Chapitre 13

♫ « The Pretender » - Foo Fighters ♫


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Harry
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L'humeur des gens est visiblement au diapason du temps de chien qui sévit sur Londres depuis le lever du jour. La mienne en premier. De grands rideaux gris dégringolent du ciel et se brisent au sol. Habituellement, le bruit omniprésent des trombes d'eau a le don de m'apaiser, mais à l'instant présent, c'est tout le contraire.

Je ne peux pas dire que les quinze derniers jours aient été des plus simples. La météo déprimante n'aide pas à faire l'impasse sur notre morosité et la sommation d'Andrew tourne en boucle dans nos esprits, paralyse nos nuits et fait l'objet de vives discussions entre Joy et moi. Nous ne sommes pas en froid, loin de là. Seulement, mon choix ne trouve toujours pas entière validation auprès d'elle. Au fil des jours, nos échanges à ce sujet se sont pourtant nettement apaisés, mais nos visions s'opposent indéniablement.

Passer du temps en studio avec les gars me permet de concentrer mes pensées sur autre chose et me fait le plus grand bien. Joy a quant à elle repris ses activités citadines et retrouve peu à peu les connaissances qu'elle n'a pas vues depuis longtemps, mais le mauvais temps la rend aussi très casanière. J'essaie de ne pas m'alarmer de la voir passer des journées entières à ne rien faire en me disant qu'il lui faudra encore un peu de temps avant de reprendre le travail, mais c'est plus fort que moi, je veux qu'elle se sente bien. Après trois mois passés ensemble sans interruption, il est assez difficile de recommencer à vivre normalement, sans être constamment à la recherche des désirs de l'autre. Je reste attentif sans pour autant me laisser envahir par cette envie permanente de la voir heureuse. Elle a aussi besoin d'air et pas de quelqu'un qui l'étouffe en voulant la surprotéger. C'est pourtant exactement ce que je m'apprête à faire dans les minutes à venir.

La transaction auprès de ma banque s'est effectuée hier, dans la plus grande normalité. Il m'a suffi de prétexter une prochaine acquisition d'œuvres d'Art pour lesquelles l'artiste souhaite être réglé en liquide et on m'a déroulé le tapis rouge. Ce n'était pas la première fois que j'effectuais une telle demande, alors rien ne leur a paru anormal. C'est presque déconcertant la facilité avec laquelle les banquiers se plient à vos exigences, d'autant plus lorsque vous quittez leur établissement avec un sac rempli à ras bord d'une centaine de liasses de billets de cinquante livres, sur lequel ils ont retiré une belle commission.

Je gare mon véhicule sur le trottoir opposé de ma destination. Durant les vingt minutes de trajet, Joy n'a pas dit un seul mot. Elle est restée totalement figée, les yeux rivés sur la route, sans pour autant y prêter attention. Je ne tenais pas à ce qu'elle m'accompagne. J'avais été clair là-dessus lorsque nous en avions discuté ces derniers jours. Son silence m'avait laissé perplexe. C'est donc naturellement qu'elle m'a suivi en dehors de ma maison ce matin. Elle ne m'a tout simplement pas laissé le choix en s'installant dans la voiture alors que je m'apprêtais à quitter Hampstead avec le fameux sac de sport sur la plage arrière de mon 4x4.

Ce n'est que lorsque je coupe le contact que son regard dévie en direction du bar à la devanture rouge. Joy décroche sa ceinture.

- Non.

Ma voix a scindé le silence qui régnait jusqu'ici dans l'habitacle. Ses yeux s'ancrent aux miens.

- Tu restes ici.

Sa bouche s'entrouvre un instant, comme si elle voulait répliquer, mais elle ne proteste pas et s'enfonce dans son siège, tandis que j'attrape le lourd bagage derrière nous.

- Ne bouge pas, tu m'entends ?

Un long soupir lui échappe et elle hoche tout de même la tête pour acquiescer.

- Ça ne devrait pas être long.

Joy tente de se défaire de son tourment en esquissant un léger sourire, mais son regard blêmit aussitôt lorsque j'actionne la poignée de ma portière. Sa main se pose sur ma cuisse et exerce une légère pression comme si elle essayait de me retenir. À moins que ce ne soit pour me donner du courage à sa manière. Je vais le prendre comme ça d'ailleurs. Jusqu'au dernier moment, elle espérait que je change d'avis concernant ce deal insensé, mais je ne me risquerais pas à gâcher tous nos efforts.

Je remonte ma capuche et sors dans la rue quasi déserte du district de Camden. Le caniveau déborde et je n'ai pas trouvé mieux que d'y plonger entièrement les pieds. Je peste intérieurement de ne pas y avoir prêté attention. Le déluge s'intensifie, battant en diagonal. De fortes rafales de vent viennent chahuter la pluie qui me fouette le visage et accentue ma nervosité. Tout m'irrite. Je suis à bout de nerfs. Je détourne le regard vers Joy avant de franchir la route. Elle est impassible et m'observe fixement. J'entame ma traversée et n'aperçois que trop tard le feu aveuglant d'un deux roues. Le motard qui vient de débouler d'une ruelle me frôle de quelques centimètres. Étourdi, un juron m'échappe alors que je ne peux m'en prendre qu'à moi-même pour ce manque d'attention. Ce n'est pas la première fois que je constate que le bruit sourd de ce genre de moteurs ne m'alerte plus, alors que le contraire serait plus logique. Après ce qu'il m'est arrivé l'année dernière, je ne devrais pas les occulter de cette façon. Je cligne des yeux plusieurs fois pour chasser ma confusion et rejoins le trottoir.

Ma main glisse sur la poignée en étain gelée par le froid. Une peur étrange m'enveloppe. Mon estomac se noue. Je tire la lourde porte vers moi. Le reflet de ma voiture dans la vitre en mouvement m'indique que Joy y est toujours calfeutrée. J'espère vraiment que pour une fois, elle m'écoutera. J'ai l'impression d'avoir été propulsé contre mon gré dans un mauvais thriller où je tiendrais le rôle-titre. Seulement au cinéma, je ne pense pas que l'acteur qui jouerait mon rôle ressentirait les mêmes émotions qui me transpercent lorsque je réalise qu'en pénétrant dans ce bar, je vais réellement acheter notre tranquillité.

Pour m'être déjà rendu ici, j'ai l'impression que rien n'a changé. Les piliers de bar du Dublin Castle affichent tous des mines de tueurs en série et me dévisagent comme si je m'étais perdu. J'identifie rapidement Rick, le gérant du bar, à qui j'ai eu affaire il y a deux jours et ne perds pas de temps pour me diriger vers lui. Je crois que j'espérais secrètement qu'Andrew ait les couilles de se déplacer pour me prendre mon argent en personne, mais sur la dizaine d'habitués présents, aucun ne correspond au souvenir que j'ai de lui.

D'un signe de tête, le patron m'invite à prendre place au comptoir face à lui, mais je n'ai aucune envie de tergiverser ou qu'il me serve un verre pour arroser cet échec. Voyant que je campe sur mes positions, il finit par contourner le bar pour nous éloigner un peu de ses clients. J'ai comme l'impression qu'il est aussi nerveux que moi, seulement, il le cache beaucoup moins bien.

J'avance de quelques pas en sa direction. Son regard descend rapidement sur le sac que je tiens fermement dans ma main droite.

- Pose-le sous la table. M'ordonne-t-il d'un léger coup de tête vers le meuble en question.

Il s'assure immédiatement que personne n'a perçu sa demande, mais la musique a couvert sa voix à tel point qu'il m'a fallu lire sur ses lèvres pour le comprendre. Comment ce fait-il qu'il soit si confus ? Il ne cesse d'essuyer ses mains moites dans un vieux torchon sale qu'il balade sur son épaule. Je suis persuadé qu'Andrew est dans les parages. Il n'est pas stupide au point de laisser un million de livres sterling aux mains d'un autre type que lui. Je profite de cette infime supériorité sur mon interlocuteur pour exiger à voir celui qui l'a chargé de cette mission.

- Où est-il ?

- Qui ?

Rick m'observe, placide, derrière ses lunettes qui lui donnent un look de geek.

- Je sais qu'il est ici. Dites-lui que je veux le voir.

Son silence m'étouffe. Je garde un air assuré, mais au fond, j'ai juste envie de décamper d'ici au plus vite et j'ignore si ma technique d'intimidation va payer. J'enchaîne en conservant un air impénétrable.

- Je ne quitterai pas cet endroit sans l'avoir vu.

Aucune chance que j'abandonne ce sac sans être certain qu'Andrew tiendra sa parole.

- Bien. Capitule-t-il rapidement.

J'en étais sûr. Cet enfoiré se planque quelque part dans ce fichu bar. Rick balance sa serviette derrière le comptoir et je le suis en direction de la réserve. J'avance dans le noir comme si mon corps était vide. Comme l'ombre de moi-même. Ce qui me frappe en premier hormis le désordre ambulant, c'est la température glaciale qui règne dans la pièce exiguë. Une fenêtre brisée laisse passer le froid sans que rien ne soit fait pour la boucher. Je traîne des pieds et ne cesse de me retourner par peur de tomber dans un piège dans lequel je m'engouffre tête baissée.

Rick ouvre une ultime porte donnant accès à une arrière-cour abritée. Une odeur chargée en nicotine s'engouffre sur nous et une voix nasillarde se fait rapidement entendre. Ses mots me percutent avant même que je n'aperçoive sa silhouette.

- Ça y est, tu l'as ?

J'arrive à son niveau et la réponse qu'il attendait lui saute aux yeux. Le nuage de fumée qui l'entoure s'évapore peu à peu. Tout ce que je distingue à cette distance, ce sont ses yeux perfides qui luisent dans la pénombre. Mon sang se glace. Adossé au mur décrépi, Andrew semble surpris de la tournure de l'échange initialement prévu. Il se redresse légèrement, basculant dans une faible lumière qui me permet de voir son visage. Aussi pâle que la dernière fois que j'ai eu affaire à lui, des cernes marquent le haut de ses joues creuses. Une vilaine cicatrice recouvre son menton. Je suis presque sûr qu'elle lui vient de moi. Il donne un signe de tête à Rick dans mon dos, comme pour lui indiquer de nous laisser seuls. La porte se referme lourdement dans les secondes qui suivent, mais je n'ose pas me retourner maintenant que cette ordure est face à moi.

La pluie crée un vacarme assourdissant sur les taules opaques au-dessus de nos têtes. Pendant un long moment, aucun de nous ne parle. Andrew jette sa clope sur une pile de mégots écrasés. Son zippo dans la main, il active la flamme et l'éteint presque aussitôt dans un geste répété et mécanique.

- Tu en auras mis du temps à te décider. Crache-t-il finalement. Encore quelques heures et c'était foutu. La décision était si difficile à prendre ?

Il fait référence à la date butoir qu'il m'avait donnée dans la lettre.

- Ma décision était claire à la première lecture.

Andrew fait les cent pas devant moi. Je n'ai pas de temps à perdre, alors j'entre dans le vif du sujet.

- Qu'est-ce qui va me prouver que tu tiendras ta parole une fois que j'aurais laissé ce sac derrière moi ?

Il interrompt ses pas et regarde un instant le sol avant de pivoter lentement vers moi.

- Absolument rien. Répond-t-il tout sourire. Mais, es-tu prêt à prendre ce risque ?

Mes poings se serrent d'eux-mêmes et Andrew le constate. Il fait claquer plusieurs fois sa langue au palais pour me dissuader d'en venir aux mains.

- Je ne pense pas que ce soit la meilleure idée...

Je fulmine. Je me vois propulser mes jambes en avant, le faisant basculer en arrière pour l'écraser au sol. Lui faire ravaler son sourire satisfait me démange les tripes.

- Tu ne sais pas ce que c'est que la vraie vie. Ajoute-il pour tenter de m'accabler. Ta tour d'ivoire te préserve de toute cette merde que les gens comme moi vivent chaque jour.

Cette pensée me percute. M'assomme.

- J'ai de l'argent, certes, mais ne viens pas me parler de mon manque de condescendance pour les autres.

- Bordel, tu vas me faire chialer.

Il joue aux durs, mais garde tout de même ses distances, preuve qu'il n'est pas totalement sûr que je me maîtrise.

- Tu as laissé crever ta petite amie, seule, au bord d'un fleuve.

Andrew inspire bruyamment pour encaisser mon accusation concernant Bianca. J'ai l'impression qu'il ne s'attendait pas à ce que l'on parle d'elle et que ça le blesse. Alors, j'enchaîne.

- Pour quel genre de héros te prends-tu au juste ? Il n'y a rien de brave là-dedans.

Il m'accorde des applaudissements dédaigneux en se mordant la lèvre.

- Tu ferais un excellent psy. Le mien est à chier, mais toi, tu mets le doigt là où ça fait mal. Tu aurais de l'avenir dans ce métier...

Il ironise la situation. Je crispe la mâchoire, comme pour encaisser une droite.

- Je ne suis pas venu ici pour faire la conversation.

Je joins le geste à la parole en balançant le sac à ses pieds. Immédiatement, Andrew l'ouvre et y plonge la main tout en maintenant son regard sur moi. Ses yeux s'arrondissent devant son butin minablement acquis. Je m'apprête à rebrousser chemin, mais décide de conclure cet échange par une dernière réplique.

- On va tâcher de t'oublier, alors désormais, tu disparais.

Je reste sur cette dernière vision de lui, accroupi et satisfait de sa victoire, puis rejoins l'autre partie du bar. Furieux, je pousse violemment la porte battante de la réserve et trace ma route jusqu'à la dernière issue. Tous les regards sont braqués sur moi, mais ce qui m'importe à l'instant, c'est de déguerpir d'ici.

La pluie me percute de nouveau. Je passe la main dans mes cheveux dégoulinants de flotte qui me barrent le visage et scrute mon véhicule pour y apercevoir Joy. Le déluge rend ma vision trop imprécise pour en avoir le cœur net. Totalement trempé, je ne rentre même pas le cou dans ma veste. Je me fous de ça désormais. Mes pas foulent le béton ruisselant. J'ai l'impression que je recouvre ma respiration au fur et à mesure. Bon sang, mais qu'est-ce que je viens de faire ? Jamais je n'aurais cru en être capable, ni que l'amour me mènerait à exécuter une telle chose un jour.

Encore sonné, je reprends place sur mon siège et constate que ma chérie n'a aucunement filé. Le contraste de la température avec l'extérieur a embué toutes les vitres. Tétanisée, Joy tremble de partout et ses yeux sont inondés de larmes. Mon cœur manque de lâcher. Ses mains sont fermement agrippées à son téléphone dont l'écran affiche le numéro de la Police qu'elle s'apprêtait sans doute à utiliser si nécessaire. Comme enfermée dans sa torpeur, elle ne réagit pas à ma présence. Je suis contraint de la toucher pour qu'elle remonte à la surface. Ses iris bleus se mettent alors en mouvement et une inspiration ample la ramène à la réalité.

- Tout va bien. C'est fini.

Joy s'effondre dans mes bras et pleure de plus belle. Elle réalise tout l'enjeu de ce qui vient de se dérouler pour elle.

- Tu m'avais dit que ça ne durerait pas longtemps. Dit-elle faiblement dans mon cou.

Je jette un rapide coup d'œil au tableau de bord. Je suis parti à peine dix minutes. Mes bras l'encerclent avec fermeté. J'embrasse sa joue et des larmes salées tombent sur mes lèvres. J'appose mon front au sien qui est brûlant et capte son regard.

- On va enfin pouvoir commencer à vivre normalement.

- Normalement ? Répète-t-elle en se détachant de moi.

Un sanglot obstrue sa voix.

- Est-ce que tu te rends compte de tous les problèmes que je t'ai apportés depuis que l'on se fréquente ? Ajoute-t-elle en s'accablant elle-même.

Nous avons parfaitement conscience de la dureté des événements passés sans avoir besoin d'accuser quelqu'un.

- On s'en fiche.

Je ne prétends pas faire abstraction de tout en disant cela, mais admettre qu'elle a raison n'aidera en rien à avancer. Il faut apprendre à vivre avec le poids de nos erreurs en se disant que le meilleur est forcément à venir. En énumérant tous ces événements, je n'imagine pas comment on pourrait faire pire. Je sais qu'elle comprendra un jour pourquoi je fais tout ça pour elle, pourquoi j'ai pris une telle décision. Notre relation n'est pas uniquement basée sur l'attirance réciproque que nous avons l'un pour l'autre. Et si elle faisait l'objet d'un livre, chaque chapitre serait nécessaire. Alors nous allons continuer à tourner les pages, faire en sorte de ne rien négliger, car chaque passage de notre histoire nourrit notre avenir commun. Tôt ou tard, tout prendra sens pour Joy. Un pas après l'autre. Un jour à la fois. 

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