Chapitre 10

♫ « Wish You Were Here » - Pink Floyd ♫


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Harry
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Samedi 1er février 2020

Jour 78

Il y a un an, je fêtais mes vingt-cinq ans en grande pompe à Los Angeles. Je me rappelle que je n'avais pu refuser personne et la liste des invités avait fini par créer une angoisse phénoménale au gérant du nightclub. Étrangement, c'est le genre de moment où vous avez le sentiment que tout le monde vous adore. Vous vous sentez au centre du monde et ça booste votre ego jusqu'à ne plus savoir où se trouve la limite de la modestie. J'avais conscience pourtant que la plupart n'étaient pas là pour moi, mais pour mon nom. Quand j'y repense, je crois que plus jamais je ne pourrais m'épanouir dans ce genre d'ambiance remplie d'hypocrisie.

Car un élément de taille est à prendre en considération désormais. Toi. Il y a un an, je ne te connaissais pas. Je n'étais alors qu'un trou du cul avide de ne pas perdre cette gloire accumulée avec le temps, égaré dans un quotidien excessif et hors du réel. Durant les quelques mois d'errance artistique que j'ai vécu dans la ville des anges à cette période-là, je n'avais clairement aucun compte à rendre à quiconque et ne pensais qu'à ma propre personne. Si je n'avais pas fini par me dégoûter moi-même de ce comportement qui ne me ressemblait pas, je ne t'aurais peut-être jamais connue et aurais continué à vivre en parfait idiot.

Aujourd'hui, je partage ce nouveau passage avec la personne la plus terre-à-terre qu'il soit. Tu pourrais pester une nouvelle fois en lisant cela, mais je t'assure que c'est vrai. Comme tu as si bien su le préciser, nous avons le même âge pendant les quarante-huit prochaines heures. J'ai trouvé ça adorable que tu le soulignes. Mais tu as aussi ajouté dans la foulée que je suis maintenant plus proche de la trentaine que de mes vingt ans. Ça ne fait rien. Je vous aime quand même, toi et ton romantisme non assumé.

*

Notre ville d'accroche ces derniers jours porte le doux nom scandinave de Fiskå. Inutile de me demander de la localiser sur une carte, je serais incapable de la trouver. Tout ce que je sais, c'est qu'il s'agit d'une minuscule localité reculée au Nord-ouest de la Norvège, où les habitants mènent une vie paisible en communion avec la nature. Les terres froides de l'Islande que nous venons de quitter n'avaient visiblement pas suffi à Joy qui désirait clôturer notre périple sur une note fraîche et hivernale.

Rentrer au bercail après autant de temps ne m'aura jamais semblé si compliqué. Sans avoir eu de franche conversation à ce sujet, nous savons elle et moi que le retour est imminent. D'ailleurs, plus nous en prenons conscience, plus nos destinations se rapprochent de l'Angleterre. Mais mettre un terme à ces trois mois d'aparté semble ne pas avoir le même impact sur nous deux. Joy commence à éprouver le besoin de reprendre le cours de sa vie à Londres, alors que moi, je voudrais avoir l'opportunité de lui faire découvrir tant de choses encore.

Craindre qu'elle ne s'enlise de nouveau n'est pas l'unique ombre au tableau qui me fait redouter autant notre retour. Ce que j'appréhende, c'est la manière dont je vais devoir procéder pour qu'Andrew lâche l'affaire sans que Joy n'ait le moindre doute sur ce qu'il se trame en coulisses. Une chose est sûre, je vais lui filer le fric qu'il réclame et espérer qu'il tiendra sa parole concernant cette vidéo. Le bonheur de Joy vaut bien plus que cette série à sept chiffres qui dort sur mon compte en banque. Louis ne cesse de me répéter que je prends la mauvaise décision en choisissant de me plier à ses exigences. Mais après avoir retourné la question dans tous les sens depuis un mois, je n'ai clairement pas d'autre solution. Ma part de responsabilité n'est plus à prouver dans cette affaire où Andrew pourrait parfaitement ressortir notre altercation sur le tapis.

Depuis la découverte de cette lettre, je suis clairement entre deux eaux. Je repousse au maximum l'échéance dans le but de me focaliser sur Joy et non sur les conséquences de son alliance malsaine avec Bianca. Je suis pourtant sans cesse rattrapé par cette réalité qui me propulse au cœur d'un scénario digne d'un thriller. J'espère simplement que nos derniers instants sauront faire en sorte que cette force que Joy a désormais accumulée en elle ne faiblisse pas et conforte ma position. J'ai pourtant l'impression que plus rien ne peut nous arrêter, car tout ce que nous avons traversé jusqu'ici était prédit comme insurmontable.

Quoi de mieux pour conforter son sentiment de liberté que de rouler vers l'inconnu avec la personne que vous aimez le plus ? Au volant de notre voiture de location, j'arpente les terres nordiques à la recherche d'un endroit bien précis. Au terme de deux heures de route à rouler prudemment à cause de la neige qui tombe en légers flocons, nous passons enfin le panneau de Gjøvik. Nous avons déjà traversé cette ville à notre arrivée et une boutique avait piqué ma curiosité. Nous nous en approchons tranquillement et je n'ai rien dit à Joy concernant mes plans, mais il se trouve que j'y suis attendu.

Je gare le véhicule à une dizaine de mètres. Joy renfile son épais manteau avant de sortir et cherche immédiatement à savoir ce que nous faisons ici.

- Si tu m'envoies encore visiter une galerie, Styles...

J'ai eu le malheur de la traîner une seule et unique fois dans un musée d'Art contemporain à Tokyo et depuis, elle redoute que cette idée me retraverse l'esprit.

- On avait dit pas de question.

- Oui, c'est bien pour ça que je ne t'en ai pas posé.

D'un air bougon, Joy me suit en mettant précautionneusement un pied devant l'autre sur le bitume glissant. À quelques pas de notre destination, j'aperçois son regard migrer sur la mystérieuse devanture, sans pour autant se douter que je suis sur le point de nous y arrêter. À hauteur de la porte, je la retiens de poursuivre sa route plus loin et l'attrape par la main.

- Qu'est-ce que tu fais ? Me demande-t-elle en se rapprochant lentement.

Ses yeux se lèvent une nouvelle fois sur l'écriteau.

- Je m'offre un petit cadeau pour mes vingt-six ans.

- Ah ouais ? T'es comme ça toi ? Sur un simple coup de tête ?

J'entrouvre la porte pour la laisser passer et elle trouve le moyen de ronchonner de nouveau.

- Tu ne sais même pas si le type qui tient ça est doué. Chuchote-t-elle en m'emboîtant tout de même le pas.

Je referme la porte après notre passage, ce qui actionne un léger carillon pour signaler notre présence. La petite boutique semble vide. Seule une lointaine musique se fait entendre depuis la pièce du fond. Joy scrute chaque détail qui s'offre à ses yeux, comme si elle n'avait jamais mis les pieds dans ce genre d'endroit.

- Tu n'es vraiment pas craintif... Conclut-elle après une brève analyse.

- Je me suis renseigné avant de venir, figure-toi.

Je me penche vers elle.

- Et sache que ce n'est pas un type qui tient ça...

Les mots à peine sortis de ma bouche, la gérante en question apparaît depuis l'autre pièce. Avec un accent bien marqué, elle s'adresse à nous dans notre langue maternelle.

- Bonjour, mettez-vous à l'aise. J'arrive dans moins de cinq minutes.

Elle disparaît aussitôt. Joy lève les yeux vers moi.

- Tu as déjà pris rendez-vous ou je rêve ?

- Oui, hier soir.

Je prends une nouvelle fois sa main dans la mienne pour qu'elle me suive jusqu'au canapé réservé aux clients. Joy ne perd pas de temps pour faire preuve de sarcasme.

- Si confier ton corps à une parfaite inconnue ne te fait pas peur... Sans parler de l'infidélité considérable que tu fais à ce cher Kevin...

Je secoue la tête en souriant.

- Tu es tuante.

Elle ne tient pas compte de ma remarque et s'empare d'un immense classeur posé sur la table basse face à nous.

- Ça ne te donne pas envie de te lancer ?

Elle m'a déjà confié vouloir sauter le pas un jour. Elle ne répond rien, mais je la sens soudainement curieuse de voir si ma proposition est sérieuse.

- On pourrait le faire tous les deux ?

- Tu veux dire le même machin identique comme preuve d'amour ? Ce n'est clairement pas dans mes plans, Styles !

Je reste silencieux et hausse les épaules comme si cette idée venait de me traverser l'esprit. En réalité, j'espère secrètement qu'elle aura le courage de se lancer avec moi. Je vois qu'elle rumine tout en tournant les pages du portfolio, puis au bout de quelques secondes, elle ouvre une nouvelle fois la bouche.

- En revanche, si tu me laisses choisir le motif et l'endroit... ça peut se négocier.

Je n'ai pas le temps de savourer intérieurement cette victoire que la jeune femme aux longs cheveux bleus réapparaît.

- Excusez-moi pour l'attente.

Nous nous levons et elle nous tend une poignée de main à chacun.

- Christina, enchantée.

- Harry. Merci d'avoir accepté de nous recevoir aujourd'hui.

Ma chérie se tourne rapidement vers elle suite à ma réplique.

- Ne me dites pas qu'en plus il vous fait travailler un jour de repos ! S'exclame Joy.

- Ce n'est rien. Lui dit-elle en toute simplicité. J'ai bien compris l'importance du jour et le fait que vous n'étiez que de passage par chez nous.

Elle s'installe dans un siège en rotin de l'autre côté de la table basse, avec une feuille libre sur les genoux.

- Alors, c'est uniquement pour vous ou est-ce que la demoiselle a changé d'avis ? M'interroge-t-elle en nous invitant à nous rasseoir.

Je ne laisse pas à Joy le temps de réfuter quoi que ce soit et la tire vers le bas pour qu'elle se pose.

- Elle est partante.

Je retire ma veste pour me mettre plus à l'aise et paraître détaché de la situation.

- Tu n'es qu'un goujat. Me glisse Joy derrière un sourire qui la trahit.

- Prenez le temps d'y réfléchir. Ajoute notre interlocutrice. Un tatouage vous suit toute votre vie.

- Inutile de lui faire la morale à ce sujet. Lui dit ma blonde, dont l'attention se penche sur mon bras gauche entièrement recouvert. Il n'y a pas plus impulsif que lui en la matière.

- C'était surtout pour vous que je disais ça. Ajoute alors la tatoueuse.

Joy marque une pause, puis lui répond sans une once de doute dans la voix.

- J'en ai envie depuis très longtemps et je crois que c'est le moment rêvé pour passer du côté obscur.

- Parfait, c'est ce que je voulais entendre. Rétorque alors Christina. Une idée de thématique en particulier ?

Ma chérie me regarde. Je hausse les épaules pour lui indiquer que je lui laisse carte blanche, même si je redoute un peu ce qui est susceptible de lui passer par la tête.

- Quelque chose qui évoque le voyage. Répond-t-elle spontanément. C'est plutôt de circonstance.

Son regard me sonde visiblement en quête de mon approbation. Je suis ravi qu'elle ait choisi cette symbolique, car si j'avais dû donner mon avis, j'aurais probablement souhaité quelque chose en rapport avec les trois mois qui viennent de s'écouler. Christina réfléchit quelques secondes.

- Une carte ? Lui demande-t-elle.

- Oui, pourquoi pas, mais quelque chose de très simple, sans couleur.

La tatoueuse s'empare d'un de ses books et commence à faire défiler les pages.

- Une mappemonde, juste en contour ? Propose-t-elle en nous mettant sous le nez des croquis pouvant correspondre.

- Oui, c'est ça ! S'exclame Joy, comme si la jeune femme avait lu dans ses pensées. Celle-ci est superbe. Même au niveau de la taille, c'est juste ce que j'imaginais.

Satisfaite d'avoir ciblé l'envie de sa cliente, la professionnelle se lève et s'empare d'un stencil, puis commence à reproduire à main levée et avec une aisance qui me laisse sans voix, la carte du monde avec son lot de côtes biscornues. En moins de trois minutes, la mappemonde prend forme sous son crayon. Elle nous montre le résultat. Bluffée, Joy la félicite pour son dessin et requiert mon avis.

- Qu'est-ce que tu en penses ?

- Je valide.

Christina s'empare d'un second calque pour le reproduire à l'identique.

- Donc, chacun le vôtre, c'est bien cela ?

J'ignore si Joy est finalement prête à approuver l'idée que l'on se retrouve avec le même tatouage. La Norvégienne la sent elle aussi dubitative.

- Ou bien... Nous dit-elle, en pliant son dessin en deux. Que diriez-vous de le séparer et d'en avoir chacun votre partie ?

Ma chérie est immédiatement emballée par sa proposition. Je lui laisse alors une nouvelle fois le choix de déterminer l'endroit où vont se juxtaposer nos deux tatouages et sa spontanéité me laisse penser qu'elle avait déjà réfléchi à tout cela. Son idée est que nous fassions chacun une partie sur le côté externe d'une main -la droite pour moi et la gauche pour elle- de manière à ce que la carte du monde reprenne forme lorsque nous les scellons. Je suis désormais certain qu'elle se ment à elle-même en proclamant détester le romantisme.

Christina prend le temps de bien calculer le positionnement des transferts en carbone pour que le stratagème fonctionne, puis vient la question cruciale.

- Qui passe en premier ?

Face au regard décomposé de Joy, je me dévoue. Je suis passé plus de cinquante fois sous les mains d'un tatoueur, ça devrait bien se passer.

Christina nous guide dans la pièce attenante, totalement aseptisée, ce qui devrait rassurer Joy. En infirmière digne de ce nom, je la vois inspecter chaque recoin, ainsi que le matériel utilisé par la tatoueuse. Elle ne fait aucune remarque et semble bouche bée face au professionnalisme que réclame ce métier atypique. Joy se penche constamment sur le dessin qui recouvre sa main gauche, dans l'attente d'être gravé sous sa peau. En me voyant l'observer, elle cesse de l'admirer et me sourit.

- Bien. Dit Christina en s'installant face à ma main posée à plat. On va pouvoir commencer. Prêt ?

- Vous pouvez y aller.

Elle active le moteur de son dermographe avec son pied. Ce son familier me fait réaliser que cela fait presque un an que je ne suis passé sous des aiguilles -ou en tout cas, pas de ce genre- ce qui peut être considéré comme un record me concernant. Les vibrations entrent en contact avec ma peau pour y encrer définitivement les lignes de l'Amérique. Oh bordel de merde. Ça fait un mal de chien. On dirait qu'on me laboure la main avec une lame de rasoir. Heureusement qu'elle n'a pas opté pour un remplissage. J'ai supporté bien des tatouages, mais celui-ci est de loin le pire. On m'a tatoué sur des parties de mon corps bien plus pénibles que la main.Ou bien est-ce que c'est dû au fait que je n'ai plus la même tolérance à la douleur depuis mon accident ? Je prends sur moi pour ne pas passer pour une mauviette face à Joy qui scrute la moindre de mes réactions. Il ne manquerait plus qu'elle se défile. Je me retrouverais comme un con avec une moitié de mappemonde sans signification. Je sais qu'au bout d'un quart d'heure, le corps commence à sécréter des endorphines et que la douleur sera atténuée naturellement, mais vu la taille du tatouage, je pense que je n'aurais pas le temps d'atteindre ce seuil qu'il sera déjà fini.

Je fais de mon mieux pour ne pas paraître crispé et serre les dents presque tout le long. Lorsque la machine s'éteint enfin, je soupire de soulagement et ma chérie le relève.

- Allez, avoue-le maintenant ! Ça fait mal sur le dessus de la main !

- La douleur est vraiment relative à chacun, vous savez. Lui dit Christina en appliquant une crème translucide sur le tatouage à chaud, apaisant instantanément la sensation de brûlure. Vous pouvez avoir un endroit très sensible qui ne sera pas ressenti de la même manière chez une autre personne.

- Il n'ose surtout pas me dire qu'il vient de passer dix minutes à en chier !

J'aimerais admettre de vive voix qu'elle va vraiment en baver, mais elle serait capable de changer d'avis. Christina appose un film plastique sur ma main qui la protégera pour les prochaines heures.

- Je vous donnerai les conseils pour les soins à tous les deux à la fin. Nous dit-elle en invitant Joy à prendre ma place. À votre tour.

Face au stress évidant de ma petite amie, je me rapproche et attrape sa main libre. La tatoueuse tente de la rassurer elle aussi.

- Je commence tout doucement, avec un petit trait par ici. Lui explique-t-elle. Le reste ne devrait pas être plus douloureux ensuite.

Je me racle timidement la gorge en signe de désaccord, mais Joy est déjà trop concentrée sur les faits et gestes de Christina pour s'en rendre compte.

Au premier contact avec les aiguilles, Joy semble surprise. Elle lève les yeux.

- C'est juste ça ? Demande-t-elle à la jeune femme qui rit à sa réplique.

- Oui, c'est juste ça. Acquiesce-t-elle en replongeant les aiguilles dans le petit pot d'encre noire.

Durant les minutes qui suivent, seul le bourdonnement de l'appareil se fait entendre. Joy ne bouge pas d'un pouce et ne semble pas aussi raide que je l'étais. Ses endorphines doivent se déployer plus rapidement que les miennes, c'est la seule explication que je vois. L'œuvre touche à sa fin. Christina coupe définitivement sa machine et applique la même pommade sur la main de Joy.

- Je m'attendais à avoir mal. Nous dit-elle.

Étonné, je réplique rapidement, en regardant ma main rougie qui me tire toujours un peu.

- Mais, ça fait mal !

- Non, je t'assure, c'est vraiment supportable comme sensation.

Complices, elles se regardent et échangent un sourire. Elles se moquent clairement de moi. Peu importe, je suis fier d'avoir partagé cette expérience avec elle. Joy admire le résultat dans le miroir en faisant valser sa main dans tous les sens. L'encre sous sa peau qui la marque désormais à jamais semble la rendre euphorique. J'ai comme le sentiment que maintenant, elle fait un peu plus partie de moi. Et je fais également un peu partie d'elle.

_____

- Je crois qu'on a rien de mieux à faire que de rentrer à Fiskå... Me dit Joy en se réinstallant dans la voiture.

Aujourd'hui, nous avons voulu nous faire une idée sur un cliché qui colle à la peau des habitants, à savoir qu'ils restent cloîtrés chez eux le dimanche. C'est effectivement vrai. Nous avons croisé très peu de gens sur notre route et toutes les boutiques ou restaurants des villes où nous sommes passés étaient fermés. À Londres, peu importe le jour de la semaine, l'activité ne cesse jamais.

Joy s'empare d'un paquet de chips dans la boîte à gants.

- Oh non ! Il n'en reste plus qu'un ! S'exclame-t-elle en brandissant le sachet aromatisé au saumon fumé sous mon nez. T'en veux ?

Je secoue la tête par dégoût. Elle s'est donné le défi de ne pas quitter la Norvège sans avoir goûté le saumon sous toutes ses formes. En la matière, les Norvégiens ont une imagination sans bornes. Tout y passe. En terrine. En gelée. En tube. En mousse. Et maintenant, en chips. C'est absolument répugnant. J'ouvre la fenêtre conducteur de quelques centimètres.

- Il fait déjà trop chaud à ton goût ? Me demande-t-elle, alors que le chauffage commence à peine à se faire sentir.

- Tu as peut-être perdu l'odorat à force d'en manger, mais pas moi.

Nous roulons depuis seulement cinq minutes en direction de notre ville d'accroche lorsque la jauge d'essence résonne dans l'habitacle. Je vais si peu souvent faire le plein chez nous, que c'est un détail qui ne m'a pas effleuré l'esprit. Joy tourne immédiatement la tête après un furtif sursaut, tout en léchant un de ses doigts, preuve qu'elle craint d'avoir englouti trop vite sa dernière source de ravitaillement. Je tente de la rassurer.

- Ne t'en fais pas, on va trouver une station.

J'aurais mieux fait de me taire. Les kilomètres défilent. Et les stations fermées aussi. Nous venons de passer devant la troisième. Ma blonde essaie à sa manière de ne pas avoir les yeux rivés sur le voyant orange à l'origine de notre inquiétude commune. Épaulée par son ami Google, elle cherche à apaiser nos esprits.

- On est larges ! Sur le Net, ils disent qu'avec une Toyota RAV4, on peut parcourir une centaine de kilomètres avant de tomber en panne sèche. On en a fait combien là ?

- Quatre-vingt-huit.

- Quoi, déjà ?! Mais roule moins vite !

- Ça ne changera rien !

J'ai conscience du trouble qui l'agite et mon haussement de voix ne l'aide absolument pas. Joy croise alors les bras sur sa poitrine et fixe la route. Heureusement, peu de temps après, nous croisons un nouveau panneau indiquant qu'une station-service va bientôt être sur notre route. Ma chérie continue de bouder, persuadée d'avance qu'elle sera fermée, mais j'ai bon espoir cette fois-ci. Pas le choix de toute façon.

Une faisceau lumineux apparaît au loin. Joy se redresse dans son siège face à ce miracle inespéré.

- Oh punaise, je n'y croyais plus ! S'écrie-t-elle en tapant dans ses mains.

À vrai dire, moi non plus. Je nous voyais déjà frigorifiés au bord de la route à faire du stop. Sachant que nous n'avons croisé aucune voiture depuis la ville précédente, je ne préfère même pas y penser.

En sortant, je m'étire en allongeant mes bras vers le haut. Le point positif d'avoir roulé autant c'est que nous ne sommes plus très loin de notre logement. Je rejoins Joy qui se hisse sur la pointe des pieds pour m'embrasser.

- J'ai le droit ? Même avec mon haleine de poisson ?

Comment lui résister ? J'en suis incapable. Blottie contre moi, elle commence déjà à trembler à cause du froid.

- Attends-moi à l'intérieur si tu veux. Je fais le plein et je te rejoins.

- Ça marche.

Je me presse de remplir le réservoir tout en suivant ma chérie des yeux, tandis qu'elle arpente les rayons de l'épicerie attenante. La quiétude qui règne ici a le don de me faire flipper. Muni de mon ticket, je pénètre à mon tour dans l'enceinte pour régler ma note. Joy accourt aussitôt vers moi. Avec ses yeux de merlan frit, je sais d'avance qu'elle va me demander quelque chose.

- Il ne leur reste qu'un seul cupcake...

Sa moue malicieuse est un vrai remontant suite à cet épisode de stress. Il est vrai que nous avons décidé de fêter nos anniversaires respectifs ce soir -jour charnière entre nos deux dates de naissance-, en tenant compte du fait que le plus simple serait le mieux.

- Ce n'est pas vraiment un gâteau d'anniversaire, mais c'est toujours ça... non ?

- Qu'attends-tu donc pour le prendre ?

Comblée, elle s'empare de la boîte en plastique contenant son caprice édulcoré. Pour une fois, je le trouve bien plus appétissant que toutes les expériences culinaires qu'elle a tentées ici.

En repartant, je m'étire une nouvelle fois avant de rejoindre mon siège. Joy remarque surtout le bâillement qui accompagne mon besoin de réveiller mes muscles.

- Je peux prendre le volant tu sais.

L'idée de la voir conduire sous ce temps n'est pas quelque chose qui m'enchante particulièrement.

- Il nous reste moins de trente minutes, ça va le faire.

La nuit tombe vite en cette période de l'année. Il est seulement seize heures lorsque nous reprenons la route en direction de notre pied-à-terre et pourtant, le ciel est déjà parsemé d'étoiles. Suite au coucher de soleil, les températures chutent de façon fulgurante. Le tableau de bord de la voiture indique -6° lorsque nous arrivons. Heureusement, le feu que nous avions fait ce matin avant de partir a maintenu une température agréable. Nous avons opté pour un sublime pavillon en bois en pleine nature. Il n'y a aucun vis-à-vis dû au fait qu'il est entièrement vitré. Légèrement surélevé, il surplombe une forêt sauvage et un cours d'eau passe juste à côté. En face, nous avons une vue démentielle sur une montagne aux pics enneigés.

Je m'attelle immédiatement à raviver le feu pendant que Joy prend une douche pour se réchauffer. Elle me rejoint vêtue d'un peignoir blanc et prend soin de ne rien toucher avec sa main gauche, qu'elle vient de recouvrir de crème pour hydrater son tatouage.

- J'ai mis mon maillot. Me dit-elle innocemment en s'asseyant sur mes genoux. Il serait temps de profiter de ce sublime jacuzzi, qu'en penses-tu ?

Elle attire mon attention en direction de la terrasse extérieure.

- Que c'est une excellente idée.

Je ne perds pas une minute pour la suivre dans sa requête. Lorsque je la rejoins, Joy a pris le temps d'ouvrir la bouteille de Champagne que nous avions commandée spécialement pour ce soir. Elle me tend une coupe et admire à son tour mon allure dans cette sortie de bain immaculée.

- Tu as mis quelque chose en dessous ? Me demande-t-elle, taquine.

- Je suis dans le regret de t'avouer que oui, il y a un short de bain là-dessous.

Ma chérie lève une épaule et repose sa coupe à peine entamée sur la table pour ouvrir la porte-fenêtre. Immédiatement, le froid s'engouffre sur nous. Je la suis en direction des vapeurs d'eau chaude qui s'élèvent face à nous. Nos peignoirs sont rapidement délaissés au sol. L'air est piquant, mais l'étuve autour du jacuzzi nous maintient des effets du froid. Sans perdre un instant, nous rejoignons les assises immergées en nous postant l'un en face de l'autre. J'active le bain à remous et les jets massant ne tardent pas à faire bouillonner l'eau. Joy s'affaisse davantage et appose sa tête contre le rebord pour se perdre dans la contemplation du ciel nocturne. Dans les pays nordiques, la lune a la particularité d'être surdimensionnée. Les yeux fermés, elle profite alors pleinement de la sérénité de l'instant, où seuls les bruits de l'eau et du vent dans les arbres viennent fouetter le silence.

Je me laisse aller moi aussi, jusqu'à ce que Joy n'interrompt ce moment.

- Mince ! S'exclame-t-elle soudainement. On aurait dû prendre la bouteille de Champagne pour trinquer ici !

Elle s'apprête à se relever, mais je la retiens pour y aller à sa place.

- Ne bouge pas.

À vrai dire, en plus de cet élan de galanterie, j'avais clairement une idée derrière la tête. Voyant qu'elle ne me regarde pas, je me débarrasse rapidement de mon maillot et saisis ce que je suis venu chercher. Les verres dans une main et la bouteille dans l'autre, je la porte tel un bouclier, faisant en sorte de cacher l'essentiel tout en me rapprochant de Joy. Je fais tout mon possible pour ne pas me mettre à rire avant elle, mais mon sourire en coin me trahit avant même qu'elle ne remarque que je suis nu. À quoi bon être perdu en pleine nature si on ne peut pas en profiter pour vivre comme bon nous semble.

- Tu crois que je n'ai rien vu peut-être ? Me demande-t-elle tandis que je replonge dans l'eau chaude.

Je lui tends sa coupe en souriant.

- Pardon ?

Joy plisse le nez et me rend mon sourire tout en portant le liquide pétillant à ses lèvres. Nous nous observons une nouvelle fois en silence, comme si chacun jaugeait l'importance de tout ce que nous avons vécu ces trois derniers mois. Il est sans doute trop tôt pour tirer un bilan définitif à notre voyage. Les choses ont encore besoin de décanter. Pourtant, je ressens à quel point notre périple a été riche et bénéfique pour nous deux. Nous sommes plus que jamais liés l'un à l'autre. Je comprends à quel point il est utile de suivre son instinct et qu'il n'est en aucun cas trop tard pour tendre sa main. Malgré tout ce qu'on aurait pu me dire avant d'entreprendre cette expérience hasardeuse, je suis bien content d'avoir suivi ma première intuition. Le plus difficile au début est de clairement ne pas savoir où l'on va, ignorer si nos efforts vont payer. De toute façon, je n'avais pas d'autre solution à portée de main et le risque que j'encourrais à ne rien faire était de la perdre pour toujours.

- À quoi penses-tu ? M'interrompt Joy d'un œil inquisiteur.

- À trop de choses certainement.

Elle me tend sa coupe vide pour que je la resserve. Je ne crois pas au coup de foudre à proprement parler. Il faut apprivoiser les gens avant d'être certain d'être compatible. En revanche, je suis persuadé que certaines personnes sont faites pour être ensemble. C'est peut-être un coup du sort qui nous a rapprochés, mais désormais, c'est l'amour qui nous lie.

J'avale les dernières gorgées de mon verre et le remplis à mon tour. Lorsque je me réinstalle, Joy gigote bizarrement tout en maintenant ses yeux rivés sur moi. Sa main gauche tient sa coupe en l'air, alors que l'autre semble préparer un coup.

- Qu'est-ce que tu trafiques là-dessous ?

Les bulles forment une légère mousse, ce qui m'empêche de voir quoi que ce soit et Joy ne semble pas vouloir me répondre. Je m'apprête à réitérer ma question lorsqu'un bout de tissu blanc à motifs noirs -que j'identifie comme étant son bas de maillot- remonte à la surface et flotte en ma direction.

- Oups... Glisse-t-elle tandis que j'attrape le sous-vêtement volontairement abandonné.

Immédiatement, je le sors de l'eau et pose mon verre sur le sol en bois. Légèrement en élévation, j'espérais apercevoir quelque chose sous cette eau frémissante, mais suis de nouveau frustré d'en être privé. Joy maintient ses yeux rivés sur moi et attend de voir ce qui va me passer par la tête. Je suis hypnotisé par son visage d'où émane un air fragile et énigmatique que je ne lui ai encore jamais vu. Elle s'attarde sur les tatouages de mon buste, luisant à la lumière de la lune qui perce à travers les arbres. Je me poste face à elle. Ses jambes sont déjà entrouvertes pour m'accueillir. Je la contemple à mon tour. Cet instant érotique et charnel me submerge bien plus que tous ceux que nous avons vécus jusqu'à maintenant.

- Tu vas te décider à venir m'embrasser, Styles ? Murmure-t-elle, impatiente que j'accélère mon rapprochement.

Cédant à l'appel de son désir, je me penche sur elle et capture fougueusement ses lèvres. Du bout des doigts, j'effleure lentement ses cuisses. Je sais qu'elle me sent prêt à succomber à son invitation. Ses mains viennent alors rejoindre la dureté dressée entre nous. D'un geste calculé, Joy me guide vers elle et me reçoit dans un cri étranglé. Une onde de chaleur m'envahit. Parcourant le territoire qui m'est dédié, je la remplis d'assauts répétés de mon bassin. Nos corps bougent au même rythme serein. Je suis une fois de plus frappé par le sentiment de plénitude qui m'emplit. L'eau ajoute une dimension différente et je savoure pleinement ces délicieuses sensations. C'est parfait. Ça n'a jamais été aussi bon d'être en elle. Sa tête se penche en arrière et je dévore son cou. J'ai tellement envie de lui chuchoter à l'oreille combien je l'aime. Craignant de ruiner l'intensité de notre échange par une réaction inattendue, je bride mes pensées et garde les mots qui lui sont destinés pour moi, dans l'espoir d'avoir le cran de les lui dire un jour au moment importun.

Joy m'invite à reculer pour tenter une autre position, car nous savons, elle comme moi que cela ne va pas durer très longtemps. Je m'assieds pour la laisser glisser sur moi. Elle prend alors entière possession de nos mouvements. Je fais de mon mieux pour ne pas me focaliser sur son corps divin dans le but de l'attendre. La mélodie de la jouissance éclate enfin dans sa bouche et son corps se contracte autour du mien. Je minimise mon ardeur, car je n'oublie pas le fait que je vais devoir jouir d'une autre manière. Joy appose son front au mien.

- Non, ne te retire pas. Chuchote-t-elle pendant l'orgasme.

Nous ne nous sommes débarrassés du préservatif que depuis peu et Joy a encore du mal à se dire que nous pouvons aller sans crainte jusqu'au bout des choses grâce à son implant hormonal. Mais à cet instant, sa requête est très claire, alors je reste. Le sang qui bourdonne dans mes oreilles ne m'empêche pas de l'entendre crier mon nom. Un gémissement rauque prend naissance dans ma poitrine tandis que chacun perçoit cette sensibilité inédite. Rien d'autre n'existe à par elle, moi, et ce plaisir exquis qui nous unit.

Je caresse doucement ses cheveux qui s'étalent contre mon torse. Je suis encore niché au plus profond d'elle, essoufflé et immobile. Je voudrais figer le temps ainsi et faire en sorte que plus rien ne m'échappe. J'aime cette femme abandonnée de tout son poids contre moi, errant dans une semi-conscience. Cet amour inespéré coule désormais dans mes veines et alimente les battements de mon cœur. Je ne bouge pas, laissant le temps s'écouler en suivant les mouvements de sa poitrine qui se soulève. Sa respiration incorpore ma peau dans une parfaite complémentarité.

Ses jambes tremblent encore lorsqu'elle se redresse. Mes mains se posent sur ses hanches pour l'aider à se détacher en douceur.

- Combien de couples avant nous ont déjà fait ça dans ce même jacuzzi à ton avis ? Rétorque-t-elle, anéantissant la beauté de l'instant.

- Elle te perturbe depuis longtemps cette question ?

- Non, je viens d'y penser seulement maintenant.

Elle sourit tout en ramassant ses cheveux en arrière. Je me hisse hors de l'eau pour nous rapporter de quoi manger et n'oublie pas le fameux gâteau acheté dans l'après-midi.

- Tu peux prendre ce qu'il y a dans la poche droite de mon manteau, s'il te plaît ? Me demande Joy avant que je ne referme la fenêtre.

- Pas de souci.

J'y trouve alors un morceau de papier toilette rose dans lequel semble dissimulé quelque chose. L'idée m'effleure l'esprit qu'elle ait voulu me faire une surprise. Je lui tends son mystérieux paquet qu'elle s'empresse d'ouvrir sous mon nez. Toute fière, elle retire l'emballage plastique qui renferme une bougie musicale.

- Ne me dis pas que tu as acheté ça en douce ?

- Nan, je l'ai volée ! Me répond-t-elle simplement.

- Tu l'as quoi ?

- Regarde, elle est trop mignonne, elle a des petites paillettes. Ajoute-t-elle pour éviter d'avoir à argumenter. Pour ma défense, j'ai laissé une pièce de deux euros dans les toilettes !

Je n'en reviens pas de ce qui est capable de lui traverser l'esprit. Faire le plein d'essence ne m'a pas pris plus de deux minutes et elle a eu le temps d'orchestrer un plan de son côté. Elle positionne la bougie sur le minuscule gâteau recouvert de glaçage rose et craque l'allumette fournie avec.

- Prêt ? Me demande-t-elle en le tenant entre nous.

J'éclate de rire, mais souffle tout de même dessus à l'unisson avec elle. La fumée se dissipe et j'aperçois ses yeux briller. Joy se débarrasse de la bougie désormais superflue qui entonne toujours l'air de « joyeux anniversaire » et coupe manuellement le cupcake en deux. Je la laisse goûter avant.

- Comment une simple pâtisserie provenant d'une station-service peut-elle être aussi délicieuse ? S'écrie-t-elle.

- Chaton, tu as vraiment des goûts étranges en matière de nourriture.

Elle lèche la crème aux coins de ses lèvres et bafouille un aveu auquel je ne m'étais pas préparé, alors qu'elle n'a pas encore terminé de manger.

- Je crois que tu es la meilleure chose qu'il me soit arrivée...

Elle déglutit et marque une pause.

- ... de toute ma vie.

Sa tête se relève, mais ses yeux migrent loin de mon visage. J'ai l'impression qu'elle voudrait être capable de m'en dire beaucoup plus, alors j'attends patiemment qu'elle poursuive. Joy se détourne et semble sur le point de passer à autre chose, mais il n'en est rien et les mots qu'elle laisse échapper me couvrent d'émotion autant qu'ils me glacent.

- Si tu étais mort dans cet accident, je...

Ma chérie est visiblement surprise elle-même par ce courage dont elle fait preuve à cet instant. Elle secoue légèrement la tête et sourit, comme si elle sentait qu'elle était allée trop loin dans l'expression de ses sentiments. Je lui attrape la main pour ne pas laisser filer cette chance d'avoir accès à ses confidences.

- Si j'étais mort, quoi ?

Mon contact est visiblement de trop. Ses mains s'agitent pour faire signe que ce qu'elle s'apprêtait à dire n'a pas d'importance. Trop tard. Maintenant, je veux savoir.

- Si j'étais mort, qu'est-ce qu'il se serait passé, Joy ?

Nous nous dévisageons un moment, jusqu'à ce que ce message enfoui en elle trouve enfin la porte de sortie.

- J'aurais certainement fini comme Bianca. Lâche-t-elle enfin. Morte à cause de mes conneries.

Depuis notre départ, je n'osais espérer qu'elle le dise un jour. Même si je lui ai plus ou moins demandé de le faire, l'intention première venait d'elle. Je la blottie contre moi. Joy colle son oreille sur mon cœur. Notre expérience commune, aussi extraordinaire que douloureuse, prend fin sur une note utopique. Je suis tellement fier d'elle et je n'ai plus peur. Plus peur de la perdre. Plus peur qu'elle me quitte. Plus peur qu'elle ne m'aime pas.

*** Deux mois plus tôt ***

- Vous n'êtes pas obligé de nous aider à faire la vaisselle ce soir, Monsieur Harry.

- Makeda, nous partons demain et vous n'arrivez toujours pas à m'appeler simplement Harry.

La brave femme se met à rire tout en attrapant l'assiette que je lui tends depuis l'évier. Elle nous accueille déjà avec tant d'hospitalité que participer aux tâches quotidiennes de son foyer est la moindre des choses. Ces quelques jours passés en immersion chez l'habitant nous ont totalement déconnectés de la superficialité de Londres. Une grosse claque de sagesse bercée par la bonne humeur typique aux Jamaïcains.

- En tout cas, il y en a un qui est vraiment triste de partir ce coucher ce soir... Me glisse la mère de famille en regardant la scène attendrissante qui se déroule dans le salon attenant à la cuisine.

Joy et le petit Shemar, dernier enfant de la fratrie de cinq enfants, sont en pleine discussion en tête à tête. Du haut de ses sept ans, le petit garçon s'est pris d'une admiration presque immédiate pour Joy dès qu'elle a posé le pied chez eux. Ce soir, il ne l'a pas quittée d'une semelle lorsqu'il a appris que c'était la dernière soirée que nous passions ici.

Makeda insiste pour terminer seule de tout ranger, alors je capitule et rejoins ma chérie. Shemar termine de lui faire ses adieux, tandis qu'une de ses sœurs attend sagement qu'il se décide à rejoindre sa chambre.

- Allez file, il est déjà tard. Lui dit Joy en le serrant dans ses bras.

Je remarque qu'elle tient fermement un dessin dans ses mains sur lequel le petit garçon est parvenu à la caricaturer à la perfection. Visiblement triste à l'idée qu'elle ne le reverra probablement jamais, elle dissimule son chagrin pour permettre à l'enfant de partir se coucher. Il la gratifie d'un « je ne t'oublierai jamais » qui nous coupe le souffle à tous les deux et plonge dans les bras de sa sœur à la recherche de réconfort. Il n'y a pas à dire, les enfants sont sacrément doués pour vous retourner les tripes.

Je frotte le dos de Joy, dont les yeux ne quittent pas l'endroit d'où il a disparu.

- Il est vraiment trop chou. Dit-elle, la gorge serrée.

Elle se relève et se cache brièvement de moi pour s'essuyer les joues.

- On peut... ? Commence-t-elle.

- Non.

- Mais ! Pourquoi ?

- Parce que, je te l'ai déjà dit, ça s'appelle un enlèvement et c'est sévèrement puni par la loi. On ne kidnappera pas Shemar.

- J'ai vérifié, il passe parfaitement dans ma valise en plus... Ironise-t-elle.

Je prends son visage en coupe et l'embrasse. Joy a sa manière bien à elle d'imprimer dans sa mémoire les scènes cruciales qui marquent notre voyage. Elle fixe longuement et silencieusement ce qui l'entoure, comme si elle sauvegardait dans un coin de sa tête chaque détail dans le but de ne rien oublier.

- Je lui ai donné pour mission de faire de grandes études et il m'a promis que dans vingt-ans, il viendra me rendre visite, quand je ne serais qu'une vieille Londonienne bornée et sénile. M'explique-t-elle. Je lui ferai découvrir la capitale.

- Tu penses être sénile à quarante-sept ans ?

- On ne peut jamais être sûr de rien...

Sa main ne quitte plus la mienne tandis que nous disons à notre tour au revoir au reste de la famille. Les cadeaux d'adieu échangés, nous rejoignons notre chambre. Son regard ce soir est d'une douceur explicable. Elle m'observe interminablement sans que je ne puisse en connaître la raison. Rien qu'en me regardant si intensément, elle me donne l'impression d'être capable de fouiller dans mon intimité la plus reculée. Est-ce le fait de se sentir loin de tout qui me fait éprouver cela ? C'est déroutant d'admettre qu'à l'heure actuelle, je suis son seul et unique repère.

Joy me trouble totalement. Elle précède mes pensées. Flaire mes états d'âme. Mais je ne pense pas pour autant être aveugle quand il s'agit de lire en elle. De jour en jour, je prends note d'une multitude de nouveautés la concernant. En faisant abstraction de notre routine habituelle, nous découvrons chez chacun des nouvelles facettes que nous ne soupçonnions pas. Et j'en viens à me demander jusqu'où me mèneront ces sentiments toujours plus forts que j'éprouve rien qu'en la regardant se nourrir des expériences qui s'offrent à nous. 

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