Chapitre 23

♫ « IDGAF » - Dua Lipa ♫


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Joy
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Sur les conseils de mon psy, j'ai commencé à écrire. Pas grand-chose, juste quelques lignes. En dix ans de thérapie, c'est bien la première fois que j'écoute les suggestions de ce vieil arnaqueur, mais je suis contrainte d'admettre que ça fait du bien. Les mots se pressent hors de ma tête, se bousculent sur le papier. Ils n'ont pas vraiment de sens. Ce sont juste mes pensées. Seulement, plus je me prête à l'exercice, plus je me rends compte que j'éprouve le besoin de remonter loin dans mes souvenirs. Loin dans ce qui me tracasse depuis tant d'années.

Je pense comprendre un peu mieux ce que ressent Harry lorsqu'il se prête à cette pratique. D'ailleurs, il ne le fait plus du tout depuis trois mois. Ou en tout cas, beaucoup moins à mes côtés comme il le faisait lorsque nous parcourions le globe. Pourtant, j'adorais entendre la mine de son stylo gratter son carnet. Il m'est arrivé à une ou deux reprises de vouloir y accéder, en sachant parfaitement où il le range, mais je m'y suis résignée. Il ne m'en voudrait pas de le faire, tout comme je n'en voudrais à personne de lire ce que j'écris actuellement. Même moi j'ai du mal à me comprendre. Alors un œil extérieur ne serait pas plus avancé.

Faire table rase du passé est devenu depuis quelque temps un besoin oppressant. À force d'essayer de comprendre ce qui a bien pu clocher dans ma tête, je reviens pas à pas sur des traces égarées au fond de ma mémoire, semées par-ci par-là, comme si mon cerveau les avait éparpillées pour que je ne recolle jamais les morceaux. Exprimer mes souvenirs de la sorte est désormais un appel étouffant. J'ai tellement de choses qui me pèsent. Tellement de choses sur lesquelles j'aimerais revenir, ou simplement effacer.

Quand je suis dans un tel état d'introspection, j'éprouve une véritable répulsion pour la solitude. Harry étant en tournée les trois quarts du temps, mon inactivité professionnelle me met au pied du mur et accentue mon anxiété. C'est pourquoi je commence peu à peu à ressortir le soir. Ava est tellement fatiguée après son boulot que, passé vingt-deux heures, on ne peut plus rien retirer d'elle. Heureusement, je peux compter sur deux amis fidèles et toujours prêts à s'amuser.

- Bordel, ça fait un bien fou de te revoir ici ! M'adresse Owen en brandissant vers moi sa pinte à demi-descendue.

Josh le suit et lève également la sienne. Je suis persuadée qu'à cette heure-ci, ils ne les comptent même plus. Leurs regards qui pétillent ne laissent cependant aucun doute sur leur sincérité.

- Et ça fait un bien fou d'être de retour...

Je leur souris à mon tour, mais tiens tout de même à les mettre en garde.

- Soyons bien clairs... J'ai changé ! Ne comptez pas sur moi pour vider des bières jusqu'à l'aube et fumer je ne sais quelle substance avec vous.

Josh tire une tête horrifiée à l'entente de mes bonnes résolutions.

- Désolé, mais il va falloir que vous fassiez avec !

Jamais je ne me serais crue capable de leur dire une telle chose un jour. J'aime toujours m'amuser, mais dans la limite du raisonnable.

Depuis que je suis arrivée, l'horloge a accompli deux tours complets. Le volume de la musique franchit le niveau supérieur, preuve que nous venons de passer la barre que je me suis fixée pour regagner mon appartement. Je me lève de mon tabouret et enfile ma veste.

- Messieurs, ce fut un plaisir.

- Quoi, déjà ? S'exclame Owen, qui ne semble pas avoir pris note des mots que je viens de prononcer.

- On est en semaine ! Une heure du matin c'est amplement honorable !

- Mais tu ne bosses même pas ?! Ajoute-t-il, déconcerté.

- Laisse-la faire ce qu'elle veut, idiot ! Le reprend Josh, en n'oubliant pas de s'accaparer le reste du breuvage que je n'ai pas terminé.

Je les quitte après avoir commandé un taxi. Celui-ci m'attend directement au pied du bar de nuit. Je donne mon adresse au chauffeur, qui m'indique devoir effectuer un léger détour pour éviter une route bloquée par des travaux. J'espère juste qu'il n'en profitera pas pour faire gonfler la note en empruntant un itinéraire bien plus long.

Mon téléphone vibre à l'intérieur de mon sac. Vu l'heure, je m'attends à ce que ce soit Harry. Le groupe est attendu pour l'enregistrement d'une émission de Late Show à Los Angeles. Ils devaient arriver là-bas en fin d'après-midi. L'écran de mon portable ne laisse pas longtemps planer le doute. Ce n'est pas lui, mais une tout autre personne, dont le coup de fil tardif a pour effet de me provoquer des palpitations d'angoisse.

- Allô ?

- Oh ! S'exclame Ruth, étonnée que je décroche. Je ne t'ai pas réveillée, j'espère ?

- Non, je ne dors pas encore. Je rentre chez moi.

Ma vieille amie marque une pause.

- Bien, je suis contente de t'entendre.

- Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Je redoute toujours ses appels en sachant que l'état de sa sœur cadette se dégrade de plus en plus.

- Non, non, tout va bien ne t'en fais pas. Répond-t-elle rapidement. Beth est hospitalisée depuis hier pour enchaîner ses cures de chimio, mais du coup, je dors beaucoup moins bien.

Je souris brièvement. Cette vieille bique est exactement comme moi. Réfractaire à l'isolement.

- Tu n'as pas pris ta petite pilule pour dormir ?

- Ça fait des semaines qu'elles n'agissent plus. Je rumine trop, j'imagine.

Je l'ai dit. Nous sommes pareilles.

- Quand est-ce que tu ramènes tes fesses dans la capitale ?

- Je ne sais pas encore, il va falloir que j'organise ça. Je te tiendrai au courant.

- Je t'attends avec impatience.

- Et pour ma part, j'ai vraiment hâte de faire la connaissance du jeune homme qui t'a métamorphosée.

Un autre sourire irrépressible apparaît sur mes lèvres lorsqu'elle le mentionne. De toute ma vie, je n'ai jamais éprouvé un tel sentiment d'épanouissement à la simple évocation d'une personne. Je me sens ridiculement puérile, mais le fait d'en avoir conscience m'aide aussi à me dire que je ne suis pas totalement perdue.

Nous continuons à discuter de tout et de rien durant le reste du trajet. Mes yeux regardent par-delà la vitre sans pour autant s'attarder sur les quartiers que nous traversons, jusqu'à ce que le détour imposé ne nous fasse passer dans le district de South Kensington. Par réflexe, je me surprends à me tasser le plus possible dans mon siège, craintive que quelqu'un ne me voit, alors qu'à une heure du matin passé, la rue est totalement endormie.

Ruth discerne une émotion différente dans ma voix et me le fait savoir.

- Que se passe-t-il ?

- Le taxi traverse la rue de mes parents.

- Oh...

Elle laisse un silence survoler notre échange. Cet endroit me donne la nausée. La prétentieuse Bentley noire de mon géniteur est toujours impeccablement stationnée devant la maison. Sa lourde voix fait alors surface dans mon esprit, tel un fantôme surgi du passé. « Joy, ne mets pas tes chaussures pleines de boue sur les fauteuils ! ». Je le faisais souvent par simple provocation, pour voir jusqu'où il pouvait aller dans sa connerie. Sa bagnole hors de prix avait toujours un problème. Il passait son temps à l'amener au garage au moindre pet de travers. Alors que nous, il fallait que nous soyons presque mourants pour qu'il fasse venir un médecin. « Ce n'est pas un virus, c'est de la comédie », disait-il à ma mère lorsqu'elle posait une main inquiète sur mon front brûlant de fièvre. Mon corps tressaille à mesure que ces mots me heurtent.

Je ne m'autorise à souffler qu'une fois l'intersection franchie et la maison loin derrière moi.

- Ma chérie, il va falloir que tu songes à affronter ton histoire avec eux tôt ou tard. Me suggère Ruth.

- Merci, mais je choisis « tard ».

- Joy...

Mon travail d'extériorisation est indéniablement bloqué par des ratés de ce côté-là. Je le sais, mais je repousse l'échéance le plus possible. Il n'y a pourtant parfois pas plus efficace qu'un bon coup de pied au derrière pour pouvoir avancer. Je sais que remonter le fil de mon passé mène forcément à ce qui me lie de près ou de loin à ce qu'il reste de ma famille. L'exercice que j'effectue n'a pas grand intérêt si je refuse de faire le lien avec cet héritage que je repousse, car il est le fil rouge qui mène à ma guérison complète.

_____

Je suis réveillée depuis plus d'une heure et parcours le Net sans but précis. Une fois encore, je me suis perdue sur YouTube, à la recherche d'idées qui pourraient me donner une piste précise pour ma future vocation. Je pivote le regard en direction du matériel d'enregistrement gracieusement offert par Harry, dont je ne me suis encore servie que pour me tirer le portrait. Il va vraiment falloir que je songe à en faire quelque chose. Pour le moment, j'ai plusieurs concepts à l'esprit, mais je ne parviens pas à me lancer réellement.

Je referme précipitamment la page et me lève pour rejoindre la cuisine. En passant devant la chambre d'Ava, je pose mon oreille contre sa porte et perçois sa respiration ample. Elle dort encore profondément. J'ai terriblement honte de vouloir la réveiller. Elle a tant besoin de récupérer son sommeil en retard. Je me résigne et continue ma route jusqu'à la cafetière.

Seule avec moi-même dans le silence, mon échange avec Ruth refait surface dans ma tête. « Il va falloir que tu songes à affronter ton histoire avec eux tôt ou tard ». Chiotte. Aussi butée qu'une adolescente renfrognée, je tente de ranger cette stupide idée loin de moi, mais rien n'y fait. En tenant mes parents à l'écart, je ne vaux pas mieux qu'eux qui ne tentent plus aucune approche envers leur fille. La seule enfant qu'il leur reste. Peut-être que la stupidité est héréditaire après tout ? Quelle horreur. Je n'ai aucune envie de finir comme eux. Atteinte par la rancœur et dérivant doucement vers la folie. J'en frissonne.

Mon pouls se met soudainement à pulser plus vite qu'à la normale. Je le discerne presque à l'œil nu en fixant une veine apparente sur mon poignet. Dans mon crâne résonnent toutes ces idées effroyables que je me martèle à tue-tête. Je frôle la crise de panique et me mets debout pour faire quelques pas. Rien à faire, mon cœur bat toujours la chamade.

Ne supportant plus de rester seule une minute de plus, je progresse jusqu'à la chambre de ma meilleure amie et toque doucement contre la porte. J'entends ses draps bouger et pousse légèrement l'ouverture pour ne pas agresser ses yeux avec la lumière de la pièce de vie.

- Tu dors ?

Ava se redresse lentement et me contemple de ses petits yeux bouffis de sommeil. Ma gêne redouble. Avec ses cheveux emmêlés, on dirait une petite marmotte qu'on aurait arrachée à son hibernation.

- Non... Admet-elle en prenant une inspiration ample, suivie d'un bâillement. Quelle heure est-il ?

- Presque dix heures...

Ava repose lourdement sa tête sur l'oreiller et se frotte les yeux.

- ... mais rendors-toi. Je... je vais sortir prendre l'air.

- Joy. Me dit-elle, tandis que je referme la porte.

Je réapparais. Un sourire fugace passe alors sur ses traits tirés et elle m'ouvre immédiatement ses draps.

- Viens ici. Me dit-elle en hochant la tête pour m'indiquer la place de libre.

Rassurée, je ne laisse pas filer ma chance et fonce vers elle, avec la délicatesse d'un boulet de canon.

- Quel engouement. Soulève-t-elle en riant.

Je lui rends son sourire et me roule en boule à ses côtés. Ma colocataire se laisse retomber près de moi, vannée. Mon rythme cardiaque retrouve déjà son calme. Elle ajoute d'une voix pâteuse.

- Tu ne m'en veux pas si je me rendors ?

- Non, absolument pas.

Elle n'a pas le temps de me remercier qu'elle ronfle déjà. À défaut d'avoir une conversation avec elle, sa présence a le don de m'apporter le réconfort dont j'avais besoin. Je tente de me forcer à me rendormir moi aussi, mais je suis bien trop éveillée pour y parvenir.

Je laisse filer une bonne demi-heure, puis, prise d'une pulsion, je décide de prendre les devants. S'il doit y avoir une confrontation, je décide qu'elle va avoir lieu aujourd'hui. Je me faufile hors du lit avec précaution et me prépare en vitesse avant que mon envie ne me fasse faux bon.

Je décide de m'y rendre à pied. Traverser Hyde Park me permettra de bien réfléchir à la manière d'aborder ma visite surprise dans la maison familiale. D'ailleurs, c'est tellement absurde de se dire que seul cet espace de verdure sépare nos quartiers respectifs. Tout en marchant à une allure bien plus modérée que d'ordinaire, je pianote quelques mots sur mon téléphone et les destine à celui qu'il me tarde de retrouver lundi.

Moi, 11:19 : « Tu ne devineras jamais ce que je m'apprête à faire... »

Nous avons déjà échangé des messages au réveil, mais je n'ai absolument pas évoqué quoi que ce soit en rapport avec mes parents.

Harry, 11:20 : « Je suis nul en devinettes, chaton. Un indice ? »

J'avoue que je ne l'aide pas beaucoup.

Moi, 11:20 : « Je vais tenter une approche en milieu hostile... »

Il semble prendre son temps pour réfléchir.

Harry, 11:21 : « Tu t'es enfin décidée à passer la porte d'une salle de sport ? »

Mais... Il a osé. Je vais... Il va voir de quel bois je me chauffe.

Moi, 11:22 : « Mauvaise réponse. Tu seras privé de dessert. »

Harry, 11:22 : « Tu es d'une injustice... »

J'arrive à mi-parcours. Le temps grisâtre m'oblige à presser le pas au risque de me prendre une averse sur la tronche. Je n'ai pas mis les pieds chez eux depuis des lustres, alors si en plus je ruine le tapis en peau de mouton qui trône dans l'entrée, je risque de griller d'emblée le peu de chance que j'ai de remonter un jour dans leur estime.

Harry ne me relance pas, alors je décide d'en faire de même et replace mon téléphone au fond de mon sac en mode silencieux. Le son de mon alerte de messages qui imite le cri d'un castor en rûte risquerait de provoquer une attaque à mon père. Sans parler de la musique rock un peu trop sale à son goût que j'ai en guise de sonnerie.

À l'approche de ma destination, je me mets à douter une nouvelle fois. Il n'est pas trop tard. Tu peux encore faire demi-tour, Joy. Non. Il faut que je le fasse. Ma main vient machinalement entourer le collier que je porte à mon cou. Celui que Harry m'a laissé avant son départ en tournée. Plus je me rapproche, plus ma mémoire s'active. J'entends d'ici le grincement du lourd portail de fer. Les tintements horaires de la vieille comtoise du salon.

La première chose qui me frappe en tournant à l'angle de la rue, c'est que la Bentley n'est plus là. Cette absence allège un peu mes pas. Il n'y a peut-être personne à l'intérieur. D'ailleurs, la maison est sombre, comme endormie. Je m'arrête un instant devant la grille. J'ai le sentiment que toute mon enfance y est enfermée. Prise au piège dans une boule à neige que je suis venue secouer une dernière fois.

Cela fait tellement longtemps que je ne suis pas venue ici. Des logements sociaux ont poussés juste en face de chez eux. Mon père a dû s'en arracher les cheveux. Je prends mon courage à deux mains et entre dans l'allée qui mène à la double porte d'entrée, peinte dans un noir brillant.

Mes doigts approchent fébrilement de la sonnette et l'active. Le son semble résonner à l'intérieur, puis s'ensuit un long silence signifiant qu'il n'y a aucun mouvement. Je réitère une seconde fois. Toujours rien. Je n'en reviens pas. Le jour où je me décide enfin à venir, ils ne sont pas là.

Soulagée, je tourne les talons et m'apprête à refermer le portail, quand l'idée me vient de regarder sous le pot de fleurs où mes parents avaient l'habitude d'y cacher un double des clés lorsque la femme de ménage égarait les siennes. Je le soulève et découvre alors qu'elles y sont toujours. La tentation est trop grande. Je les saisis et grimpe une nouvelle fois les marches. Vas-y, Joy. C'est l'occasion ou jamais.

D'instinct, je sais qu'ils ont pour habitude de fermer à double tour. Visiblement, ça n'a pas changé. J'actionne la poignée et entre. J'ai l'impression d'avoir fait un bon dans le passé. Tout est exactement comme quand je suis partie, onze ans auparavant. Cette maison est une véritable prison dorée, généreuse de ses plus mauvais souvenirs. Des photos de Tim recouvrent l'intégralité du mur menant à l'étage, à tel point que l'on sent presque sa présence dès l'entrée. N'importe qui qui arrive ici pourrait penser qu'une famille heureuse y vit. Un frisson me parcourt l'échine.

Maintenant que j'y suis, je ne sais plus très bien ce qui m'a poussé à entrer, si ce n'est la curiosité de tout revoir. Cependant, je ne peux pas me contenter de ce bref passage. Il faut que je leur fasse savoir que je suis venue.

J'entre dans le salon. Chose étrange, la télévision est allumée, mais l'image n'est accompagnée d'aucun son. Ok, ce n'est rien. J'avance de quelques pas à la recherche d'un bout de papier et d'un crayon pour leur laisser un mot, mais ne mets pas la main dessus. Je continue ma route jusqu'au bureau de mon père et m'arrête dans l'embrasure de la porte. Le son d'une chaise qui grince est perceptible, me faisant penser que finalement, la maison n'est pas vide. Je fais un pas de plus. Mon cœur fait un bon lorsque mes yeux se posent sur le rocking-chair, dans lequel ma mère se balance, le regard dans le vide. Elle ne se rend compte de ma présence que lorsque le parquet craque sous mes pieds.

Ses yeux m'analysent, comme si elle ne me reconnaissait pas, puis elle s'adresse enfin à moi.

- Joy, que fais-tu ici ? Tu as vu l'heure ?

Je fronce les sourcils et pose mon sac au sol.

- Tu n'es pas à l'école ? Ajoute-t-elle, en continuant de se balancer sur son fauteuil.

Mon sang se fige, glacé à l'entente de cette question.

- Maman, j'ai vingt-sept ans. Cela fait longtemps que je ne vais plus à l'école.

Elle ne semble pas prendre note de ma remarque et embraie sur autre chose.

- Tim vient dîner ce soir. Il va nous présenter sa petite amie.

Oh bordel. C'est pire que ce que je pensais.

- Je ne vais pas rester très longtemps, maman. Je suis juste passée vous dire que je vais bien.

- Bien sûr que tu vas bien, ma chérie. Il n'y a pas de raison.

- J'ai vraiment réussi ma vie. Je suis avec quelqu'un que j'aime, et qui m'aime pour ce que je suis.

- Joy, ne dis pas de bêtises.

Ma mère analyse ma silhouette de haut en bas, comme si elle revenait soudainement à la raison. Ses yeux semblent s'attarder sur la chaîne qui brille autour de mon cou.

- Mais, ce n'est pas ta croix. Où est passée la tienne ?

C'est peine perdue. Il n'y a pas de discussion à avoir avec elle. Moi qui étais soulagée que mon père ne soit pas ici, au moins avec lui, il y aurait eu un semblant d'échange.

- Va te laver les mains. Me dit-elle soudainement en se levant. On va passer à table.

Ses gestes n'ont alors aucun rapport avec ses paroles, puisqu'elle se met à ranger des feuilles sur le dessus du bureau.

- Je ne reste pas.

- Est-ce que Tim t'a parlé de sa nouvelle petite amie ? Me demande-t-elle une nouvelle fois, comme si le sujet que nous abordions juste avant lui était complètement sorti de la tête. Il va bientôt nous la présenter.

- Mais enfin, maman ! Tim est...

Je me retiens d'en dire plus. Dans son esprit, j'ai toujours seize ans. Et Tim est toujours en vie. Je n'en reviens pas qu'elle soit livrée à elle-même dans une telle démence. Elle pourrait être capable de n'importe quoi.

Il est inutile que je tente une autre approche. Elle ne se souviendra pas de ma visite de toute façon. Je reprends mon sac.

- Bref, je m'en vais. Ça m'a fait plaisir de te voir et j'espère qu'à toi aussi. Vraiment.

Je me retourne en sursautant légèrement vers la porte d'entrée qui vient de s'ouvrir. Je crains d'y découvrir mon père, mais heureusement, il s'agit simplement d'une employée. Certainement la nouvelle femme de ménage, mais en scrutant les alentours, je ne vois pas bien ce qu'il pourrait y avoir à nettoyer dans cet environnement immaculé.

Surprise de trouver quelqu'un ici, elle se fige face à moi.

- C'est elle qui vous a ouvert la porte ? Me demande-t-elle à voix basse.

Je sors alors le double des clés rouillées de ma poche en guise de réponse.

- Pardonnez-moi, mais je ne m'attendais pas à trouver quelqu'un d'autre ici en revenant. M'avoue-t-elle.

Elle tient des sacs remplis de nourriture dans ses bras.

- Je suis l'auxiliaire de vie de votre mère. Ajoute-t-elle, tandis que je suis toujours silencieuse.

Cette dernière apparaît derrière moi.

- Je suis de retour, Madame. Lui dit-elle. Les courses m'ont pris un peu plus de temps que prévu.

Ma mère sort du bureau et passe à côté de moi, comme si j'étais totalement invisible. Maintenant qu'elle est à ma hauteur, je me rends compte à quel point la maladie l'affaiblit mentalement et physiquement. On lui donnerait dix ans de plus. Son sourire réapparaît, comme si elle avait retrouvé un visage familier en la personne de son auxiliaire.

- Est-ce Tim vous a dit qu'il avait une nouvelle petite amie ?

Cette énième question. Toujours la même. La femme me regarde, visiblement habituée à entendre cette phrase à longueur de journée.

- Oui, Margaret. Pourquoi ne viendriez-vous pas m'aider à préparer ce repas ?

Ma mère se dirige, totalement impassible, vers la cuisine. Un vrai robot chez qui on accentue la descente vers la folie. Gênée, la femme me fait comprendre d'un regard qu'elle n'a sans doute pas d'autre manière de procéder pour la canaliser. Avant de la rejoindre, elle m'adresse quelques mots.

- Contente de vous avoir enfin rencontrée, Joy.

Ma mère se met à pester depuis l'autre pièce.

- Mais où sont passés les couteaux ?

- J'arrive, Margaret.

J'ai l'impression d'étouffer. Il faut que je sorte au plus vite. Ma présence ne change rien et je refuse de l'entendre continuer à ressasser un passé révolu depuis bien longtemps.

Je referme la porte, l'esprit endommagé, mais le cœur plus léger. Je serre les dents, car je refuse de pleurer, mais ressens en réalité un certain apaisement d'y être parvenue. Pour une fois, j'éprouve une vraie satisfaction d'être allée jusqu'au bout des choses et j'ai besoin de le crier sur les toits. Le seul à qui je trépigne d'impatience de le dire n'est malheureusement pas là actuellement.

Moi, 12:13 : « Si tu savais à quel point je suis fière de moi. Je viens d'aller voir ma mère. »

Au bout de trois minutes, je n'ai toujours pas de réponse, alors que je meurs d'envie de lui en parler. J'essaie donc de l'appeler. La tonalité résonne, puis se coupe dans les secondes qui suivent. C'est étrange. Il n'a peut-être pas de réseau.

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