Chapitre 22

♫ « Leave a Light On» - Tom Walker ♫


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Ava
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Après plus de huit mois chez Saatchi&Saatchi, mon travail commence à porter ses fruits. Notre pôle est désormais l'un des plus rentables de l'entreprise et celui qui retire le plus de satisfaction auprès des clients. Les projets sont toujours rendus en temps et en heure, sans parler du fait que je me sens enfin vraiment intégrée dans mon équipe de créatifs. Je suis venue à bout des membres les plus récalcitrants et je n'en suis pas peu fière. Il a évidemment fallu que je fasse un énorme travail sur moi-même pour être moins critique et moins attachée à mon sens de la perfection, ce qui a nettement assoupli leur regard sur mon poste de dirigeante. Je sais être carrée quand il le faut, mais la plupart du temps, je tiens à ce qu'ils me perçoivent comme une collègue et non comme leur supérieure.

Soucieuse de toujours améliorer la qualité de notre entente pour rendre le travail plus agréable, je me renseigne constamment sur de nouvelles méthodes de coaching. Dernièrement, j'en ai découvert une qui fait des merveilles dans les pays scandinaves, et aujourd'hui, je m'apprête à la mettre en application.

J'ai engagé -et payé de ma poche- un formateur en rigologie. Apparemment, le but des séances est de renforcer la cohésion d'équipe, de désinhiber les plus réservés et de diminuer le stress. Comme nous avons pris une avance considérable sur le planning, je nous accorde cette petite parenthèse un peu loufoque sans mettre en péril les projets en cours. L'ambiance a de temps en temps besoin de ce genre de moments de légèreté pour atténuer la pression accumulée par les demandes toujours plus pointues de nos clients.

- Je vais vous demander de vous lever et de vous disposer en cercle, s'il vous plaît. Nous invite le coach qui a pris possession du lieu en décalant les bureaux de manière à nous accorder le plus d'espace possible.

Au fur et à mesure du temps, j'ai cerné les personnalités de chacun. C'est pourquoi, je suis peu surprise de voir certains s'avancer sans réfléchir, et d'autres rester volontairement en retrait en attendant de voir ce dont il s'agit vraiment.

- N'ayez pas peur, approchez-vous ! Les incite une nouvelle fois l'homme, dont le look très formel ne prédispose absolument pas à donner ce genre de cours.

J'avance d'un pas de plus pour inciter les autres à en faire de même, car je tiens aussi à participer au cours avec eux. Les derniers réticents finissent par approcher.

Le coach nous expose ses intentions en énumérant les bienfaits du rire sur notre organisme. Selon lui, les effets provoqués s'apparentent à ceux d'une bonne séance de yoga, les courbatures en moins. Il nous explique également qu'un rire mécanique et forcé finit forcément par produire un rire naturel. J'ai déjà hâte de tester.

- Comme il faut bien que quelqu'un se lance en premier, je me dévoue. Finit-il par dire.

Il se concentre quelques instants en fermant les yeux, puis sa voix prend de l'ampleur et il entame un rire rythmé qui se déploie autour de nous. Rapidement, les premiers sourires apparaissent et au fur et à mesure que chacun se dévisage, la contagion fait effet. Matt cède avant tout le monde et je finis par craquer à mon tour. Les rires sont tout d'abord timides, mais à mesure des secondes qui passent, finissent en vrais éclats de gaieté qui envahissent le pôle. Chacun se libère et s'exprime sans contrainte. Le sentiment de détente totale qui s'installe est vraiment étonnant. Le stress jusqu'ici inconscient s'envole totalement.

Attiré par le bruit, Andy fait son apparition depuis le couloir. Je ne m'attendais pas à ce qu'il se joigne à nous et encore moins à ce qu'il participe, mais c'est pourtant ce qui se produit sous nos yeux. Mon collaborateur, peu enclin à ce genre d'initiatives de ma part en temps normal, se met à rire à gorge déployée tout en approchant du groupe.

Au terme d'une bonne dizaine de minutes de fou rire, le coach nous incite à relaxer nos muscles faciaux engourdis. Seulement, l'effet reprend de plus belle face aux grimaces exercées par chacun. Je suis obligée de me tenir le ventre tellement je suis à bout de souffle.

Une ombre projetée contre le mur qui me fait face m'incite à me retourner. Je ne défais en rien mon sourire est pivote en direction de Monsieur Djaba. Son regard incendiaire a pour effet d'amoindrir notre joie et au bout de quelques secondes, plus personne ne rit. Sa voix transperce le silence.

- Quelqu'un pourrait m'expliquer ce qu'il se passe ici ? Nous demande-t-il en ne fixant son regard sur personne, surtout pas sur moi.

Au loin, j'aperçois Charlie qui se tient les bras croisés devant l'ascenseur. Je parie que c'est elle qui l'a alerté. Peu craintive des retombées -et certainement reboostée en sérotonine grâce à la séance- je m'avance vers lui pour répondre.

- J'ai engagé un coach pour une séance de rire collectif, Monsieur.

Ses yeux descendent alors sur moi, comme s'il ne m'avait pas remarquée parmi l'équipe.

- Pardon ?

- C'est un exercice pour renforcer la cohésion d'équipe...

Il me coupe.

- Qui vous a autorisé à faire ça ?

Son ton me glace sur place.

- Autorisé... Je... Euh, je ne pensais pas qu'il me fallait une autorisation... Je...

Je me perds dans mes mots et Monsieur Djaba reprend de plus belle dans le but de m'enfoncer.

- Vous allez dire à votre formateur de repartir de là où il vient. Je ne vous paie pas pour que vous preniez ce genre de décisions stupides qui font perdre du temps à l'entreprise.

Je lis dans son regard qu'il se délecte de mon embarras. Il m'enfonce dans une telle incompréhension que je ne sais plus quoi répliquer. Andy s'approche à ma hauteur.

- Magnus... N'en fais pas toute une affaire. Lui dit-il pour me venir en aide. Ava ne cherche pas à mal faire, au contraire.

- Ne m'obligez pas à vous reprendre vous aussi, Andy. Nous avons une image de marque à tenir et ce n'est pas avec ce genre de personne que nous y parviendrons.

Reléguée de la sorte, je me sens devenir encore plus minuscule que je ne le suis déjà face à ces accusations. J'ai comme le sentiment qu'il est sur le point de me mettre à la porte devant toute mon équipe pour bien conclure son speech. Je détourne la tête pour qu'il ne voie pas les larmes me monter aux yeux.

- Dorénavant, Mademoiselle Miller, si vous avez la moindre idée de la sorte, vous devrez m'en référer. Suis-je bien clair ?

Je ravale ma colère et esquisse un sourire totalement désabusé pour qu'il le remarque.

- On ne peut plus clair, Monsieur le directeur.

Djaba m'observe un instant dans le but de sonder mes pensées, mais mon air énigmatique semble lui poser problème. Alors, pour garder le dessus, il préfère rebrousser chemin sans le moindre mot de plus. Andy m'adresse un regard qui témoigne son empathie. Je ne sais plus quoi lui dire et visiblement lui non plus.

Une silhouette s'avance depuis notre groupe, alors que le directeur n'a pas encore franchi l'ascenseur.

- C'est totalement injuste ! S'écrie Matt en visant clairement notre supérieur.

Contre toute attente, Monsieur Djaba se retourne.

- Ava est certainement la meilleure chef de pôle que nous ayons eue ! Ajoute mon collègue, fier d'avoir capté l'attention de celui à qui il s'adresse. Vous ne pouvez pas l'empêcher de faire un excellent boulot !

L'ignoble personnage en costard revient lentement sur ses pas, les mains dans les poches.

- Jeune homme, sachez que personne n'est indispensable ici, à commencer par vous.

Matt serre les gencives, mais finit par sortir ce qui lui pèse.

- Je m'appelle Matthew Hopkins et je travaille pour votre entreprise depuis treize ans ! Vous n'êtes même pas capable de retenir mon nom !

Le pauvre est à bout de souffle. Ça me fend le cœur, encore plus que l'humiliation que j'ai subie. Tout ce qu'il demande, c'est la reconnaissance qu'il mérite pour son excellent travail. Des collègues tentent de le raisonner pour qu'il n'aille pas plus loin. Djaba le prend alors à partie.

- Il est de mon devoir de recadrer mes employés quand ils dépassent les limites du raisonnable et c'est ce qui vous pend au nez. Alors si vous tenez à votre place, n'insistez pas, ça vaut mieux pour vous.

Fier d'avoir repris la main, il repart vers l'ascenseur où l'attend Charlie, qui derrière son air sévère doit jubiler de cette mise au point, si on peut considérer que c'en est une. J'aurais plutôt tendance à appeler cela de l'abus de pouvoir et du harcèlement gratuit.

Dépitée par la tournure de cette fin de journée, je fais face à mes collaborateurs, visiblement aussi navrés que moi.

- Il reste vingt minutes. Prenez-les. On se revoit jeudi.

Je me retourne ensuite vers le pauvre coach qui n'a rien dû comprendre à la scène qui vient d'avoir lieu.

- Je vous raccompagne jusqu'à la sortie. Merci d'avoir accepté ma demande.

Lorsque nous avons rejoint l'extérieur, il n'a pas souhaité que je le paie et m'a suggéré de ne pas baisser les bras. Selon lui, mon équipe respire la joie au travail, n'en déplaise à certains. Je me dois de persévérer pour eux.

Je ne saisis pas en quoi ma façon de faire dérange à ce point le directeur. J'ai l'impression que ma survie au sein de cette entreprise se résume à rester totalement impassible et invisible.

Je regagne Paddington le ventre noué, avec des sentiments très mitigés à l'esprit. Je passe l'intégralité du trajet à ressasser les raisons qui m'ont poussée à venir travailler dans cette boîte. Je dois avouer qu'avec le recul, je retirais beaucoup plus de positif chez Bread Collective. En revanche, j'aime tellement la mission que je me suis fixée en arrivant dans ce service totalement amorphe et passif. Désormais, je suis fière d'emporter l'adhésion de mon équipe, mais désœuvrée qu'on s'acharne à me mettre autant de bâtons dans les roues. Maintenant, j'ai le moral au plus bas, et comme si ça ne suffisait pas, Louis rentre demain et je crois bien que j'ai mes règles. Merveilleux.

À cette heure-ci, les gars et lui doivent s'apprêter à monter sur scène à Cologne. Je lui pianote quelques mots d'encouragement qu'il lira probablement à l'issue de leur passage.

Moi, 19:24 : « Bon concert mon amour et à très vite pour ton retour dans la nuit... P.S : Tu as pour ordre de ne surtout pas me laisser dormir ;) »

Je le connais. Si je dors à poings fermés quand il arrive, il se contentera de se mettre sous la couette pour me laisser poursuivre ma nuit. Leur avion atterrit sur les coups de trois heures du matin. Je pense qu'il sera là dans l'heure qui suit. Je ne tiens pas à ce que la scène que j'ai vécue aujourd'hui lui vienne aux oreilles. En revanche, j'ai grandement besoin de m'enfouir dans ses bras.

Joy et moi devons dîner ensemble avant de rejoindre les logements respectifs de nos globe-trotters. Stationnée à deux rues de chez nous, je presse le pas pour rentrer au plus vite. Marcher seule dans la pénombre n'est pas forcément mon activité favorite.

Lorsque je passe la porte, j'ai envie de crier en découvrant ce que j'ai sous les yeux. Mais que s'est-il passé ici ? On dirait qu'un ouragan a retourné l'appartement. Joy n'est pas dans mon champ de vision, ce qui accentue mon abattement.

- Joy ? Tu es là ?

J'ai à peine levé la voix que la tornade en question apparaît.

- Ne t'en fais pas, je vais ranger avant que n'aies eu le temps de mémoriser tout ce foutoir ! S'écrie Joy en faisant de grands gestes.

Harry m'avait mise dans la confidence qu'il lui ferait livrer du matériel pour débuter sa nouvelle lubie de devenir une "YouTubeuse influente". J'avais pour mission qu'elle ne quitte pas l'appartement ce matin pour réceptionner les colis contenant un ordinateur dernier cri, une caméra à en faire pâlir de jalousie un cinéaste et des jeux de lumière qui occupent la moitié du salon. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il a vu les choses en grand. Mon plan a visiblement fonctionné. En revanche, la pile de repassage que je lui avais confié en alibi est restée intacte. Je sais déjà de quoi sera fait mon week-end.

J'avance de quelques pas en tentant d'éviter le nombre incalculable de billes en polystyrène qui recouvrent le parquet. Joy semble gênée par ce cadeau inattendu de la part de son petit ami.

- Tu as vu ça... Souffle-t-elle, les mains sur les hanches en secouant la tête. Il est fou.

- Oui, fou de toi.

Elle me sourit, puis dans les secondes qui suivent, son regard rétrograde vers l'inquiétude.

- Je me trompe en disant que tu as encore passé une journée de merde ?

Je hausse les épaules et baisse les yeux.

- Une parmi tant d'autres...

Joy émet une sorte de grognement et débarrasse un coin du canapé des cartons qui le recouvrent.

- Je connais un excellent remède à cela. Me dit-elle en tapotant les coussins pour m'inviter à m'installer.

- Non, je te l'ai déjà dit, je ne quitterai pas mon emploi...

- J'allais juste te proposer de t'installer pour me regarder ranger mon bordel, mais démissionner était mon choix numéro deux.

Elle accentue son sourire narquois, puis se dirige vers le réfrigérateur. Je traîne des pieds et me laisse tomber sur le sofa. Joy me tend une des bières qu'elle vient de décapsuler.

- Allez, balance, Miller !

- Miller ? Je n'ai plus le droit à Tomlinson ?

- Ce n'est pas moi qui ai refusé de signer les papiers... Marmonne-t-elle en regardant en l'air. Alors, qu'est-ce qui te taraude encore ?

Je réfléchis. J'ai bien trop de choses qui me pèsent pour savoir par où commencer, alors je débute par ce qui s'est produit tout à l'heure. Joy m'écoute, comme toujours, d'une oreille très attentive en y allant de ses petits commentaires. Mon histoire l'absorbe tellement qu'elle en oublie qu'elle était censée ranger la pièce. Alors, au bout d'un moment, je finis par me lever et le faire à sa place, tout en continuant à déblatérer ce que j'ai sur le cœur. Remettre la pièce en ordre m'aide en quelque sorte à me défouler et les mots sortent avec fluidité.

- En fait, j'ai l'impression que Djaba ne me sent tout simplement pas capable de continuer à remplir les caisses de son entreprise en créant en même temps une bonne ambiance dans le pôle de création.

- À ce stade-là, ce n'est même pas qu'il ne t'en sent pas capable, c'est qu'il ne veut pas te laisser libre de faire ce que tu souhaites. Renchérit Joy affalée à son tour dans le canapé.

- Oui, tu as sans doute raison.

Je stoppe un instant mon rangement et tente de tout replacer dans son contexte. Le patron ne me laisse aucune marge de manœuvre car il me considère ni plus ni moins comme un simple pion de son entreprise. Rien de plus. Une bulle de fatigue éclate en moi, comme si mes forces m'abandonnaient à mesure que ma fureur se dissipe. J'ai l'impression de passer dans une sorte de phase de résignation. Ma gorge s'obstrue. Je suis sur le point de craquer sous le coup de l'accumulation d'émotions négatives. Je dissimule tant bien que mal les larmes silencieuses qui coulent sur mon visage en continuant ce que j'étais en train de faire. J'aurais préféré m'interdire de pleurer pour ça, mais la pression retombe instantanément et crée en moi une profonde tristesse. Je sais qu'au premier reniflement, Joy risque de me griller, alors, je tente un changement de sujet après avoir réuni tous les cartons à jeter près de l'entrée.

- Tu m'aides à les descendre et tu m'accompagnes à la supérette ?

- Bien sûr. Répond-t-elle en bondissant sur ses pieds. Tu as besoin de mort-aux-rats pour en mettre dans le café de ton boss ?

Je glousse à sa proposition qui n'a rien de si bête.

- Arrête. Non, j'ai besoin de tampons.

- Tu as tes règles ? Me demande-t-elle avec étonnement.

J'enfile mon manteau et ralentis le geste, surprise par sa question.

- Oui...

- C'est étrange, sur mon application, tu ne devrais pas les avoir avant samedi. Ajoute-t-elle en allant vérifier ses dires sur son portable.

- Tu... Tu as une application pour savoir quand j'ai mes règles ?

- Je n'ai plus les miennes avec mon implant hormonal, alors il faut bien que ça serve à quelqu'un !

- Oui, mais pourquoi suivre les miennes ?

- Tu veux que je suive celles de qui à part toi ? Celles de la voisine ?

Je ne cherche pas à en comprendre davantage et lui tiens la porte pour qu'elle sorte, les bras chargés de déchets d'emballage.

_____

Le voir prendre du plaisir est un spectacle vraiment fascinant. Ou bien est-ce tout simplement lui qui est fascinant. J'adore l'observer perdre le contrôle grâce à moi.

Louis n'a pas eu besoin de me réveiller. Sortie de mon sommeil bien avant son retour, je l'attendais de pied ferme. Je n'avais pas forcément en tête que la situation dérape, mais ses baisers et ses caresses m'ont rendue folle d'excitation. Une excitation que j'ai décuplée et mise au service de sa propre jouissance.

Je lui accorde le temps nécessaire pour qu'il profite de cet état second dans lequel il est. Hors d'haleine, ses yeux redescendent sur moi tandis que je m'essuie la bouche. Ses mains attrapent mes bras et Louis m'attire vers lui.

- Quel accueil. Je devrais partir plus souvent.

Il sourit, puis picore mes lèvres avant de me serrer contre son torse brûlant.

- Je t'aime tellement. Ajoute-t-il en maîtrisant sa voix, comme s'il craignait que ce ne soit pas de circonstance.

Il peut me répéter cette phrase à longueur de journée, elle me fera toujours le même effet. Je le sors de son embarras.

- Je ne sais pas si tu diras toujours cela dans quelques heures...

Il se met à rire.

- Pourquoi ?

Je ne réponds rien pour le laisser deviner.

- Ne me dis pas que tu nous as préparé une journée chargée de visites ?

- Dans le mille !

- Pas de répit ?

- Non. Aucun. J'ai tout calé à la minute près.

Il regarde brièvement l'heure sur sa table de chevet et en conclut que s'il veut dormir, il faut qu'il s'y mette dès maintenant.

Nous sommes tous les deux tombés de sommeil en peu de temps, si bien que lorsque mon réveil a retenti, nous avions l'impression d'avoir suffisamment dormi.

Louis est absolument adorable ce matin. Aux petits soins, je le soupçonne de commencer à me connaître. Il sait que je suis souvent à fleur de peau pendant mes règles et qu'un rien est susceptible de me contrarier. Surtout lorsque j'ai établi un planning comme celui qui nous attend. J'ai imprimé toutes les annonces et dressé un emploi du temps pour les visites afin d'éviter de traverser la ville dans tous les sens. Tout le temps que nous pourrons gagner sera autant de minutes de plus à passer ensemble. Son enthousiasme me prouve que j'ai bien fait de me donner autant de mal pour que cette unique journée de pause dans son planning soit correctement rentabilisée.

Après avoir fait quelques visites seule -dont aucune n'a vraiment retenu mon attention- je mise beaucoup sur cette journée et en même temps, je redoute un peu d'être confrontée à la réalité de notre future acquisition. Devenir propriétaires nous engage un peu plus l'un envers l'autre. Il y aura nos deux noms sur l'offre d'achat. Nos deux noms sur la boîte aux lettres. Miller/Tomlinson. Psychologiquement, je suis étourdie rien que d'y penser. Je ne reproche pas à Louis de m'avoir brusquée dans ma décision, mais je ne m'attendais pas à me projeter si tôt dans une telle responsabilité. J'oscille entre hâte et appréhension et j'ai surtout le sentiment de serrer davantage la corde que j'ai autour du cou avec mon seul garant de vie stable et indépendante. Le salaire que je touche actuellement pèse clairement dans la balance lorsque j'envisage de démarcher d'autres boîtes. Si les choses continuent à mal tourner au travail, je n'aurais d'ailleurs que cet unique argument pour me forcer à rester.

Les deux premières visites n'étaient pas dans nos attentes, mais ce qui est positif, c'est que nous avons pu tous les deux nous rendre compte que nous avions des goûts très similaires en la matière. Je suis agréablement surprise de lui découvrir un sens très pointu en matière de décoration et d'architecture.

Après une pause déjeuner, nous rejoignons l'agent immobilier chargé de nous faire visiter un bien au nord de la ville, à deux pas du quartier où vit Harry. Je n'avais pas forcément dans l'idée de nous rapprocher de chez lui, mais l'annonce m'a tapé dans l'œil. C'est d'ailleurs la première maison que je m'autorise à visiter depuis le début de mes recherches.

Le quartier semble réservé à une certaine classe de personnes, si j'en juge à la taille des maisons que nous croisons sur notre route. Je crains particulièrement de perdre un peu le sens des réalités en m'éloignant du centre-ville pour rejoindre un quartier huppé, ce qui fait que j'essaie de ne pas me laisser berner par ce que j'ai autour de moi. N'importe qui serait tenté par ce genre de vie après tout. Mais peut-être faut-il que j'apprenne à voir les choses comme Louis, en prenant en compte qu'il est loin d'avoir une vie qui lui permette de souffler. Un quartier comme celui-ci serait l'idéal.

La bâtisse devant laquelle nous arrivons est absolument charmante. Reculée de la rue, il faut d'abord traverser un joli jardin arboré et parfaitement entretenu pour arriver jusqu'à l'entrée. D'un blanc immaculé, elle respire la propreté et me donne vraiment envie de découvrir ce qu'elle cache. Louis attrape ma main pour que je gravisse les quelques marches du patio.

- La maison a été construite en 1922. Nous explique l'agent immobilier. Comme vous pouvez le voir, les anciens propriétaires ont souhaité conserver ce qui faisait le charme de l'ancien, tout en la mettant au goût du jour.

Dès l'entrée, j'en ai déjà plein les yeux. Le sol est recouvert d'un sublime carrelage rétro noir et blanc -et certainement d'époque- en excellent état. Les grandes fenêtres laissent passer une agréable lumière qui se diffuse jusqu'à la pièce principale sur la droite. Le salon a été agrémenté de jolies verrières en séparation avec la sublime cuisine, ce qui accentue encore plus le charme de l'ancien. Nos pas résonnent dans les pièces vides. J'écoute l'agent immobilier d'une oreille distraite, déjà plus occupée à me projeter dans l'espace en imaginant l'idéal d'agencement des meubles.

Louis et moi faisons plusieurs fois le tour, en silence, aussi souriant l'un que l'autre. J'ai comme le sentiment que nous venons de trouver ce qui nous correspond.

- Alors, qu'en dîtes-vous ? Nous demande l'agent au terme de la visite de l'étage.

Je regarde Louis et réponds.

- Et bien, ça demande réflexion...

Mon chéri me coupe instantanément.

- Ça demande réflexion ? Répète-t-il en secouant la tête. Ava, il est clair qu'elle nous plaît à tous les deux. C'est ce genre de maisons qu'il nous faut.

Il se tourne de nouveau vers l'homme en costume.

- On la prend. Lui dit-il d'un ton ferme.

Quoi ? Comme ça ? Si vite ? J'en ai la tête qui tourne.

- Tu en es sûr ?

- Certain.

Son sourire n'émet aucun doute sur sa décision précipitée. L'agent s'empare de son téléphone.

- Bien, je fais le nécessaire et j'appelle le propriétaire pour qu'il me confirme le prix.

Louis me prend une nouvelle fois la main le temps de laisser l'homme passer son coup de fil. Nous rejoignons le rez-de-chaussée et sortons dans le jardin qui donne sur l'arrière de la propriété. La façade est couverte de lierre -comme la maison de mon enfance à Alston- et se fond davantage dans ce décor de verdure.

Louis admire lui aussi les environs et s'allume une cigarette.

- Ce n'est pas un peu trop rapide ?

- Arrête de douter, trésor. Ce genre de maisons est susceptible de partir très vite et je ne pense pas qu'on en retrouvera une du genre de si tôt.

Je crains de le vexer si j'ajoute que rien ne presse, que nous avons tout notre temps. Alors je me contente d'acquiescer et reparcours du regard la charmante villa. Il a raison. Il nous la faut. J'ai le vertige rien qu'en pensant que nous allons sûrement posséder une telle demeure. Ma vie a vraiment pris un tournant presque irréel.

L'agent refait enfin son apparition, mais visiblement, il n'a pas une bonne nouvelle à nous annoncer.

- Je suis vraiment navré. Nous dit-il en progressant vers nous. Elle a été vendue il y a moins d'une heure. Les visiteurs qui vous précédaient viennent de faire une proposition qui a été acceptée par le propriétaire.

- Quoi ? S'énerve Louis en laissant tomber son mégot sur le sol carrelé de la terrasse. Comment ça ?

- Elle n'est plus sur le marché. Ce genre de biens ne court pas les rues.

- D'accord, mais comment se fait-il que vous nous l'ayez fait visiter si elle est vendue ?

- Je n'avais pas eu l'information.

- Et bien vous auriez dû ! Ce n'est pas normal !

Je pose une main dans son dos pour tenter de calmer ses nerfs.

- À combien l'ont-ils eue ?

- Excusez-moi ?

- J'en propose plus.

- Monsieur, ce n'est pas comme cela que ça fonctionne. La proposition est signée. Il est impossible de revenir dessus.

- Appelez l'ancien propriétaire et demandez-lui. Je mettrai le prix.

- La maison ne lui appartient plus...

Je le sens bouillir. Ses poings se serrent. Il met visiblement l'homme dans une impasse dont il ne sait plus se sortir.

- Louis, laisse tomber. On trouvera autre chose.

Face à ma voix, il finit par s'adoucir. Je sens les muscles de son dos s'abaisser progressivement.

- La visite du prochain bien vous fera sûrement changer d'avis... Tente l'agent immobilier.

C'est absolument impossible étant donné les différences notables avec l'appartement à venir. Louis ne répond rien et réclame un petit aparté avec moi. L'homme s'éloigne.

- Tu veux continuer les visites ?

- Honnêtement... Je crois que non.

En temps normal, je crois que j'aurais tenté de lui décrocher un sourire en lui témoignant ma positivité à toute épreuve, mais là, j'ai vraiment le moral en berne. Cela nous servira de leçon. Nous nous sommes certainement projetés trop vite.

- Ça va être difficile de redescendre... Souffle-t-il lorsque nous quittons l'allée.

Pour ma part, je n'ai pas le courage de jeter un dernier coup d'œil à la jolie opportunité qui nous vient de nous passer sous le nez, au risque de pleurer une fois encore. Mais je connais ma détermination. Je ne lâcherai rien. Dans les jours qui viennent, je vais éplucher toutes les annonces de la ville et tenter d'oublier cette maison de rêve. Venir vivre ici ne devait tout simplement pas faire partie du plan de route que le destin nous a choisi.

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