habite se résume là-dedans. Je crois que j'aime Alston autant que je la hais.
Avant de choisir ma voie dans le graphisme, je n'avais pas énormément de possibilités devant moi. J'aurais probablement continué d'aider mes parents et naturellement suivi la même filaire qu'eux pour reprendre un jour le cabinet. Mais un doute a fini par s'immiscer dans mon esprit. Un blocage. Cette vie, je l'appréciais pourtant vraiment, seulement, le refus catégorique qui s'est créé dans ma tête m'a amené à convoiter autre chose. Je ne parvenais pas à me faire à l'idée que j'allais faire ma vie ici et la finir en huis clos avec les seules personnes que j'ai toujours connues. Car c'est un fait. On naît et on meurt à Alston depuis plusieurs générations. Je persiste à croire que les adolescents qui vivent ici devraient avoir d'autres ambitions et rêver à plus grand que cette commodité dictée par leur filiation. Car si nous ne choisissons pas l'endroit d'où nous venons, nous avons toujours la possibilité de choisir celui où nous allons.
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Encore la pluie. Toujours la pluie. J'arrive à saturation. Nous sommes à Londres depuis hier soir et je crois bien n'avoir vu aucune éclaircie dans le sinistre ciel qui recouvre la capitale. Un vrai déluge. Mais je ne vois pas pourquoi je m'en plains puisque dans quelques heures, ces trombes d'eau seront derrière nous pour une bonne semaine. En espérant que nous ne les emporterons pas avec nous jusqu'au Nevada.
Mes vacances passées de moitié, je me mets déjà à penser à ma reprise et je déteste ce sentiment de ne pas me sentir prête à y retourner. Je n'ai pas encore vraiment trouvé de temps pour me poser et réfléchir à ma stratégie pour la nouvelle année à venir. Louis me dit de profiter avant tout des prochains jours et que du temps, j'en aurais suffisamment à disposition début janvier. Mais c'est plus fort que moi, j'aime anticiper les choses.
N'ayant pas suffisamment d'affaires à l'appartement de Soho, nous faisons un petit crochet par chez moi pour que je me munisse du nécessaire à notre séjour qui commence demain.
Après avoir garé ma voiture devant les grilles, je laisse Louis prendre de l'avance en lui donnant la clé de l'entrée, tandis que je relève le contenu de la boîte aux lettres. Cette dernière est encore pleine à craquer de publicités. Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais mis depuis longtemps un autocollant pour cesser d'en recevoir, mais Joy adore traquer les bonnes affaires chaque semaine. Pour plaisanter, je les lui laisse toutes de côté jusqu'à son retour pour qu'elle puisse constater le retard considérable qu'elle a pris dans son précieux rituel.
Louis a déjà entrouvert une des fenêtres et levé les volets de la pièce de vie -si on peut toujours l'appeler ainsi- lorsque je le rejoins dans l'appartement. L'atmosphère qui y règne désormais est la même depuis des mois. Rien n'a vraiment bougé depuis le départ de Joy, car j'y ai à peine remis les pieds. Une odeur de renfermé due au manque d'aération prend au nez dès que l'on y pénètre et il fait un froid de canard.
- Ça fout un peu les boules... Laisse glisser mon chéri en scrutant la pièce laissée à l'abandon.
- À qui le dis-tu...
Vu le prix des loyers dans le quartier, c'est clairement du gâchis de négliger un tel appartement. Mais je ne peux pas me résigner à le laisser à quelqu'un d'autre. Joy y tient beaucoup trop elle aussi.
Louis passe lentement sa main sur le dessus d'une étagère et une énorme couche de poussière s'accumule sous son passage. Il constate aussitôt mon regard horrifié.
- Non, n'y pense même pas ! S'exclame-t-il pour freiner ma maniaquerie maladive.
Il essuie ses doigts contre sa veste. Son geste suffit à anéantir les œillères que je me suis mises jusqu'à maintenant lorsque je viens ici. Je remue la tête pour effacer mes envies de ménage.
- Trésor... On n'a pas le temps. Ajoute-t-il désemparé. Prends ton maillot, on s'en va !
Son ton faussement autoritaire suffit à provoquer mon hilarité.
- Oui, tu as raison.
Quoique... Passer une lingette sur les surfaces ne me prendra pas plus de cinq minutes. Je ne sais pas s'il reste du produit nettoyant... Mais ce n'est pas possible. Je me fais vraiment peur par moment. Je procède à un rapide tri du courrier afin que nous puissions repartir chez lui terminer nos derniers préparatifs et oublier ce besoin de dépoussiérage. Les lettres de Joy rejoignent soigneusement les autres déjà empilées sur le meuble de l'entrée et je glisse les miennes dans mon sac. Mais parmi elles, une enveloppe retient mon attention. Elle n'a rien de vraiment particulier si ce n'est qu'elle semble avoir voyagé de loin quand on voit son état. Je suis d'autant plus surprise en constatant à qui elle est destinée.
- C'est étrange... celle-ci est adressée à Harry.
Je la montre à Louis qui s'approche immédiatement et la soupèse dans ses mains.
- Sûrement un courrier de fan. Suppose-t-il en me la rendant.
- Qui arriverait ici ?
J'examine un peu plus l'enveloppe et me rends compte qu'elle n'a pas été affranchie, preuve que la personne qui l'a écrite l'a déposée ici en mains propres.
- Bizarre...
- Ouvre-la sinon. Me propose-t-il. Au moins, tu seras fixée.
- Je n'aime pas faire ça.
Je finis par la laisser à côté de la pile destinée à mon amie pour ne pas perdre de temps à retourner la question.
- Je pense que c'est un courrier des propriétaires par rapport au fait qu'il verse la part du loyer de Joy.
Je crois bien me souvenir qu'il leur est arrivé de déposer des choses directement ici lorsqu'ils étaient dans les parages. C'est donc une explication qui tient la route.
- Bon, je prends mes affaires et on repart.
Louis s'assied dans le sofa pour patienter. Ne sachant pas trop à quoi m'attendre durant notre voyage, je prends un échantillon d'à peu près tout pour pallier aux différentes températures, chaudes comme froides. Je mets enfin la main sur la dernière pièce indispensable, à savoir, mon seul et unique maillot de bain. J'enfouis le tout dans une petite valise, en sachant parfaitement que je vais tout trier et plier une fois de retour chez mon petit ami, puis le retrouve dans la pièce d'à côté.
- C'est bon, on peut y aller.
Louis se lève et tape vivement dans ses mains, mais ses yeux se posent sur le téléphone de l'appartement, comme pour m'indiquer quelque chose.
- Je crois qu'il y a des messages à écouter. Me dit-il en jouant avec mon trousseau de clés.
Effectivement. Sept au total. Je ne prête presque jamais attention à cet appareil puisqu'en temps normal, c'est également Joy qui s'en occupe. Je redoute de lancer la lecture, car ce répondeur n'annonce que des mauvaises nouvelles. J'enclenche tout de même le bouton principal, sinon ça risque de me travailler toute la journée.
« Bonjour Mademoiselle Benett... Officier Archer de l'unité d'enquêtes du commissariat de Lambeth. Je vous recontacte concernant l'affaire non élucidée à ce jour du décès de Mademoiselle Louise Morel... Nous aimerions nous entretenir avec vous concernant certains faits. Veuillez nous recontacter dans les plus brefs délais. Je vous souhaite une bonne journée. »
Je coupe immédiatement pour ne pas entendre les plus anciens, sachant très bien qu'ils proviennent également de ce poste de police. Ce dernier message a été laissé il y a déjà plus de trois semaines.
- Ces enfoirés ne vont pas nous lâcher ! Jure Louis de vive voix.
J'espère vraiment que Joy est à mille lieues de tout cela et que, contrairement à moi, elle n'y pense plus. La mort de Bianca continue de me hanter et les appels réguliers des enquêteurs ne m'aident pas à passer à autre chose. Je n'avais jamais été confrontée à un cadavre avant ce soir-là et il m'est impossible de ne pas ressasser la scène. Que j'y pense ou non, mon inconscient l'a en mémoire et me la ressert dans mes cauchemars. J'ignore si le fait d'occulter les demandes concernant l'affaire est responsable de cette culpabilité qui me ronge, mais il m'est impossible à l'heure actuelle de faire table rase de la succession d'événements qui a mené Bianca à cette fin. Je suis convaincue que son décès n'était qu'une lugubre mise en scène dans le but de créer des ennuis à ma meilleure amie. Qu'Andrew soit impliqué ou non m'importe peu. Il a certainement filé avec ce qui lui restait de Paxil et nous n'entendrons plus jamais parler de lui. Il faut simplement que les flics ne parviennent pas à faire le lien entre Joy et les médicaments que Bianca a pris pour orchestrer son suicide. Sinon, je crains que tous les efforts de Harry ne soient réduits à néant quand ils seront de retour.
Le fantôme de Bianca n'est peut-être pas réel, mais il risque de planer encore un bon moment au-dessus de nos têtes.
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