Chapitre 9

♫ « If I ever fell better » - Phoenix ♫


△▲△
Joy
_

La plupart des gens n'ont pas besoin de carapace. Ils se contentent d'affronter les épreuves de la vie et souffrent inévitablement de leurs erreurs. Je ne suis pas comme la plupart des gens.

Beaucoup ne voient en moi que la fille exubérante et joviale, qui passe son temps à écumer les boîtes londoniennes, sans cesse à la recherche de nouvelles sensations. Dans le fond, ils n'ont peut-être pas tout à fait tort. Mon rythme de vie éreintant fait que je me sens chaque jour un peu plus vivante. Mais quand j'y réfléchis bien, peu de mes connaissances ont su réellement lire en moi. Derrière mes iris bleus azur se cache un personnage bien plus complexe qu'il n'y parait. Les expériences de la vie ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui, m'obligeant à développer une multitude de mécanismes de défense, dont je ne suis pas peu fière, pour me protéger du rejet et de la déception. Un peu comme les gamins qui s'évadent dans leur monde imaginaire pour échapper à une réalité bien trop déprimante. Et depuis que j'agis ainsi, mon quotidien est devenu bien moins pénible et accablant.

Je n'ai jamais eu d'amies filles. L'amitié a toujours été une source d'emmerdes pour moi. Tout est toujours sujet à la discorde et à la jalousie, et au final, ça n'a plus rien d'honnête. On se donne corps et âme pour quelqu'un qui ne sait pas toujours nous rendre la pareille. J'avais longtemps hésité avant de laisser une nana s'immiscer dans ma vie. Mais je réalise aujourd'hui que la présence d'Ava me fait un bien fou. La voir sans cesse s'extasier de chaque nouveauté qui s'offre à elle, de chaque expérience, de chaque rencontre, fait quelque peu vriller ma philosophie. Les solides remparts que j'ai bâtis tout autour de moi cèdent face à sa personnalité attachante et troublante. Comme si mon esprit se libérait enfin de cette emprise malsaine que je lui impose dans le but de me préserver. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, tout le bien que je retire de cette constatation ne cesse de me lacérer et m'enfonce un peu plus dans l'angoissante réalité qu'est ma vie.

Depuis quelques jours, j'ai pris la décision délibérée d'augmenter mon traitement, sans en référer à mon putain de psychiatre. Je n'ai qu'une trouille, c'est que ma forteresse s'effondre autour de moi et ne me laisse vulnérable et accessible à toutes ces merdes que je m'efforce d'éviter. Pour le moment, Ava n'a rien suspecté. Même l'impressionnant contenu de ma pharmacie ne lui a pas mis la puce à l'oreille. Ou sans doute est-elle bien trop polie pour me questionner là-dessus.

Je ne me suis toujours pas décidée à passer la porte de la boîte d'intérim' qui m'embauche, et ce depuis plusieurs semaines. Je recule sans cesse l'échéance, mais il va bien falloir que je me décide à y foutre les pieds un jour, sous peine d'être définitivement virée. Ce qui serait regrettable, car j'ai toujours détesté démarcher de moi-même les employeurs. J'ai beaucoup de respect pour Ava quand je vois l'énergie qu'elle déploie à parcourir Londres de long en large à la recherche du boulot de ses rêves. Même jusqu'à accepter un job provisoire à l'opposé de sa formation de graphiste. Mais elle se rend tous les jours de bon cœur dans cette chaîne de restauration spécialisée dans les brunchs typiquement anglais, et trouve tout de même le temps de démarcher partout, sans sourciller. Sans parler de sa rencontre avec ce gars -qu'elle n'a toujours pas daigné me présenter, sous prétexte que c'est « trop tôt »- qui occupe une grande place dans ses pensées. Elle me fait rire. Vu comment elle me le décrit, ce mec est le plus canon qu'elle lui ait été donné de connaître, et elle ne l'a toujours pas mis dans son lit. Si ça avait été moi, l'affaire aurait été vite réglée. Mais tout l'enjeu est là. Elle et moi sommes totalement différentes face à la place que nous accordons à nos relations « amoureuses ». Jamais elle ne prendrait le risque de s'engager avec quelqu'un sur un coup de tête. Tout est réfléchi, analysé, retourné dans tous les sens, avant qu'elle ne prenne de réelles décisions. Moi, mon impulsion et mon manque d'implication font que je n'ai aucun mal à me débarrasser d'un mec après avoir obtenu ce que je voulais de lui. Pas de sentiments, juste du bon temps. Et moins de soucis à l'arrivée.

_____

Cela doit bien faire une heure que je traîne sous ma couette. Et quand j'entends Ava qui s'affaire dans la cuisine, il va bien falloir que je me lève. Au fil des jours, nous avons trouvé un rythme dans notre quotidien. Elle est souvent levée avant moi et prend soin de préparer le café. Souvent, je me fais violence pour sortir de mon lit, n'ayant pas vraiment d'emploi du temps à respecter. Mais les moments que l'on partage chaque matin au petit-déjeuner sont devenus -en l'espace de quinze jours- essentiels à mon équilibre. D'un geste franc et plein d'entrain, j'envoie valser ma couette au pied du lit pour me donner le courage d'affronter cette journée qui, je le sais déjà, va me saouler en grande partie. Comme tous les premiers mardis du mois, je suis attendue au cabinet de mon psy, ce cher docteur Koebbel, pour ma séance de torture mensuelle. Un passage aussi délicat qu'obligatoire, sous peine de dire adieu à mon précieux Paxil. J'enfile mon long gilet en laine, et rejoins ma colocataire, déjà toute apprêtée dans son uniforme aux couleurs de « Muriel's Kitchen ». Elle a le nez plongé dans les petites annonces du quotidien londonien.

- Rien de nouveau ce matin dans la rubrique emploi ?

Elle lève les yeux et m'accueille d'un sourire de convenance derrière une inquiétude que j'arrive désormais à discerner.

- Si je veux me recycler dans le démarchage téléphonique, le porte-à-porte, ou le dog-sitting, je n'ai que l'embarras du choix !

Elle referme le journal et le place devant moi.

- En revanche, ils recherchent pas mal d'infirmières. Me dit-elle.

Piquée au vif, je ne relève pas sa remarque pour ne pas l'accabler de mon humeur de chien.

Comme à son habitude, Ava est scotchée sur son téléphone, en pleine conversation avec Alex. Ils sont vraiment comme cul et chemise ces deux-là. Il m'a l'air surtout un peu pot de colle. Ma coloc' met fin à son échange pour terminer son morceau de brioche.

Son portable re-vibre sur le plan de travail. J'aperçois une petite enveloppe sur l'écran avec le prénom de son cher Louis à côté. Toute gênée que je l'ai remarqué, elle s'empare de son smartphone et ouvre le message en question. Elle le lit et laisse échapper un petit rictus, mais verrouille aussitôt son écran.

- Tu ne lui réponds pas ?

- Je verrai plus tard.

- Toujours aucune idée de ce qu'il fait dans la vie... ?

Elle place sa tête entre ses mains en accentuant sa mimique buttée.

- Je ne sais pas comment tu fais pour ne pas lui avoir posé la question !

- On ne s'est revus qu'une seule fois depuis Hyde Park, autour d'un café. Je préfère qu'il me le dise de sa propre initiative. Je n'ai pas envie de le brusquer.

- Il n'est pas en sucre ce jeune-homme. Il est le bienvenu à l'appart' en tout cas.

- Mais ne t'en fais pas, je finirai par te le présenter un jour.

- Aaaaaah, c'est que ça devient sérieux !

Je ne peux pas m'empêcher d'agiter mon doigt devant son nez, tout sourire, pire qu'une vieille réclamant une risette à un bébé. Ava grimace à ma singerie et rougit sévèrement.

Elle se lève de son tabouret et rince sa tasse qu'elle laisse sécher sur le rebord de l'évier.

- Allez, je file.

- Et tu te défiles !

Sur quoi elle me tire aussitôt la langue. Donc, je n'ai pas tout à fait tort.

_____

Et me revoilà, pour la énième fois, assise dans cette salle d'attente parmi des cinglés en manque affectif, qui viennent se lamenter sur leur vie sans intérêt. En dix ans de suivi, ça fait bien longtemps que j'ai arrêté de compter le nombre de séances superflues. Cet endroit qui aurait pu devenir familier avec le temps, me rend plus que mal à l'aise. Le bâtiment d'architecture historique, les deux grognasses de l'accueil, le mobilier hors de prix, les œuvres d'art accrochées aux murs qui contrastent avec les affichettes de sensibilisation aux messages faussement positifs... Sans parler de cette moquette rouge à gerber. Tout ici me donne envie de partir en courant. Mais je sais que dans cinq minutes, je poserais mon cul -sur un fauteuil qui vaut trois fois mon loyer- devant ce type qui prétend tout savoir sur ma vie.

J'essaie de faire bonne figure pendant toute la séance, pendant que Koebbel prend des notes sur son calepin, ponctuant chacune de mes phrases par un agaçant « mhmh ». Une caractéristique bien connue des psychiatres pour inviter le patient à développer. Tout ce que j'ai en tête, c'est de terminer au plus vite cet entretien, et repartir avec mon ordonnance.

Après avoir déblatéré pendant une demi-heure, Koebbel met fin au supplice. Parler de moi n'est pas ce que je préfère. Il m'invite à m'asseoir devant son bureau.

- Vous n'avez toujours pas repris contact avec vos parents ?

Cet enfoiré sait pertinemment que je ne l'ai pas fait puisqu'il voit ma mère toutes les semaines. La faille émotionnelle de la famille Benett fructifie son compte en banque depuis une décennie.

Je lui témoigne mon impatience, les bras croisés, fixant son ordonnancier des yeux. Il finit par comprendre et pointe son stylo sur le papier, mais relève aussitôt la tête.

- Vous savez, mademoiselle Benett, il y a une nouvelle molécule sur le marché des antidépresseurs qui fait des miracles. Je vous encourage fortement à faire l'essai.

- Pourquoi changer ? Je sais très bien que le Paxil est efficace.

- Justement. Vous commencez à trop vous y accoutumer.

- Foutaises.

Il croit quoi ? Que je vais prendre le risque de repartir à zéro juste parce que monsieur veut tester un fichu placebo.

- En tant que thérapeute, je suis dans l'obligation de vous faire part de ce qui est bon pour vous.

- Je sais ce qui est bon pour moi, merci.

Il souffle et me prescrit enfin mon sésame pour la sérénité.

_____

Besoin de me vider la tête, de penser à autre chose. En plus, j'ai une grosse fringale. Je décide de me rendre chez « Muriel's Kitchen » à Leicester Square, histoire de faire un petit coucou à Ava. C'est la première fois que je lui rends visite sur son lieu de travail. J'ai hâte de la voir s'agiter dans son petit tablier vichy digne de la parfaite femme au foyer. Ça va être drôle.

Pendant le trajet en métro, un gars plutôt beau-goss prend place sur la banquette, face à la mienne. Au bout de quelques minutes, je déduis de son insistance à me regarder qu'il me fait de l'œil. Je rentre rapidement dans son jeu, soutenant son regard le sourire aux lèvres. Je me ravise immédiatement. Merde Joy, tu ne vas pas te taper le moindre blaireau assoiffé. Je deviens alors froide comme la glace, le laissant dubitatif devant mon attitude instable. Plus que deux arrêts à feindre l'indifférence.

Au début, Ava semble surprise de me voir débarquer ici. Mais rapidement, elle se pavane devant ses collègues et vient prendre ma commande.

- Je ne m'attendais pas à te voir ici.

- Oh, j'étais dans le coin.

Mensonge numéro un. Je viens de me taper trente minutes de métro et une putain de frustration sexuelle.

- Qu'est-ce que tu as fait de ta matinée ?

- J'ai traîné un peu dans les boutiques sur Oxford.

Mensonge numéro deux.

- Je te sers quelque chose ? Me demande-t-elle, enjouée.

- Je te fais confiance, j'ai une sacrée dalle ! Surprends-moi !

Elle revient quelques minutes plus tard, une grande assiette bien garnie sur un plateau. Ça a l'air super appétissant : un œuf sur le plat, des haricots, du bacon, des tomates, des champignons et un morceau de pain grillé. Un parfait english breakfast.

- Et voilà madame ! Je t'apporte un thé ou une boisson fraîche ?

- Un café fera l'affaire !

- Tu sais que tu es une chieuse, toi !

- Je sais.

Un coup de fil vient interrompre mon repas. Owen. Qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir ce trou du cul ? Il m'avertit d'une soirée spéciale au Club 49 à Soho. Pourquoi pas, ça me changera les idées.

D'un claquement de doigts, je taquine Ava pour avoir mon café. Elle s'exécute dans la seconde. Mignonne.

- Tu as prévu quelque chose de ton après-midi ?

- Non rien du tout. Je termine mon service à 14h30. Si tu as une idée, je suis preneuse.

- Tu as déjà visité Tower Bridge ? Si tu n'as pas trop le vertige, c'est super cool à faire.

- C'est là où il y a un sol en verre non ?

- Absolument. Et la vue est superbe.

- C'est vrai que je n'ai pas encore pris le temps de visiter les lieux touristiques de la ville, donc c'est avec grand plaisir.

Celui qui paraît être le gérant du restaurant indique à Ava qu'il y a des tables à débarrasser. D'un signe de tête, je lui indique que je la laisse tranquille. Je n'ai pas envie de lui créer des ennuis dans son nouveau job.

Ma dernière gorgée de café en bouche, j'aperçois un mec entrer. Plutôt bien sapé : un trench-coat beige, une chemise blanche et un jean bien ajusté. Il a l'air de chercher quelqu'un. Rapidement, ses yeux se posent sur ma coloc'. Il semble vouloir capter son attention. En tout cas, il n'est pas là pour boire le thé. Je crois avoir compris qui c'était. Ava continue de nettoyer, sans le remarquer. Les bras chargés de vaisselles sales, elle retourne vers la cuisine. Je décide de lui faire signe pour qu'elle lève les yeux. Mais dès l'instant où son regard croise celui du jeune-homme, elle se prend les pieds maladroitement dans une chaise. La porcelaine termine en morceaux sur le sol, créant un lourd silence dans la pièce. Oh merde, la pauvre. Je n'aurais pas dû l'interpeler. Elle pique un fard instantanément et s'empare d'un balai. Je me lève pour aller l'aider. Louis ne sait clairement plus où se mettre. Il se décide à venir vers nous.

- Je suis vraiment confus.

Ava lève la tête en ajustant son tablier. Elle esquisse tout de même un timide sourire. Je décide de prendre les choses en main pour la soulager.

- Salut, je suis la coloc' de Ava !

- Enchanté, Joy c'est ça ?

J'acquiesce d'un signe de tête et lui rend sa poignée de main. C'est étrange, j'ai l'impression de l'avoir déjà vu quelque part. Il se tourne immédiatement vers Ava.

- Je ne vais pas te retenir plus longtemps, je venais te proposer que l'on se voit après ton travail. À moins que tu n'aies déjà quelque chose de prévu ?

Ava cherche mon soutien de ses yeux implorant.

- Bah c'est-à-dire que Joy et moi...

Je la coupe d'emblée.

- On remettra ça à plus tard, t'inquiètes. Elle est dispo !

Il m'adresse alors un sourire radieux, mais surtout curieux que ce soit moi qui réponde à sa place. Putain, je suis sûre de le connaître.

- À quelle heure tu termines ?

- 14h30.

- Parfait, je viens te chercher.

Il se retourne vers moi les lèvres pincées.

- À bientôt Joy.

- Ravie de t'avoir rencontré.

Je l'observe s'éloigner, d'un air perplexe. Bon sang, où est-ce que je l'ai vu ? Mon souffle se coupe, les yeux ébahis. Ça y est, ça me revient. Je me retourne immédiatement vers Ava. Elle semble toute déboussolée par la scène qui vient de se passer. J'avoue que c'était gênant. Elle lit dans mon regard une certaine stupéfaction.

- Tu l'avais déjà vu ?

- Non jamais.

Mensonge numéro trois : je sais exactement qui est ce gars.

Il s'agit de l'un des leaders du groupe le plus adulé de la scène pop/rock britannique : les One Direction. Finalement, lire la presse people, ça peut aider. À moi maintenant de tenir ma langue.


▽▼▽











Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top