Chapitre 42

♫ « Don't Go Breaking My Heart » - Elton John ft. Kiki Dee ♫


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Joy
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Vingt et une heures. Pile dans les temps. Mon taxi me dépose face à la demeure où je suis attendue. La soirée d'anniversaire de l'heureuse propriétaire semble déjà bien entamée et l'idée de voir du monde ce soir me remet un certain coup de fouet après cette journée de boulot relativement éreintante. On ne penserait pas, mais se retrouver à devoir acquérir de nouvelles aptitudes de travail après plusieurs années dans le même service est assez éprouvant. D'ailleurs, l'idée de changer de spécialité ne m'aurait jamais effleuré l'esprit si un poste ne s'était pas libéré, m'offrant la possibilité de travailler à temps plein. En revanche, je n'aurais en aucun cas postulé dans un service comme celui de la maternité de St. Mary si plusieurs choix s'étaient présentés à moi.

À première vue, cet endroit est un condensé de tout ce que je n'aime pas. Une clientèle huppée qui se croit à l'hôtel, des médecins odieux à l'ego surdimensionné parce qu'ils mettent des gamins au monde, une équipe essentiellement féminine et des nouveau-nés braillards qui vous flinguent les tympans tout au long de votre garde. J'ignore encore si mon choix est réellement le bon, mais les remplacements aux urgences se faisaient trop rares pour me permettre d'avoir un salaire décent à la fin du mois. Le changement a toujours du bon à ce que l'on dit. Je verrai bien si je suis capable de supporter les pleurnicheries des jeunes mamans et de leurs mioches sur du long terme.

Mes pas sur le pavé éveillent la rue silencieuse de Primrose Hill. Plus je m'approche de l'entrée de la maison, plus un bruit de fond me parvient. Mon paquet cadeau sous le bras, je grimpe les marches extérieures et tente de jauger par la fenêtre à qui je vais avoir affaire. Évidemment, je ne vois rien et profite de ces quelques secondes pour me recoiffer.

Avant que je n'aie le temps d'enclencher la sonnette, la porte s'ouvre et un faisceau lumineux s'abat sur moi. Le brouhaha de la fête jusqu'ici presque imperceptible, mêlé de voix qui discutent vivement et de musique, s'engouffre dans la quiétude du quartier résidentiel. Ava m'accueille avec un grand sourire et sort sans me laisser l'opportunité de jeter le moindre coup d'œil à l'intérieur.

- Bonsoir ma belle. Dit-elle en m'offrant une chaleureuse accolade.

Elle referme la porte après elle. Je fronce les sourcils d'incompréhension. Mon amie s'explique immédiatement.

- Écoute... Commence-t-elle en modérant sa voix. J'ai préféré venir te prévenir pour t'épargner un gros malaise, mais... il est ici.

Elle accompagne ses mots d'un léger mouvement de tête, me faisant comprendre que celui à qui elle fait allusion est chez elle en ce moment même. Pour éviter de me brusquer davantage, elle se garde même d'employer son prénom.

- On ne l'avait pas invité, mais il a tenu à venir m'offrir un cadeau. M'explique-t-elle par manque de réaction de ma part.

Ses arguments à peine prononcés, la porte s'ouvre une nouvelle fois, laissant apparaître celui à l'origine de toutes ces précautions. Mon corps frissonne dès l'instant où son parfum arrive jusqu'à moi. Vêtu d'un costume noir et rasé de près comme auparavant, Harry me donne le sentiment d'avoir remonté la pente en comparaison avec notre dernier aparté mouvementé qui remonte à plus de trois semaines.

Il referme également la porte après son passage et me dévisage timidement. J'essaie de paraître le plus naturel possible pour qu'il ne se doute pas des difficultés intérieures que m'impose une simple vision de lui si près de moi.

- Je ne reste pas. Dit-il calmement.

L'idée qu'il nous est désormais impossible de nous retrouver ensemble au même endroit semble avoir été intégrée par tout le monde. Il se tourne vers mon amie pour être congédié par l'organisatrice de la soirée.

- Joyeux anniversaire, une fois encore. Lui dit-il en hochant la tête vers elle.

- Ça porte malheur de souhaiter un anniversaire en avance.

Mon intervention jette un froid bien plus glacial qu'il ne l'était déjà, mais Harry sourit brièvement à l'entente de mes mots.

- C'est exactement ce qu'il m'a dit en arrivant tout à l'heure. Me confie Ava, comme pour souligner que nous conservons des affinités incontestables.

Je ne peux m'empêcher de retenir une bouffée de chaleur qui me fait rougir de honte. Le sentiment que l'on peut encore être sur la même longueur d'ondes me donne la nausée, et pourtant, inutile de me leurrer. Le plus insignifiant mouvement trouve encore chez l'autre un écho immédiat.

Il pivote vers moi et m'examine un instant avant de baisser les yeux. C'est alors que je remarque le sac cartonné qu'il tient dans sa main droite. Harry en sort un objet qui ne m'est pas inconnu. J'ai le souffle court en réalisant ce qu'il s'apprête à faire.

- Je sais d'avance ce que tu vas dire, mais s'il te plaît, prends-le. Énonce-t-il en mettant sous mes yeux son épais carnet relié de cuir. Je m'en fiche de ne jamais revoir ce journal un jour. Tout ce que je souhaite, c'est que tu le lises.

Je tends une main tremblante, non pour le prendre, mais pour l'abaisser. Ses yeux brillent d'une émotion à peine masquée.

- C'est inutile. Garde-le. Je ne le lirai pas.

Je discerne furtivement les yeux d'Ava s'arrondir suite à mes mots, comme si elle priait intérieurement pour que j'accepte de le prendre.

- Je ne te demande pas de le lire dans l'immédiat. Ajoute Harry en maintenant l'objet devant moi. Je veux simplement que tu l'aies sous la main en cas de besoin.

Sa ténacité et la mienne se livrent un duel qui ne trouvera aucune issue, sauf si je cède. Ses yeux m'implorent d'une façon si déconcertante que je sais que la partie est perdue d'avance. J'ignore par quel courage je parviens à effectuer ce geste en avant, mais ma main finit par s'emparer du journal. Un soulagement immédiat transparaît dans son regard et j'ignore encore totalement ce que je vais faire de ce poids qu'il m'a transmis.

Le courant d'air qui me saisit lorsqu'il me frôle pour s'en aller provoque une nouvelle fois un élan de nostalgie. Cette odeur familière qui le poursuit s'éloigne après avoir empli mes narines, comme si je retenais encore un instant son essence.

Ce n'est que lorsqu'il franchit définitivement le portail que je m'autorise à redescendre de ce moment suspendu dans l'air. Ava semble dans le même état léthargique que moi. Je roule des yeux et l'incite à ne pas se laisser abattre par ce qu'elle vient de voir.

- Bon, il paraît que c'est toi la star de la soirée ?

Ma question a pour effet immédiat de lui redonner le sourire. Je lui tends sans plus attendre le paquet cadeau dont le contenu m'a coûté un bras.

- J'attendrai lundi pour prononcer les deux mots qui accompagnent normalement ce genre de geste.

Mon amie est aux anges et bafouille un merci. Piquée par la curiosité de découvrir ce qu'il contient, elle s'empresse de déchirer le papier. J'écarquille les yeux à mon tour.

- Tu ne veux pas attendre d'être à l'intérieur ?

Trop tard. Ava a déjà entre les mains le luxueux accessoire provenant d'une célèbre marque italienne. Émerveillée, elle le fait tournoyer devant elle. Je croise les bras pour lui manifester mon irritation.

- Bravo... Personne ne saura qui te l'a offert maintenant !

Elle explose de rire, m'enlace pour me remercier, puis passe le petit sac noir matelassé à son épaule.

- Tu es dingue ! Il a dû te coûter une petite fortune !

Je hausse les épaules.

- Je mangerai des pâtes le mois prochain.

Ma blague ne semble pas avoir l'effet escompté puisque les yeux empathiques d'Ava refont immédiatement leur apparition.

- C'était une dépense inévitable de toute façon. Soit je te l'offrais, soit je me le payais, mais je me suis dit qu'il t'irait beaucoup mieux.

Touchée, Ava m'offre un énorme baiser sur la joue et rouvre sa porte. C'est à ce moment que je réalise que j'ai toujours le carnet de Harry entre les mains. D'un geste vif, je le dissimule dans mon sac et suis mon amie à l'intérieur.

Les nombreuses personnes présentes se retournent sur nous. Chacun semble avoir trouvé sa place et des petits groupes sont éparpillés un peu partout par affinité. J'offre un salut général pour éviter de les déranger dans leurs conversations respectives. Louis ne tarde pas à accourir vers moi pour m'offrir de quoi débuter la soirée. Je saisis volontiers la bière fraîche qu'il me tend et réponds à son élan de bonne humeur en greffant le même air radieux sur mon visage.

Ava se pavane sous ses yeux avec son nouveau sac glamour.

- Ça me dit quelque chose ce « G »... Commence Louis.

- C'est du Gucci, mec. Enchaîne un de ses potes en ne tardant pas à se joindre à nous.

Calvin termine son verre d'une seule gorgée, me dévisage un moment en souriant légèrement, puis finit par s'approcher en me voyant retirer ma veste.

- Je te débarrasse, si tu veux ? Me propose-t-il en attendant que je réponde favorablement à son impulsion de galanterie.

Je cède en me disant qu'au moins, il disparaîtra de ma vue un court instant pour que je puisse m'intégrer à un groupe dans lequel il n'osera pas venir squatter. Mes yeux analysent rapidement l'assemblée et j'aperçois en contrebas de la cuisine quelqu'un qu'il me tardait de revoir. Inutile d'apporter une quelconque explication sur ma fuite à la maîtresse de cérémonie, déjà plus occupée à sortir des amuse-bouches de son réfrigérateur.

J'ignore pourquoi, mais parmi les choix que j'avais, Alex me paraît être celui qui me jugera le moins concernant mon récent célibat. C'est donc naturellement que mes pas me guident jusqu'à lui. Je n'ai aucune animosité particulière à lui témoigner, l'ayant peu aperçu depuis que je connais Ava et sa présence ici ce soir prouve d'ailleurs qu'il a désormais sa place dans ce cercle privé.

En arrivant à sa hauteur, sa carrure imposante me donne le sentiment d'être vraiment minuscule, ce qui m'amène à imaginer à quel point Ava a pu se sentir protégée en ayant un ami d'enfance comme lui. Je lui adresse un léger coup d'épaule pour qu'il se retourne. La surprise se lit sur son visage.

- Joy !

Ses traits étonnés virent à l'enthousiasme.

- Bonsoir Hercule.

Je trouve que ce surnom lui va à ravir.

- Alors, combien de temps aurons-nous la chance de t'avoir à Londres cette fois-ci ?

- Je rentre demain. Répond-t-il pour satisfaire mon impérieuse curiosité.

- Tu dors ici ce soir ? Parce que si tu veux, j'ai ma propre chambre. Je te la prête volontiers.

Louis s'arrête net dans sa progression à travers la pièce en distinguant mes mots.

- Ce n'est pas uniquement ta chambre, c'est avant tout ma salle de sport. Rétorque-t-il, comme s'il tentait de prouver à mon interlocuteur que lui aussi sait pousser de la fonte à ses heures perdues.

- Oui, enfin... pour ce que tu en fais...

Piqué au vif, Louis ne réplique rien et poursuit son chemin, suivi par son fidèle acolyte, qui fort heureusement, ne pousse pas le vice au point de se greffer à notre aparté. Derrière eux, notre ravissante amie commune chemine jusqu'à nous munie d'un appétissant plateau apéritif et s'arrête un instant avec ses anciens collègues de boulot de Bread Collective. Je constate d'ailleurs qu'il semble n'y avoir personne de sa boîte actuelle dans les parages. Quand j'y repense, elle n'aurait jamais dû quitter ce job en or.

Dans mon introspection, mes yeux se posent sur une nouvelle pièce décorative qui trône sur le buffet qui me fait face.

- Jolie cette lampe !

Alex manque de déglutir de travers en m'entendant. Son visage exprime un certain malaise. Il se penche vers moi.

- C'est le cadeau de Harry... Me confie-t-il à voix basse.

J'aurais dû m'en douter. Il n'y a que lui pour offrir un grand classique du design de la sorte. J'avale à mon tour une grosse gorgée de bière pour tenter d'occulter cette énième preuve de connexion psychique avec celui qui a déserté les lieux par ma faute.

Ava parvient enfin à notre niveau.

- Au fait, je ne t'ai même pas demandé comment s'est passée ta journée en maternité ! Me dit-elle en mettant sous mon nez tout un tas de choses très alléchantes.

- Un vrai calvaire !

Je m'empare d'un petit four dégoulinant de fromage fondu et enchaîne après l'avoir englouti.

- Un conseil... et ça vaut pour tous les deux...

J'adresse un clin d'œil à Alex pour qu'il saisisse que je suis au courant de son secret et attrape l'intégralité du plateau garni des mains de mon amie.

- Ne faites jamais d'enfant !

Ils se mettent à rire.

- Ce n'est pas du tout dans mes projets ! Répond Ava avec une certaine assurance.

Sa voix a porté tellement loin que j'aperçois la tête de Louis se dresser à quelques mètres de là.

- Ne dis pas ça ! Riposte Alex. Tu es fille unique et tu voudrais priver tes parents d'avoir des petits-enfants ?

Elle glousse légèrement.

- Dit comme ça, évidemment ça paraît égoïste, mais je t'assure que ce n'est absolument pas ma conception de l'avenir.

Suite à sa réplique, Louis vient se poster derrière elle, soucieux de satisfaire sa soif d'en savoir davantage.

- En tout cas, sacrée journée ! J'ai assisté à un accouchement... un vrai bain de sang !

Mes trois spectateurs restent bouche bée, d'autant plus qu'aucun dégoût ne transparaît lorsque je saisis une part de mini pizza recouverte de sauce tomate. Louis se dandine légèrement, les mains sur les hanches d'Ava, la tête posée sur son épaule.

- Alors comme ça, tu ne veux pas d'enfant ? Demande-t-il à l'intention de celle qui vient de briser un projet qu'il avait certainement en tête de son côté.

Ava pose ses mains sur les siennes et se retourne vers lui en fronçant légèrement les sourcils. J'engloutis trois amuse-bouches d'affilée et tente une pointe d'humour pour apaiser l'auditoire.

- Toi, tu écoutais notre conversation d'une oreille...

- Ouais et de la bonne ! Répond Louis avec un clin d'œil.

Faire preuve d'humour face à sa condition n'est sans doute pas le choix le plus judicieux de sa part. Sa petite amie, interloquée par son intervention, compte bien poursuivre son argumentaire.

- Je pense surtout à ma carrière en ce moment et ne me cache pas que toi aussi. Explique-t-elle simplement. Je n'imagine pas la place d'un enfant dans ce rythme de vie...

Elle se racle la gorge.

- ... pour le moment. Ajoute-t-elle.

Les trois derniers mots sont effectivement les bienvenus. Sans eux, je pense qu'on frôlait le drame. Louis ne riposte pas, mais se contente de hausser les épaules, ce qui veut tout dire.

Ses yeux quittent sa belle et m'interpellent soudainement.

- Pause clope ? Me demande-t-il pour masquer son évidente contrariété.

- Toujours partante !

Je récupère ma bière des mains d'Alex et lui confie le plateau vide pour monter chercher mes cigarettes. Le lit de la chambre d'amis est recouvert d'un tas d'affaires, mais étant arrivée la dernière, je mets rapidement la main sur mon sac. En l'ouvrant, ma respiration se coupe à la vue du carnet. Pourquoi tient-il tant à ce que je le lise ? C'est terminé entre nous. Ça ne changera rien. Le temps est là pour faire son œuvre et atténuera ma rancœur.

J'allume l'écran de mon téléphone pour vérifier si rien ne m'y attend et y découvre un message.

Finn, 21:18 : « Les filles de la maternité ne t'ont pas trop martyrisée ? »

Mes doigts effleurent le clavier numérique pour taper une réponse, mais je m'y résigne. Son intention est clairement d'entamer une discussion qui mènera à reparler de mes agissements envers lui. Je suis tellement honteuse de m'être une nouvelle fois servie de lui que je suis incapable de m'y soumettre pour le moment. Pourtant, Finn reste tellement sympa avec moi en dépit de ce que je lui ai fait subir. Depuis notre soirée, nous nous sommes croisés plusieurs fois au boulot sans parvenir à trouver un moment pour en parler. Inconsciemment, je crois que mon éloignement forcé dans un autre service que le sien est une manière pour moi d'éviter d'avoir à m'expliquer dans l'immédiat.

Je laisse son message en suspens et saisis mon paquet de cigarettes. J'enfile ma veste et rejoins le salon, où Louis a totalement disparu du paysage. Il va sûrement me rejoindre dehors.

La terrasse profite d'un éclairage optimal avec les immenses baies vitrées des pièces de vie. Pensant être seule, je m'assieds sur un siège du salon de jardin.

- Alors, le grand méchant Harry a encore fait des siennes ?

La voix qui m'interrompt dans ma quête de solitude est certainement celle avec qui je souhaitais le moins avoir une conversation privée ce soir. Je pivote vers Calvin qui sort de sa cachette et me devance en m'offrant la flamme de son briquet avant que je n'aie le temps d'allumer le mien. J'approche ma clope coincée entre mes lèvres et garde le silence pour lui faire comprendre que je ne répondrai pas à sa question. Il saisit un siège à son tour et tire sur sa cigarette de manière nonchalante, en la tenant entre le pouce et l'index pour se donner une allure. La façon dont il m'observe en dit long sur les pensées qui lui traversent l'esprit.

- Super idée ta couleur de cheveux. J'ai toujours su que tu serais encore plus jolie en brune.

- Je n'ai pas fait ça pour être jolie.

Calvin expulse la fumée de sa cigarette en riant jaune.

- Avec toi, c'est le feu et la glace ! Un coup tu me roules un patin dans les toilettes du Libertine et la seconde suivante tu me repousses.

Le fait qu'il fasse remonter ce souvenir prouve qu'il semble resté là-dessus depuis plus d'un an et demi.

- Tu sais, la Joy d'aujourd'hui n'est plus ce qu'elle était.

- Tu veux dire qu'il y aurait pu y avoir quelque chose entre nous à cette époque ?

Il est vrai que j'ai eu un semblant d'attirance pour lui, mais pas au point d'aller plus loin que notre échange coquin dans cette boîte de nuit. Il faut que je calme ses ardeurs.

- Aucune chance.

- Ok... Souffle-t-il, blessé. Si je comprends bien, je suis blacklisté ?

- Navrée... Il y a d'autres poissons dans l'océan, comme on dit.

La porte-fenêtre s'ouvre enfin. Louis semble avoir retrouvé la sortie. Calvin se lève et écrase son mégot sous sa chaussure avant que son pote ne soit à notre niveau.

- Dommage. Ajoute-t-il en commençant à rebrousser chemin. Au fait, c'est moi qui squatte ta chambre ce soir... Si jamais tu as besoin de réconfort...

Je ravale immédiatement un rot, et ce n'est pas à cause de la bière vide à mes pieds. Louis m'adresse un signe de tête protecteur pour s'assurer que son pote ne m'importunait pas, puis s'assied à côté de moi. Il me tend un verre de punch et une seconde cigarette en voyant que la mienne s'amenuise.

- Ne t'inquiète pas. Je suis assez grande pour me défendre.

- Certaine ? Tu n'as qu'un mot à dire, tu sais, et il passe la nuit ailleurs.

Je lui souris. J'adore sa présence amicale et retrouve en lui des traits de personnalité que je ne décelais que chez Tim auparavant.

- Tu sais que tu es pire qu'un grand frère, toi ?

Je le pousse légèrement pour appuyer ma remarque. Le silence retrouve sa place quelques secondes. Je constate que ses yeux suivent les mouvements de sa petite amie de l'autre côté des vitres.

- Ne te fais pas de mouron pour ça. Elle ne pensait pas ce qu'elle disait. Évidemment que vous aurez des enfants. Vous avez plutôt intérêt d'ailleurs.

- Je croyais que tu n'aimais pas les enfants ?

- Je les tolère chez les autres. Et les vôtres seront absolument magnifiques !

- C'est vrai qu'ils seront magnifiques. Répond-t-il en ne quittant pas des yeux sa dulcinée.

- Accorde-lui un peu de temps.

- J'approche doucement de la trentaine... Argumente-t-il.

Je fais mine de me moquer de cet euphémisme.

- Doucement, doucement... Ça va venir vite !

Louis esquisse un demi-sourire.

- Oui enfin, ce que je veux dire c'est que je l'imaginais vraiment dans un futur proche.

- Tu sais ce qu'il te reste à faire...

Suis-je vraiment en train de lui suggérer de convaincre ma meilleure amie de tomber enceinte et ainsi anéantir notre tranquillité ? Sans parler que je ne la verrais plus du tout. Déjà que je ne la vois plus beaucoup. Je regarde à l'intérieur de mon verre à moitié vide. Il est vraiment corsé ce cocktail.

Je relève les yeux sur Louis au moment où il effectue de nouveau un geste qui m'interpelle de plus en plus chez lui. J'ignore s'il s'en aperçoit, mais il a développé une sorte de tic pour tenter d'évincer la gêne constante qui réduit son audition. Il ne cesse de toucher son oreille droite, la rendant sensiblement plus rouge que l'autre.

- Cela dit... Avant de penser à devenir responsable d'un enfant, il faudrait peut-être que tu deviennes responsable de toi-même.

Il saisit immédiatement où je veux en venir et s'arme d'un nouveau sourire.

- Ça se voit tant que ça que je ne dors plus ?

- Si tu veux parler des valises que tu as sous les yeux... Elles t'accompagnent depuis un petit moment maintenant.

Il chasse la fumée qui lui barre la vue d'un revers de main et débarrasse son jean des quelques traces de cendres qui le recouvrent.

- J'ai prévu de régler ça la semaine prochaine. M'annonce-t-il en se relevant et en m'incitant à en faire de même d'une main tendue vers moi.

Je l'aide à récupérer les mégots délaissés au sol et nous reprenons la direction du salon.

- Tu es bien optimiste...

- C'est mon meilleur trait de caractère. Dit-il en me tenant la porte.

La différence de température avec dehors est saisissante, m'obligeant à retirer ma veste sans attendre. En progressant vers l'étage, je m'arrête quelques secondes pour saluer comme il se doit Niall, Liam et Sophia, réunis au pied des escaliers du salon, puis les laisse poursuivre leur discussion. Ils font en quelque sorte partie de ceux avec qui je n'ose plus vraiment m'immiscer depuis ce qu'il s'est passé avec leur ami qui monopolise mes pensées. La vision du carnet contenu dans mon sac me hante bien plus que je ne l'envisageais. J'ouvre la porte de la chambre et lance ma veste sur le lit sans y mettre un pied, comme si m'en éloigner le plus possible était devenu une nécessité.

Je m'apprête à rejoindre la pièce des festivités, mais une phrase prononcée par Sophia en contrebas m'oblige à rester calfeutrée là où je suis.

- Vous n'allez pas me faire croire que ça vous étonne ! On sait tous que Harry a toujours été comme ça !

- N'exagère pas ! La reprend Liam. Il n'y a jamais eu de situations similaires !

- Tu plaisantes ? C'est presque un mode opératoire pour lui ! S'exclame la brune. Il sait qu'il plaît et il aime ça... Il restera un homme à femmes. Pour ma part, je n'ai pas du tout été surprise.

- Je ne suis pas d'accord... Soupire Liam.

- Moi non plus. Ajoute Niall. Ils semblaient si bien ensemble. Je ne comprends toujours pas.

Appuyée contre le mur, je réalise que je vais devoir passer une nouvelle fois devant eux et faire comme si je n'avais rien entendu. Je prends une grande inspiration et entame ma descente. La tête haute, je trace mon chemin dans la plus grande dignité. Leur débat prend fin à la seconde où j'apparais dans leur champ de vision et leurs visages virent à la compassion.

C'est assez étrange de se retrouver au milieu de personnes qui sont toutes proches de son ex et qui se montrent condescendants envers vous parce qu'ils savent que vous en avez chié par sa faute. Toute séparation implique ce genre de moments désagréables qui font ressurgir inévitablement la souffrance de la rupture. Chacun pense être de bon conseil à sa manière, alors qu'ils sont tout simplement en train de creuser mon mal-être en parlant inlassablement de l'infidélité de Harry. Plus j'essaie de me dire que cette douleur est de l'histoire ancienne, plus elle me revient à la gueule avec ce même constat. Elle sera toujours d'actualité aujourd'hui, demain et tous les jours à venir.

L'anniversaire bat son plein. Les petits groupes de tout à l'heure sont désormais réunis autour de la reine d'un soir qui vient de terminer d'ouvrir la totalité de ses cadeaux. Sans vouloir me vanter, le plus beau reste incontestablement le mien. Je fais de mon mieux pour paraître impliquée dans le déroulement de la soirée, mais plus les verres s'enchaînent, plus mon esprit sombre vers un inévitable tourment. Pour une raison inexplicable, le carnet commence à trouver un certain intérêt à mes yeux. S'explique-t-il sur son attirance pour deux femmes à la fois ? A-t-il simplement joué un rôle avec moi depuis le début ? Ou bien a-t-il...

- Joy !

L'interpellation de Louis me fait légèrement sursauter. Je m'aperçois que j'avais le regard totalement dans le vide.

- Désolée, j'étais ailleurs...

- C'est ce que j'ai cru comprendre. Me dit-il.

L'ensemble des regards sont braqués sur moi. Je lève les mains pour exprimer que je n'ai aucune idée de ce qu'ils me veulent.

- Piscine, ça te dit ? Réitère-t-il en indiquant d'un hochement de tête l'endroit où va certainement migrer le reste de la fête.

- Non merci. Je n'ai pas pris mon maillot de bain.

- On s'en fout. Me dit Louis, en commençant à se déshabiller. Je te prête un des miens !

- Dois-je te rappeler que j'ai des seins ?

Insignifiants certes comparés à ceux de sa copine, mais tout de même. Comme s'il n'avait pas pris note de ma question, il s'élance immédiatement en direction de son nouvel objectif, suivi par la quasi-totalité des invités. Quelle bande de gosses.

Ava vient s'échouer près de moi dans le canapé et appose sa tête contre mon épaule. J'ignore par quelle manière elle parvient à comprendre ce qu'il se passe à l'intérieur de mon cerveau, mais sa demande en est la preuve.

- Tu vas le lire ce journal ?

Elle maintient son regard dans le vague. Je la vois simplement dans le reflet de la vitre qui nous fait face.

- Je n'en sais foutrement rien.

D'ailleurs, je ne suis pas sûre de le savoir vraiment un jour. Mon amie ne cherche pas à me persuader et profite avec moi de ce moment d'accalmie où elle n'est plus seulement l'hôte de la soirée.

Ma vision est soudainement parasitée par la silhouette de Calvin.

- Oh non, regarde cet idiot qui bombe le torse...

Et qui progresse dangereusement vers ici. Je me redresse en vitesse, délaisse Ava et me lève sans savoir comment je vais parvenir à échapper à cette nouvelle tentative censée me charmer, quand soudainement, une idée ingénieuse me traverse l'esprit en apercevant Alex qui revient de la cuisine.

Je me poste face à lui pour l'empêcher d'aller plus loin.

- Eh, Joy ! Hurle Calvin dans mon dos. Rejoins-nous, l'eau est super bonne !

Mes yeux se lèvent au ciel et je souffle d'exaspération. J'ignore quelle langue il faut que j'utilise pour qu'il comprenne qu'il faut qu'il me lâche.

- Est-ce que Calvin sait que tu es gay ?

Peut-être celle-ci. Alex reste interloqué face à moi.

- Quoi ? S'étonne-t-il en tentant de comprendre où je veux en venir. Euh, non, il ne sait pas que...

Je me hisse sur la pointe des pieds et ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase. Mes lèvres s'écrasent avec vigueur contre les siennes et ma langue ne perd pas une seconde pour s'immiscer dans sa bouche pour donner de l'appui à ma ruse. Après un instant de stupeur, il semble saisir mon stratagème et m'offre un baiser pour le moins surprenant. Je lui laisse les commandes, jusqu'à ce qu'il n'interrompt lui même notre échange.

- Il est parti. Me confie-t-il en m'incitant à désunir mes mains scellées derrière sa nuque.

Je rouvre les yeux.

- Quel beau gâchis... J'envie ton futur mec.

Il se met à rire vivement. Je lui tapote l'épaule.

- Je te revaudrai ça.

Je crois que cette soirée touche à sa fin pour ma part. J'ai eu mon compte d'émotions. Ava est totalement abasourdie par la scène à laquelle elle vient d'assister. Je la rejoins et me penche vers elle.

- Toi, tu ferais mieux d'aller t'amuser. Je vais rentrer.

D'un baiser sur la joue, je lui souhaite de s'éclater et décide que j'ai désormais rencart avec mon lit.

Une fois dehors, je m'allume une cigarette et commande un taxi, qui va certainement mettre une éternité à arriver dans ce coin excentré du cœur actif de la ville. Je divague de nouveau sur l'objet qui pèse son poids dans mon sac.

Encore une fois ce soir, on m'a prouvé par diverses manières que je fais preuve d'un capital séduction indéniable et pourtant, je n'envisage toujours pas de me remettre avec quelqu'un d'autre que Harry. Comment se fait-il que je ne parvienne pas à passer outre ? Ai-je vraiment besoin de lire ce carnet pour tourner la page et commencer un chapitre inédit de ma vie ?

Je suis finalement escortée jusqu'à chez moi plus rapidement que je ne l'aurais cru. Mon sac repose sur la banquette arrière et je ne peux m'empêcher de fixer l'objet convoité par plus d'une personne sur cette Terre. La lueur des réverbères, saccadée par la traversée de la ville, le met en valeur et m'incite à toucher la couverture à la fois douce et rugueuse, annotée de textes et symboles divers. J'ai aspiré maintes et maintes fois y avoir accès au cours de notre voyage et voilà qu'il me le lègue pour espérer me soulager. Ou se soulager lui-même.

En passant la porte de l'appartement, vide et silencieux de toute présence de mon colocataire, je traverse la pièce dans le noir complet et rejoins mon lit. J'en ai assez de me torturer l'esprit. Je ne prends la peine de retirer ni ma veste, ni mes chaussures, et m'affale à plat ventre avec sous les yeux le journal qui me tiraille.

L'appréhension laisse place à la curiosité lorsque j'allume ma lampe de chevet pour l'observer plus attentivement. Je suis désormais plus qu'avide de découvrir ce qu'il dissimule.

Mes doigts retirent la ficelle qui l'entoure. L'épaisse couverture de cuir est désormais prête à révéler ses secrets. En l'ouvrant, une lettre pliée en deux glisse de la première page. Je m'en empare et commence à déchiffrer les premiers mots manuscrits. Un frisson se dérobe à mon contrôle en réalisant qu'ils me sont directement adressés.

« Joy,

Si on ne m'accordait qu'une seule et dernière volonté avant de mourir, ce serait toi... »

Dès la première phrase, mes prunelles s'embuent de larmes incontrôlées. Une peur soudaine me retourne l'estomac. Ses mots sonnent comme un préavis avant suicide.

« Je ne supporte pas l'idée que je ne me réveillerais plus à tes côtés, que je ne caresserais plus jamais tes cheveux, que je ne sentirais plus ton souffle sur ma peau, la chaleur de tes lèvres sur les miennes et le son de ta voix avant toute chose. »

Mon cœur me fait de nouveau mal, bien plus violemment que je ne le pensais. Des mots à peine audibles m'échappent.

- Referme cette lettre, idiote. Tu n'es pas encore prête.

Je souffle un bon coup et essuie mes yeux, incapable de faire machine arrière.

« Tout ceci va te paraître mielleux, mais bordel, c'est tellement vrai que je m'en fous. Tu es l'unique personne qui ait bouleversé mon monde à ce point. Tu ne l'admettras sans doute jamais, mais à toi seule, tu es une leçon d'humilité. Même avec tout ce que la vie t'a fait endurer, tu as continué à aller de l'avant. Tu es une battante. Tu m'as ramené à la vie. Tu m'as sauvé. Je t'aime bien plus que mes putains de mots pourront l'exprimer. Je ne cesserais jamais de t'aimer. Donc, s'il te plaît, prends le temps de lire ce que contient ce journal.

Je ne veux pas que notre histoire se termine, Joy. Jamais. »

Je referme la lettre comme je referme les yeux et la replie soigneusement pour la replacer là où elle était. J'ignore si j'ai vraiment la force de lire les pages qui vont suivre, mais ma main tourne inévitablement le papier blanc où un billet d'avion pour Bali me ramène des mois en arrière.

*

Samedi 16 novembre 2019

Jour 1

À l'heure actuelle, te dire d'emblée que je suis serein serait mentir. Je fais pourtant de mon mieux pour que tu penses que ma décision de quitter Londres était la plus judicieuse à prendre, mais en réalité, je ne maîtrise rien. Une fois loin de tous tes repères, ne risques-tu pas de totalement perdre pied ? Comment suis-je censé réagir si tu ne parviens pas à te passer de Paxil ? Est-ce qu'en emporter avec moi était la bonne solution ? Je n'ai aucune réponse à ces questions qui tournent en boucle dans ma tête et redoute le moment où il va falloir trancher pour te prémunir du danger que représente cette désintoxication forcée.

Nous survolons actuellement l'Europe en direction de l'Indonésie. Tu t'es endormie contre mon épaule en moins d'une heure alors que tu évoquais avec moi ton envie pressante d'arriver à Bali pour piquer une tête dans l'Océan Indien. Pour quelqu'un qui n'a jamais quitté l'Angleterre, je dois avouer que ce désir d'exotisme s'entend parfaitement.

Malgré l'incertitude, je sais d'avance que nous allons passer les meilleurs moments de nos vies dans les jours à venir. Tant que nous sommes ensemble, désormais, tout m'est égal.

*

J'arrive à la fin de cette première page et ignore si je suis assez forte pour revivre l'intégralité de notre périple à travers ses mots, connaître le fond de ses pensées à des instants peu glorieux pour moi. Ce carnet de bord, débuté il y a presque un an, retrace les bons moments de notre relation comme les plus difficiles. L'issue n'a pas de secret pour moi et c'est ce qui est arrivé après qui nous a détruits.

Les pages qui suivent sont parsemées de Polaroids pris sur le vif de nos excursions à Bali. Cette manie de tout prendre en photo m'agaçait au début et mon humeur se reflète dans chaque cliché. Puis j'ai fini par me laisser prendre au jeu et monopoliser l'appareil à mon tour.

*

Jeudi 21 novembre 2019

Jour 6

Aujourd'hui, je pense avoir détecté les premiers signes de ton état de manque. Tu essaies de faire comme si tout allait bien, mais tes mains tremblent de plus en plus et tu prends tes distances pour que je ne te fasse pas remarquer que ça y est, tu commences à avoir besoin de ton traitement. Le fait que tu refuses de me prendre la main quand nous marchons a été l'élément qui m'a mis la puce à l'oreille et depuis, je suis particulièrement attentif à chaque détail.

Cette nuit d'ailleurs, tu t'es levée en me pensant endormi pour te changer entièrement après t'être réveillée en sueur. La machine est lancée. C'est à partir de maintenant que le plus dur commence, qu'il va falloir que nous luttions ensemble pour te sauver.

*

Je me souviens parfaitement de cette première nuit atroce où je me suis sentie bouillir de l'intérieur. J'avais des bouffées de chaleur terribles et je ne pensais vraiment pas que de son côté, il percevait déjà l'emprise de ces dix années sous antidépresseur.

*

Vendredi 22 novembre 2019

Jour 7

Cette nuit est une des premières où je me sens totalement impuissant. Te voir si mal est la sensation la plus douloureuse que j'ai connue jusqu'ici. Même mon accident n'est rien comparé à l'effet que ce traitement a sur toi. T'entendre pleurer et ne rien pouvoir faire pour t'apaiser est insupportable. Je ne savais pas quoi faire, comment agir. Alors, je t'ai simplement gardée dans mes bras jusqu'à ce que cette première crise passe et que tu t'endormes d'épuisement. Ça m'a brisé le cœur. Tu es toujours contre moi pendant que j'écris ces mots. J'aime penser que le bruit du crayon qui gratte le papier t'apaise, mais j'essaie de bouger le moins possible.

Demain, nous quittons Bali pour Los Angeles, en espérant que cette nouvelle destination occultera la douleur qui te ronge.

*

Les pages défilent et en un rien de temps, je suis déjà arrivée à la moitié de notre voyage. Il est déjà deux heures passées et je ne compte pas m'arrêter en si bon chemin. J'ai l'impression de lire une fiction et préfère le ressentir de la sorte pour éviter de prendre trop à cœur ces mots qui me concernent.

*

Mardi 24 Décembre 2019

Jour 39

*

Help me take my medicine, take my medicine

Treat you like a pill

Give me that adrenaline, that adrenaline

Think I'm gonna stick with you


Can I take my medicine, take my medicine

Rest it on your fingertips

Up to your mouth, feeling it out

Feeling it out


I had a few, got drunk on you and now I'm wasted

And when I sleep I'm gonna dream of how you...


If you go out tonight, I'm going out 'cause I know you're persuasive

You got the salt and I got me an appetite; now I can taste it

You get me dizzy, oh, you get me dizzy

La la la la la

You get me dizzy, oh, you get me dizzy, oh


Tingle running through my blood, fingers to my toes

Tingle running through my bones

Closing the doors, I mess you right up

And I'm okay with it

*

Ces paroles qu'il a grattées ce soir-là à Bogotá se sont retrouvées dans une chanson qui existe désormais pour son groupe et je n'avais jamais réalisé qu'elles parlaient de moi, ni qu'il pouvait en être l'auteur exclusif. Maintenant que je sais qu'elles viennent de lui, je comprends mieux pourquoi elles lui sont venues après notre sulfureuse nuit de Noël en Colombie. Harry a cette particularité de manier les mots de façon à simplement suggérer des choses qui sont en réalité bien plus intenses qu'elles n'en ont l'air. À cette simple idée, je me dis qu'il est plus que temps que je fasse une pause dans ma lecture.

En me frottant les paupières, je constate que c'est l'occasion de me débarrasser de mon maquillage ruiné par les larmes qui n'ont pas vraiment cessé depuis que je parcours ces pages. Je referme le carnet pour rejoindre la salle de bains en me disant que mon humeur à mon retour déterminera si je poursuis ou non la découverte de ce qu'il contient, mais à peine revenue dans ma chambre, celui-ci s'est rouvert sur une nouvelle page inédite qu'il m'est impossible d'ignorer.

*

Mardi 14 janvier 2020

Jour 59

Bon. Pour tout t'avouer, aujourd'hui, j'ai triché. Je t'ai regardée danser. J'ai transgressé la première règle qu'on s'était fixés. Je sais que tu ne toléreras pas cet écart de conduite, mais je n'ai pas pu résister. Ce titre est devenu bien plus qu'un symbole entre nous et lorsque tu l'as lancé pour t'adonner à ce moment de folie, mes yeux ont dérivé sur ton déhanché endiablé. Tu étais divine.

*

Un sourire me fend le visage. « Don't Go Breaking My Heart » d'Elton John a étrangement été un grand soutien dans ma thérapie. Dès qu'une faiblesse pointait le bout de son nez, il nous suffisait de la lancer pour nous accorder cinq minutes rien qu'à nous, dans notre bulle, à danser et chanter à tue-tête cet hymne un peu honteux. La seule exigence était de fermer les yeux durant cet instant ridicule. Pour tout avouer, moi aussi il m'est arrivé de le regarder se lâcher et ce n'était franchement pas très beau à voir.

*

Elle est devenue notre chanson. La tienne. La mienne. Ma préférée depuis ce commun accord que nous avons scellé d'un pacte secret. Notre rituel pour évincer les jours où ce fichu manque est plus fort que toi. Notre code rien qu'à nous.

*

Une envie soudaine me pousse à allumer mon téléphone pour lancer ce fameux titre. Dès les premières notes, je suis propulsée dans mes souvenirs de nous, dansant comme deux imbéciles. Mon cœur bat à tout rompre.

Un bruit sourd de l'autre côté de ma porte m'oblige à éteindre la musique. Il est seulement trois heures et Owen rentre déjà de sa soirée. Je le pensais seul jusqu'à ce qu'un gloussement typiquement féminin ne résonne dans la pièce. Je comprends mieux pourquoi il ne s'est pas éternisé en boîte de nuit. Heureusement que je suis allée me changer avant qu'ils ne débarquent.

Je poursuis ma lecture en tentant de faire abstraction du boucan qu'ils font en se croyant seuls puisqu'aucune trace de ma présence n'est décelable dans le salon. Aux premiers cris de jouissance de la demoiselle, je me rends compte que je la connais déjà. Il l'a ramenée la semaine dernière.

La suite des passages concerne tous la fin de notre voyage. Je les parcours en diagonale, capture les mots qui me propulsent à des sons, des voix, des images, des odeurs de là-bas. Ils sont à la fois un délicieux cadeau et une torture nouvelle. Ces souvenirs régénèrent le manque de sa présence et les doutes qui me tiraillent.

*

Je ne veux plus que tu te forces à être forte devant moi. Que tu fasses semblant que tout va pour le mieux quand tu es en réalité au plus mal. N'aie pas honte de me montrer tes faiblesses.

*

Arrivée à la dernière date, celle de notre retour à Londres, je m'aperçois qu'il reste encore des dizaines de pages. Je ne pensais pas qu'il avait continué à tenir ce journal au-delà de ce jour, ce qui veut donc dire qu'il évoque certainement des choses bien trop difficiles à encaisser pour le moment.

Mon regard parcourt tout de même furtivement ces pages que je redoute tant. Des phrases me sautent aux yeux sans que je n'aie le courage d'affronter l'intégralité des paragraphes qui les accompagnent.

*

"Je me dégoûte... J'ai couché avec elle." "Je ne tiens pas la bonne personne dans mes bras..." "Je ne pense qu'à toi..." "J'ai un putain de problème..." "Il semble que l'emprise que j'ai sur les femmes qui traversent ma vie est devenue mon addiction... En m'improvisant thérapeute pour toi, je ne me suis pas rendu compte que je mérite une bonne thérapie moi aussi."

*

Mes boyaux se tordent. C'en est trop. Comment l'homme parfait qu'il était durant notre voyage a-t-il pu commettre de tels actes ? Je referme définitivement le carnet et le range dans ma table de chevet. Je pense que j'aurais la force de lire ces horribles mots une autre fois, mais pas aujourd'hui.

De l'autre côté de la cloison, plus aucun bruit de ne se fait entendre de la part de nos deux tourtereaux, alors je décide d'aller me préparer un thé. J'allume une lumière d'appoint et chemine mécaniquement jusqu'à la cuisine. Au son de la bouilloire qui commence à frémir, je m'aperçois que je suis totalement ailleurs. Mon esprit divague jusqu'à en perdre la raison. Nier que je l'aime encore serait me mentir à moi-même, mais me remettre avec lui après ce qu'il m'a fait ne me paraît pas envisageable pour autant. J'ai passé plus de trois heures à parcourir ses mots et honnêtement, je ne sais toujours pas quoi penser. Suis-je vraiment prête à lui pardonner ? J'ai les clés de notre relation entre les mains et il n'attend que ma réponse.

Une fois ma tasse terminée, je regagne mon lit en espérant trouver le sommeil, mais rien qu'en sachant qu'il me suffit de tendre la main pour poursuivre ma lecture, mes paupières me refusent l'accès à la tranquillité. Le lever du jour commence à percer et mon horloge biologique n'est plus vraiment sûre de ce que je cherche à lui imposer. Je tourne le dos à la tentation, mais c'est encore pire. Si je ne rouvre pas ce journal, je vais devenir folle. Ma bonne volonté m'a fait faux bond au moment où j'ai décidé de l'ouvrir une première fois, alors autant assouvir totalement mon envie. J'ai simplement besoin de parcourir les dernières lignes pour savoir si je suis apte à en écrire la suite.

Cet ultime instant de lecture est d'autant plus percutant puisqu'il a été écrit aujourd'hui, preuve de l'impulsivité de Harry dans sa décision de me remettre ce carnet ce soir.

*

Samedi 24 octobre 2020

Si je ne t'avais pas rencontrée, ma vie se serait obstinée -et quelque part résignée- dans cette inertie amoureuse que je lui impose depuis tant d'années. Crois-le ou non, je me suis cru au paradis lorsque tu m'as ouvert les portes de l'enfer le plus délicieux qu'il m'ait été donné de connaître. Depuis le premier jour où j'ai posé les yeux sur toi, inconsciemment je t'ai voulue. Je t'ai désirée ardemment. J'ai tout de suite su que tu n'étais pas comme toutes les autres que j'avais connues jusqu'ici.

Tu m'as accepté tel que je suis, sans jamais rien exiger de moi. Et par-dessus tout, tu m'as sauvé. Petit à petit, mon amour s'est déployé, a pris sa place en douceur. Il occupait mes jours et mes nuits. Hantait mon cœur et mon esprit. Moi qui n'ai jamais manqué d'assurance face aux femmes, tu m'as totalement désarmé. Je me suis retrouvé comme dépossédé des certitudes qui me protégeaient. Je n'étais plus seulement heureux de partager mon quotidien avec quelqu'un d'exceptionnel. J'étais -et je suis- amoureux.

Comme le plus grand des abrutis, j'ai fui cette sensation par peur de me retrouver vulnérable et incapable de voir les choses telles qu'elles le sont vraiment. En voulant exorciser tes démons, ce sont les miens qui sont revenus au galop. Alors, pour exiler mon angoisse, j'ai commis avec la plus grande lâcheté cet acte qui me poursuivra toute ma vie. Je t'ai trompée avec une autre, emportant avec moi comme un pesant fardeau ce vieux réflexe insipide pour éviter d'affronter la vie.

Désormais, tout est fini entre nous, mais je ne peux me résigner à cette idée sans me battre une dernière fois. J'ai appris à mes dépens que nul ne peut jouir de la vie s'il refuse de payer de sa personne. Il faut que je renonce à ces peurs infondées que je comprends à présent pour espérer sauvegarder cet amour que tu as su m'accorder. D'autant plus que depuis que je sais que tu fumes, c'est con à dire, mais je me demande quel goût peut bien avoir ta bouche mêlée à la cigarette, alors que je déteste ça.

Ma chérie, je suis prêt à t'aimer, à regarder notre avenir commun droit dans les yeux, même s'il se pare encore quelques fois des couleurs inquiétantes de l'incertitude. Je m'en fiche. Dans cet élan de sincérité qui transparaît à travers mes mots, je veux que tu saisisses que je souhaite te rendre tous les honneurs. Je veux continuer à te suivre sur des sentiers inconnus où tu seras celle qui m'a obligé à rendre les armes.

Alors, je te le demande sans détour. Mon amour, es-tu prête à m'accompagner dans cette nouvelle vie qui ne sera la mienne que si elle est la nôtre ?

*

Les sanglots soudains qui me saisissent à l'issue de cette ultime question finissent par me plonger dans une profonde incertitude. Comment ne pas répondre oui à une telle demande ? Et pourtant, j'ai simplement envie de lui dire non.

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