Chapitre 1
♫ « All Along the Watchtower » - Jimi Hendrix ♫
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Harry
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Cesser d'être passif. Sortir des sentiers battus. Se foutre du conformisme. Envoyer au tapis les idées reçues. Prendre sa vie en main. Devenir acteur de son destin. Nous possédons tous les capacités pour appliquer ces concepts. Chacun d'entre nous peut s'en sentir capable avec un peu de bonne volonté. Il suffit pour cela d'une simple acuité sur nos propres ressources et nous accédons alors à la plénitude d'une vie accomplie.
Depuis notre départ de Londres, notre périple improvisé n'a cessé de se montrer surprenant et les événements s'enchaînent avec une fluidité inespérée. Pourtant, à plusieurs reprises, j'ai douté de ma décision. Était-ce vraiment la bonne solution ? Je ne suis ni médecin, ni psychiatre, ni rien du tout. Je suis tout simplement un homme amoureux qui tente tout ce qu'il peut pour faire en sorte de sortir celle qu'il aime d'une situation qui, à terme, lui aurait été nuisible. J'ai clairement fait le choix de suivre un simple pressentiment soufflé par un bruit sourd venant de mes entrailles. Mais son appel à l'aide résonne encore en moi par son intensité. Et même si cette idée me terrifie, je sais désormais que je suis son seul recours.
On a coutume de dire familièrement d'une personne qui va mal qu'elle est au fond du trou. Plus le fossé est profond, plus l'appel est puissant et oblige celui qui se porte garant de l'en sortir à braver des obstacles pour la remonter à la surface. Le pire ennemi dans une telle situation est de s'avouer définitivement vaincu. J'ai refusé de le faire, car je sais que tôt ou tard, au prix d'un combat qui sera certes difficile, la lumière réapparaîtra pour Joy. Et de désillusion en prise de conscience, chaque jour j'apprends à me familiariser avec une notion qui m'était pratiquement inconnue. Celle qui la ronge au plus profond de son être et qui me donne envie de tout renverser.
L'addiction. Un mot que chacun d'entre nous connaît sans pour autant savoir ce qu'il implique, jusqu'au jour où vous vous retrouvez à vouloir sauver quelqu'un de son emprise nocive. Lutter contre ce genre de dépendance revient à priver quelqu'un du brouillard cotonneux dans lequel sa conscience s'est réfugiée durant des années pour échapper au mal qui la dévore. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle en bave. Et moi aussi.
La première semaine à Bali a été idyllique. Nous avons visité l'île indonésienne en long, en large et en travers avec pour seul mot d'ordre de ne rien planifier. Mais au bout du huitième jour, Joy a commencé à se sentir vraiment mal. Elle ne supportait plus la chaleur et nous avons été contraints, dès l'apparition des premiers signes de sevrage, de quitter le climat tropical qui devenait trop éprouvant pour elle. Ces symptômes, je commence à les connaître par cœur. Elle qui tentait au début de me les cacher à tout prix a fini par comprendre que c'était peine perdue. Je suis bien trop attentif à son bien-être pour me voiler la face lorsqu'elle se sent au plus mal.
Il y a des jours où tout va bien. Nous pouvons passer des journées entières à l'extérieur, parcourant des régions du globe qu'elle n'aurait jamais pensé découvrir. Ces périodes d'accalmie font office de trêve dans sa thérapie et offre de quoi respirer. Par contre, les autres sont dévastatrices.
*
Mercredi 4 décembre
Jour 18
Au revoir L.A.. Bonjour Vancouver.
Aujourd'hui, tu n'es pas au mieux de ta forme. Tu t'es réveillée ce matin en sueur et prise de tremblements contre lesquels tu ne pouvais rien. Alors, nous sommes partis pour rejoindre un endroit différent. En espérant que cette fois-ci, tes crises soient atténuées par l'envie d'explorer une nouvelle ville.
Los Angeles ne nous a pas permis une grande liberté de mouvement, car la moindre sortie extérieure était propice à ce que nous soyons perturbés. Ma villa est alors vite devenue oppressante.
Nous venons d'atterrir au Canada. La chute brutale de température avec la Californie nous a immédiatement guidés dans une boutique pour faire le plein de vêtements chauds. Et tu t'adonnes à l'instant même à ton passe-temps favori.
*
- Bon, question cruciale... M'adresse-t-elle en sortant de la cabine d'essayage.
Son regard migre immédiatement vers mon carnet, sur lequel ma main recouvre les lignes que je viens d'écrire. Je sais que ça l'intrigue énormément que je ressente ce besoin de tout retranscrire. Mais une fois encore, elle se contente de faire parler ses yeux.
- La rouge ou la version camouflage pour échapper aux prédateurs ? Enchaîne-t-elle, me demandant de poser un choix sur le colorie d'une doudoune, dont elle tient un exemplaire dans chacune de ses mains.
- Il n'y aura pas de prédateurs. Prends la rouge.
Elle garde les lèvres pincées quelques secondes et finit par refermer le rideau. Je sais d'avance qu'elle prendra l'autre par simple besoin de me contredire.
Elle se fait toute une montagne du programme des prochains jours. J'ai décidé de l'emmener découvrir le lac Maligne. Seulement, la vue la plus époustouflante n'est accessible qu'après deux bonnes heures de marche dans le parc arboré qui l'entoure. Et Joy s'est mise en tête que la forêt grouille de grosses bêtes qui n'attendent que nous pour se restaurer.
Elle ressort de nouveau. J'en étais sûr, elle a enfilé la kaki.
- Ce sera celle-ci. Dit-elle simplement en tournant sur elle-même.
Je ne réponds rien et me contente de lui sourire. Peu importe ce qu'elle décide, l'essentiel reste que ce regard radieux ne se fane jamais.
*
Same lips red, same eyes blue
Same white shirt, couple more tattoos
But it's not you and it's not me
Tastes so sweet looks so real
Sounds like something that I used to feel
*
Elle continue ses essayages en sortant régulièrement pour me faire valider sa sélection. Assis sur un tabouret, je prends part au spectacle. Son épanouissement fait une nouvelle fois office de réelle inspiration et les mots me viennent avec une fluidité que je n'ai pas connue depuis longtemps.
*
But I can't touch what I see
We're not who we used to be
We're just two ghosts standing in the place of you and me
Trying to remember how it feels to have a heartbeat
*
Après réflexion, Joy me rejoint pour que nous quittions la boutique.
- Je crois que ça devrait faire l'affaire. Annonce-t-elle, le souffle court de porter toutes ses trouvailles à bout de bras.
Je m'en empare pour l'en débarrasser et les ajoute à ce que j'ai sélectionné en quelques minutes pour moi. J'aperçois déjà le vendeur de la quincaillerie se frotter les mains derrière sa caisse en nous voyant approcher avec un tel butin.
- Tu vas lui faire péter son chiffre d'affaires du mois, Styles. Me glisse furtivement ma chérie, consciente qu'elle est responsable des trois quarts de nos achats du jour.
Je pose l'ensemble des vêtements devant le commerçant ravi.
- Vous avez trouvé tout ce qu'il vous faut ? Nous demande-t-il par conscience professionnelle.
- Pas tout à fait. Vous avez des tentes et des duvets ?
Dans ma vision périphérique, je vois Joy retirer vivement les lunettes de soleil qu'elle était en train d'essayer.
- Bien sûr, veuillez me suivre. Me répond-t-il, tandis que ma petite amie me retient.
- Une tente ? S'écrie-t-elle, craintive de connaître ce qui me passe par la tête. Tu ne comptes tout de même pas nous faire dormir à la belle étoile ?!
- Non. C'est la raison pour laquelle il nous faut une tente.
Je souris exagérément, ce qui n'arrange en rien son inquiétude.
- Harry !
- Oui ?
- Nous n'avons rien de randonneurs expérimentés !
- Tout va bien se passer. Je t'assure que c'est une expérience que tu n'oublieras pas de sitôt.
Joy grogne un instant avant de me laisser rejoindre le gérant de la boutique dans le rayon en question.
Au final, nous repartons avec tout l'équipement nécessaire au périple à venir. Une fois dehors, Joy enfile rapidement son nouvel attirail pour parer au froid tandis que je commande un taxi via une application sur mon smartphone.
- Je me demande bien quel temps il fait à Londres. Laisse-t-elle échapper maladroitement en tentant de minimiser sa voix, pensant peut-être que je ne vais pas relever ce questionnement déguisé.
Je sais que son environnement lui manque. Jamais elle n'en a été privée si longtemps. Cependant, j'ignore totalement combien de temps va nous prendre ce voyage qui fait office de bataille pour sa sérénité. Elle le dit elle même, les instants que nous vivons sont précieux. Il est encore tôt pour affirmer pouvoir rentrer l'esprit tranquille. Sa fragilité intérieure n'a pas encore cédé face au manque, et je ne tiens pas à ce qu'elle soit tentée de replonger si cela devait arriver là-bas.
- Tu pourras peut-être passer un coup de fil à Ava tout à l'heure ?
- Si jamais on capte quelque chose... Rétorque-t-elle en fouillant dans son sac à la recherche de son téléphone. On parie combien qu'il n'y a aucune antenne dans ton eldorado ?
- Tu ne diras pas ça quand tu seras devant le lac. Et en plus, si on est chanceux, on aura peut-être le droit aux aurores boréales.
Joy lève les sourcils.
- Ok... Je vois que tu es bien renseigné...
Je me suis en effet documenté durant les trois heures d'avion. Même prévue à la dernière minute, je sais exactement ce qui nous attend, car concrètement, cette immersion je l'ai imaginée depuis des mois.
Le taxi qui doit nous conduire à l'hôtel arrive rapidement. Durant le trajet, Joy est très silencieuse. La voir soudainement si fermée en comparaison à tout à l'heure m'inquiète. J'appose une main sur sa cuisse.
- Ça va ?
Elle lève les yeux. Ils sont brillants et elle ne se donne pas la peine d'ouvrir la bouche pour répondre. Mais son teint d'une pâleur extrême est suffisamment explicite. Je décroche ma ceinture et m'approche du conducteur pour lui demander de se garer au plus vite.
- Arrêtez-vous s'il vous plaît ! Elle ne se sent pas bien.
Le type s'exécute rapidement après un furtif coup d'œil dans son rétroviseur. Joy se précipite à l'extérieur et vomit quelques secondes après sur le bas-côté de la route. Je m'apprête à la rejoindre, mais le chauffeur de taxi m'adresse la parole.
- Félicitations !
- Pardon ?
- Généralement, le mal des transports chez les femmes est significatif... Suppose-t-il avec un sourire en coin.
Je ne supporte pas quand des inconnus se permettent de faire des hypothèses de ce genre. Mon regard n'est alors absolument pas clément lorsque je lui réponds.
- Rien à voir.
En me voyant approcher, Joy lève la main pour me demander de m'arrêter. La tête toujours vers le sol, elle attend que sa nausée disparaisse. Je recule en direction du véhicule pour attraper des mouchoirs en papier dans son sac à main et attends son feu vert pour revenir.
- La poisse... Jure-t-elle lorsque je lui en tends un. Le chauffeur va croire que je suis enceinte.
- C'est exactement ce qu'il croit, figure-toi.
Elle lève les yeux au ciel.
- Merveilleux. Il ne manquerait plus qu'il t'ait reconnu et on est foutus.
- Je ne pense pas que ce soit le cas.
Je réduis la distance qui me sépare d'elle et lui frotte le dos.
- Si tu veux, on peut attendre un petit peu avant de remonter dans la voiture.
À l'approche de midi, l'heure de pointe ne devrait plus trop tarder. Le trajet risque d'être rallongé. Il est donc préférable qu'elle se sente mieux. Heureusement, je n'ai pas prévu que nous allions au lac Maligne dès aujourd'hui. Je préfère attendre que nous nous posions quelques jours pour être certain que Joy supportera ce périple. L'hôtel que nous avons choisi est relativement bien placé dans la ville pour que nous puissions trouver de quoi nous occuper. Et au pire des cas, avec elle, on ne s'ennuie jamais.
_____
Ce matin, nous nous sommes levés à l'aube. La vue incroyable sur la ville, ornée de décorations lumineuses pour les fêtes, n'en était que plus saisissante. Joy nage toujours à contre-courant pour combattre le manque. Pour le moment, elle garde la tête suffisamment hors de l'eau et ne cesse de me dire que tout est parfaitement normal. C'est elle qui a donc insisté pour que nous entamions notre randonnée aujourd'hui.
Nous voici donc, au terme d'une heure de vol, à Calgary. Joy est persuadée qu'un second avion nous attend sur le tarmac. Ce qu'elle ignore encore, c'est que le lac Maligne n'offre pas de piste d'atterrissage pour ce genre d'appareils. Dès que nous posons le pied sur le bitume, je lui prends la main et la guide silencieusement en direction de notre prochain moyen de transport. Ce qui apparaît alors devant ses yeux la rend perplexe.
- Mais ! Tu ne m'avais pas dit qu'on y allait en avion ? S'inquiète-t-elle en freinant un peu notre avancée.
- Je n'ai rien dit du tout.
À chaque fois qu'elle fait cette tête-là, je jubile intérieurement. On pourrait penser que Joy est une dure qui n'a peur de rien, mais dès que l'on perturbe ce qu'elle imagine, elle devient aussi craintive qu'un petit animal effrayé. Car oui, c'est bien un hélicoptère qui va nous guider au plus près du lac.
Lorsque les hélices se mettent subitement à tourner, elle comprend qu'il est bien ici pour nous. Le pilote descend nous accueillir.
- Bonjour. C'est vous pour le Mont Brazeau ? Nous demande-t-il.
- Exactement.
Il s'empare de nos sacs à dos pour les mettre dans la soute, puis nous tend des casques qui font à la fois office d'antibruit et de moyen de communication. Joy n'est plus aussi anxieuse qu'il y a deux minutes. Comme si elle retenait une pensée, elle souffle alors une requête au pilote.
- Je peux monter à l'avant ?
Le type hausse les épaules en me regardant.
- Sauf si Monsieur avait l'intention de vous faire une demande en mariage. Plaisante-t-il.
- Non, ça c'est qui était prévu une fois que nous aurions atterri. Merci, vous venez de tout faire foirer.
Le pauvre ne sait plus où se mettre en pensant que je suis sérieux.
- Il rigole, ne faites pas attention. Réplique Joy.
Elle marque une pause et se tourne vers moi.
- Hein, Styles, tu rigoles ?
Je souris et n'argumente pas davantage, mais je perçois tout de même une once de suspicion dans son regard. Cependant, elle semble rapidement passer à autre chose, et ne perd pas une seconde pour rejoindre le siège passager. Une vraie gosse. Elle observe attentivement le tableau de bord avec l'envie de toucher à tous les boutons. Peut-être devrais-je dire au type que c'est une mauvaise idée de la laisser monter avec lui à l'avant ? Elle serait capable d'être prise d'une pulsion et d'éjecter mon siège. Mais ce n'est rien que dans les films ça, non ?
Un temps de vol théorique ne m'a jamais semblé si court. Je n'ai cessé de faire migrer mon regard entre les paysages à couper le souffle et Joy, qui finalement a bien fait de choisir cette place, me permettant de l'observer discrètement. J'ai pu la prendre en photo à plusieurs reprises pour immortaliser ce moment inédit qu'elle vivait. J'étais tellement absorbé que je ne prêtais pas attention à son discours incessant qui résonnait dans nos casques. Le pilote a d'ailleurs su faire preuve d'un grand self-control.
Il n'est pas loin de midi lorsqu'il nous dépose au pied du pic le plus culminant des montagnes avoisinant le lac.
- Vous n'avez plus qu'à suivre ce chemin. Nous indique-t-il en pointant du doigt un sentier descendant vers la forêt.
- Du coup, on est d'accord ? Lui demande Joy une énième fois.On se retrouve bien ici demain ?
- Je crois que la cinquième fois où vous l'avez dit, ça a fini par rentrer. Rétorque-t-il calmement en s'allumant une cigarette.
- En tout cas, si à dix-sept heures pétantes, vous ne nous voyez pas, prévenez immédiatement les secours ! Ajoute-t-elle.
- Ou si jamais je suis seul, c'est que j'ai fini par l'attacher à un arbre.
Le type me fait une accolade en riant à ma boutade, tandis que ma petite amie a déjà entamé sa route, les bras ballants le long du corps. Son sac à dos sur les épaules et sa casquette bien fixée sur la tête, elle se retourne pour voir si je la suis.
- Bon, on y va ? Parce que j'ai déjà faim. Me lance-t-elle.
Elle est incorrigible. Le pilote écrase sa cigarette, ramasse le mégot, puis remonte dans son hélico.
- Soyez prudents les jeunes ! Crie-t-il avant de réactiver les hélices.
Je le remercie une nouvelle fois et rejoins Joy en petites foulées. Mon bras s'empare d'elle et nous débutons notre descente sous les arbres longeant la montagne.
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Joy aura tout de même tenu plus d'une heure et demie avant de se mettre à souffler parce que ses pieds la faisaient souffrir. Ce qui est plutôt remarquable pour quelqu'un dont les seules activités sportives se résument à faire les boutiques et se trémousser en boîte de nuit. Cela fait plus de trente minutes qu'elle est donc sur mon dos, accrochée fermement à mon cou. La température est certainement négative, mais je ne ressens plus du tout les effets du froid.
Soudainement, Joy se cramponne plus vigoureusement, m'obligeant à m'arrêter.
- Stop ! Hurle-t-elle dans mon oreille.
Mes mains lâchent ses cuisses et la laissent tomber au sol, mais ses bras restent accrochés à mes épaules.
- Quoi, quoi, quoi ?
- Pause pipi ! Dit-elle en posant enfin les pieds par terre, libérant ma respiration.
- J'ai cru qu'une bête t'avait piquée !
Elle émet un gloussement et se hisse sur la pointe des pieds pour m'embrasser. Cette pause tombe à pic. Je suis assoiffé. Joy s'éloigne quelques instants et je me surprends à m'inquiéter une fois encore. Il n'y a pas si longtemps, dès qu'elle prétextait faire quelque chose, c'était dans l'unique but d'assouvir sa dépendance au Paxil. Mais dans le cas présent, c'est totalement ridicule. Elle est simplement partie pisser.
- Eh ! J'ai vu un autre arbre ! S'écrie-t-elle en réapparaissant, son pantalon à peine remonté sur elle.
- Oui, il y en a plein.
- Mais non ! Un arbre avec une inscription !
Sur le chemin, nous avons croisé à différents endroits des messages humoristiques gravés sur les troncs par des promeneurs, mettant en garde contre la faune locale, du genre « Méfiez-vous. La marmotte n'est jamais seule ».
- Viens me prendre en photo à côté ! Me demande-t-elle.
Je la rejoins face à l'arbre en question sur lequel est inscrit : « Attention. Grizzli méchant ». C'est donc tout naturellement qu'elle se met à mimer ce qui selon elle s'apparente à un ours. Imitation plutôt remarquable d'ailleurs.
- Envoie-la à Ava ! Me dit-elle, une fois le cliché désiré choisi.
Joy s'attend ensuite à grimper de nouveau sur mon dos, mais ça ne sera pas nécessaire, étant donné que j'aperçois déjà à travers les arbres notre point d'arrivée.
- N'exagère pas, chaton. Il nous reste à peine cent mètres.
Je lui tends la main pour qu'elle s'en saisisse et nous achevons notre route en toute tranquillité.
Enfin, le voici. Ce qui est étrange avec cet endroit, c'est que sans même le connaître, je l'avais imaginé à la perfection. Pas un seul signe de civilisation moderne n'est perceptible à l'horizon, comme si la nature était restée intacte depuis des centaines d'années. Nous sommes totalement seuls face à ce paysage unique, d'une quiétude surréaliste. Aucune parole ne vient alors perturber cette découverte inouïe et seul le bruit du vent dans les arbres fait office de fond sonore. Le temps n'est pas particulièrement clément et pourtant, l'eau du lac est d'un bleu cristallin.
Exactement comme dans mes souvenirs, Joy est resplendissante face à cet environnement. La joie sur son visage est identique à celle qui berçait mes songes lorsque j'étais dans le coma et que je nous imaginais à l'aventure. Elle brille bien plus que le soleil à mes yeux et sa beauté ne justifie aucune contestation qu'elle saurait si bien me trouver lorsqu'elle a conscience que je me perds dans son regard comme c'est le cas actuellement. Ses sourcils se froncent et son nez se rehausse. Si elle ne riait pas, je jurerais qu'une réplique sarcastique est sur le point de lui sortir de la bouche. Je lui rends son sourire, puis, tout en la fixant, je me débarrasse de mes affaires.
- Qu'est-ce que tu... Commence-t-elle à protester.
Pris d'une pulsion, je retire rapidement mes vêtements et m'élance sans réfléchir en direction de l'eau. Je sais pertinemment que je ne vivrais cet instant qu'une seule fois dans ma vie. Même si l'eau glacée me transperce littéralement, je tente de barrer les sensations douloureuses éprouvées par mes muscles. Et je crois bien ne jamais les avoir autant sentis.
Après une longueur significative, je me retourne en direction de Joy, restée sur la rive. Elle a trouvé place sur le haut d'un rocher et scrute la vallée depuis son observatoire. Je ne tente pas de l'inciter à me rejoindre, la laissant profiter de ce moment de la manière qui lui convient.
_____
- Mais je te jure ! Insiste-t-elle à l'issue de son discours.
- Joy, ce n'est rien qu'une simple légende urbaine.
Je ne sais plus comment l'idée nous est venue, mais depuis plus d'une heure, nous nous relatons des anecdotes censées nous effrayer. En voulant tenter le tout pour le tout, Joy a totalement extrapolé dans le but d'être la meilleure à notre petit jeu. Comme d'habitude, elle exagère tout, en donnant l'impression de croire dur comme fer à l'histoire qu'elle vient de raconter.
- Ce n'est pas une légende ! Ajoute-t-elle vivement. Ça s'est vraiment passé ici, au Canada.
Je lui ris au nez et elle s'énerve de plus belle.
- Ok, tu ne me crois pas... Rallume ton wifi, on va vérifier.
Elle essaie de saisir mon téléphone que je lève aussitôt au-dessus de nos têtes.
- Utilise le tien !
- Je n'ai plus de batterie et tu le sais ! Boude-t-elle en se recroquevillant dans son coin.
En vérité, je n'ai pas forcément envie d'aller vérifier ses dires. La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement au milieu des bois est bien trop similaire à ce fait divers. Je ne souhaite pas passer la nuit à m'imaginer des scénarios macabres.
Je l'emprisonne dans mes bras afin qu'elle passe à autre chose et constate la chaleur anormale de son corps comparé au mien. J'appose alors ma main sur son front, mais elle la repousse.
- Arrête. Dit-elle calmement en me regardant droit dans les yeux. Je t'ai déjà dit que c'était normal.
Il y a deux heures de cela, Joy n'a trouvé qu'une solution pour me réchauffer de mon bain glacé. Après nos ébats, elle était brûlante et c'est toujours le cas. Pour moi, ce n'est pas quelque chose à prendre à la légère. J'entrouvre un peu la toile de tente pour laisser passer l'air frais.
Joy retire le débardeur trempé qui lui colle à la peau pour enfiler autre chose. Je lui tends un de mes t-shirts, mais elle ne l'enfile pas. Des mèches de cheveux se sont plaquées sur son visage. Elle les replace en arrière et se met à l'aise, totalement nue, sur le dessus de notre sac de couchage. Elle agrippe mon poignet pour regarder l'heure sur ma montre.
- Merde, je suis déjà épuisée. Déclare-t-elle en bâillant.
Il est effectivement à peine dix-huit heures, mais il fait déjà nuit et Joy ne tarde pas à s'assoupir.
Je sais que ces moments précieux que nous vivons tous les deux font partie de ceux qui garderont une trace indélébile dans nos mémoires. Et je veux faire en sorte que Joy maintienne la moindre de ces petites émotions pour s'en servir contre sa maladie dans les instants où elle tentera de prendre le dessus sur elle.
*
Vendredi 6 décembre
Jour 20
En une décennie, j'ai eu la chance d'avoir vécu beaucoup de moments inédits. Celui que j'ai partagé avec toi aujourd'hui était un des plus beaux.
Tu étais surprenante quand tu as eu l'audace de prendre les commandes de l'hélico. Et je ne te cache pas que durant ces quelques secondes, j'ai imaginé le pire.
Tu étais exaspérante quand il a fallu que nous fassions des pauses toutes les cinq minutes pour un minuscule caillou logé dans ta chaussure.
Tu étais amusante quand tu triais les grains de maïs dans ta salade, car tu n'en supportes pas la texture.
Tu étais chavirante quand ta main m'a guidée sous la tente dans une délicieuse intention.
Mais je dois être honnête avec toi. À l'instant présent, j'ai peur. Ton état est préoccupant. Tout ce que j'espère, c'est que tu n'arrives pas au terme de ta résistance physique et que tous ces paysages que l'on découvre sauront renverser les idées noires qui peuvent te traverser l'esprit. Je sais que la plupart de mes attentions te paraissent lourdes ou agaçantes. Mais je ne sais pas vraiment comment m'y prendre. Je te prie de m'excuser si j'ai pu me montrer trop insistant. J'ignore juste encore si tout cela va fonctionner.
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