Chapitre 30
♫ « Made of stone »- Matt Corby ♫
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Ava
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Ma semaine de boulot s'achève sur une note positive. L'entreprise vient d'être choisie pour refaire entièrement la ligne graphique d'une chaîne de restauration rapide très en vogue à Londres. Et je n'y suis pas pour rien, puisque mes travaux ont fortement pesés dans leur choix. J'y ai mis beaucoup d'énergie et ça a payé. Je n'ai plus qu'à me vider l'esprit et souffler pour repartir la tête pleine de nouvelles idées lundi prochain.
Je ne peux m'empêcher d'entrevoir ce week-end avec une certaine appréhension. En fait, c'est très contradictoire. Je suis à la fois excitée à l'idée que mes parents viennent, mais je suis effrayée de rencontrer ceux de Joy. J'ai lourdement insisté pour qu'elle accepte de les inviter à manger chez nous demain soir et elle n'a cessé de me mettre en garde en me disant que c'était une très mauvaise idée. Si j'ai bien compris, cela fait un bon moment qu'ils ne se sont pas retrouvés tous les trois dans la même pièce. Cependant, à son retour de sa psychothérapie mardi dernier, elle avait subitement changé d'avis, me disant que j'avais sans doute raison, que ça lui ferait du bien de les revoir dans un contexte tel qu'un repas. Une façon aussi pour elle de montrer qu'elle est capable d'être forte et qu'elle sait prendre les bonnes décisions quand il le faut. Je crois en fait que Joy voit la vie un peu comme un champ de bataille. Il lui faut se battre pour gagner. Et elle s'est enfin décidée à faire en sorte de mettre toutes les chances de son côté, munie d'une armée de courage et d'un bouclier d'espoir.
Lorsque j'arrive à notre appartement, de délicieux arômes se dégagent de la cuisine. Mais si l'odeur est agréable, la vue en revanche fait image d'apocalypse. On a l'impression qu'une tornade est passée par là. Et pas n'importe laquelle. Une tornade nommée Joy Benett. Une multitude de plats sales côtoient des épluchures de divers légumes, des sachets d'aliments vides ou entamés, et... Est-ce que c'est de la farine qui se trouve à l'entrée de la salle de bain ? Mais comment a-t-elle fait son compte ? Mon amie est dos à moi et ne m'a pas entendue pousser la porte d'entrée, étant donné qu'une musique punk criarde sort à pleine balle de la chaîne Hi-fi du salon. Elle gesticule dans tous les sens tout en feuilletant un livre de recettes que nous avions acheté ensemble. J'approche avec précaution par peur de ne marcher sur quelque chose dans ce désordre sans nom. J'en profite pour diminuer la musique en passant, ce qui la fait se retourner instantanément vers moi en sursautant légèrement.
- Ah, c'est toi ! S'écrie Joy.
- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ici ?
Elle scrute les environs sans lâcher son livre des mains et ouvre de grands yeux, comme si elle venait elle aussi de découvrir l'étendue des dégâts.
- Je t'assure que je ne m'étais pas rendu compte de m'être à ce point... étalée.
- Je ne suis pas sûr que « étalée » soit le mot qui convienne...
Un peu honteuse, elle pose le bouquin sur le plan de travail, sans faire attention puisqu'elle le lâche pile sur une coulure de jaune d'œuf. Je m'empresse de le sauver avant que la tâche ne le rende irrécupérable, tandis que Joy ouvre le four pour me montrer ce qui semble être l'œuvre de son dur labeur.
- Regarde, j'ai réussi à faire un rôti orloff. Tes parents mangent du porc au moins ?
- Euh, oui bien-sûr.
- Parce que j'ai eu un doute, je me suis dit peut-être qu'en tant que...
Elle semble chercher ses mots.
- ... Personnes de la campagne... Continue-t-elle.
J'attends de voir où elle veut en venir et la laisse se dépatouiller tout en riant intérieurement.
- ... Aide-moi ! Finit-elle par dire, tandis que je pouffe d'un rire franc.
- Joy, ils sont vétérinaires, ils ne sont pas végétariens.
- Ouais, mais je ne sais pas, je me suis dit, peut-être qu'à force de soigner ces pauvres bêtes, ils avaient pitié d'elles. M'explique-t-elle.
- Vous, les gens de la ville, vous avez vraiment une sacrée image des...
Mince, maintenant c'est moi qui ne trouve pas de qualificatif à donner à mes concitoyens de Alston, décrochant un sourire narquois à mon amie.
- Mais tu as conscience que le repas n'a lieu que demain ?
- Il fallait bien que je teste avant d'intoxiquer tout le monde. Répond-t-elle en approchant avec une cuillère en bois sur laquelle elle souffle. Tiens, goûte ça !
Je porte doucement à ma bouche la cuillère qui contient de la sauce de son plat. Force est de constater que c'est réellement bon, j'oublie les arguments que j'avais préparés dans ma tête pour lui faire la morale sur son manque d'organisation. Et puis, je suis contente de la voir finalement s'investir pour ce repas qui ne l'enchantait pas vraiment il y a quelques jours.
- C'est délicieux. Vraiment. J'en conclus que tu as fait les courses toute seule ?
- Oui, comme ça demain, tu fais une grosse grasse matinée -je sais que tu en as bien besoin- et tu te concentres uniquement sur tes parents l'après-midi.
Ce programme me convient parfaitement. Et je sais qu'elle ne sera pas contre l'idée de traîner un peu au lit elle aussi.
- Au fait, comment fais-tu pour faire tes listes de courses si méthodiquement ? Me demande-t-elle tout en commençant à jeter ce qui traîne.
- Ce n'est pas si méthodique que ça.
- Arrête ! Tu avais classé les éléments par ordre précis des rayons dans lesquels j'allais passer.
- Ça s'appelle être organisée.
- Non, ça s'appelle être toquée, désolée de te l'apprendre.
Notre cerveau ne fonctionne pas de la même manière concernant l'ordre et cette cuisine en témoigne à elle seule. Voyant mon regard dépité se balader sur l'étendue du travail, Joy me donne un coup de pied aux fesses et m'oblige à sortir de la zone de conflit.
- File sous la douche. Me dit-elle en me poussant vers la salle de bain. Je m'occupe de ranger tout ça.
- À vos ordres mon général.
Je commence par retirer mes chaussures, que j'ai toujours aux pieds et écoute les conseils bienveillants de Joy. J'ignore pourquoi, mais ce soir, notre sublime baignoire à pattes de lion m'appelle particulièrement. Je n'en ai encore jamais vraiment profité depuis que je suis ici.
- Ça ne te dérange pas si je prends un bain ?
Joy accoure dans la pièce.
- Tu plaisantes ? Inutile de me demander mon accord. Tu es chez toi j'te rappelle.
Elle s'empare d'une boite en métal sur le dessus d'une étagère. À peine l'a-t-elle ouverte que de subtiles fragrances fleuries se répandent autour de nous.
- Et je t'autorise même à me subtiliser une de ces ballistics de bain. Me dit-elle.
- Tu es géniale.
Elle acquiesce puis repart de son côté, un balais à franges sous le bras.
- Mais tu... Commence-t-elle.
- ... Laisses la porte entre-ouverte pour pouvoir discuter ?
Je cerne désormais parfaitement ses attentes. Elle claque des doigts pour m'indiquer que j'ai vu juste. Tout en lançant le robinet d'eau, j'entreprends de choisir une des boules effervescentes que Joy m'a laissées. Mon choix se porte sur la plus neutre d'entre elles, d'un blanc éclatant, mais qui dégage une agréable odeur de pomme. J'ai toujours entendu beaucoup de bien de la marque Lush, mais comme Alston est dépourvue de la moindre boutique vendant leurs produits, je n'ai jamais eu l'occasion, ni l'idée de les tester.
J'attache mes cheveux en chignon et me déshabille en vitesse, par peur que Joy ne fasse irruption. Je ne suis toujours pas à l'aise avec l'idée de ne plus avoir notre intimité préservée l'une de l'autre. La boule se dissout instantanément dans l'eau chaude du bain et je ne perds pas une seconde pour m'y plonger. Joy refait son apparition un bon quart d'heure après, tandis que je me prélasse parmi la mousse.
- Alors, Louis n'est pas trop déçu de ne pas t'avoir pour lui demain ? Me demande-t-elle en s'asseyant sur l'abattant de la cuvette des toilettes une lime à ongles à la main.
- Non, ça devrait aller.
J'ai une question qui me taraude l'esprit, sur laquelle j'aimerais avoir son avis.
- Tu trouverais ça précipité si je lui présentais mes parents ce week-end ?
Le visage de mon amie devient alors inquisiteur, voir un brin moqueur. Mais sa réponse me rassure sur mes intentions.
- Si tu considères au fond de toi que c'est le moment, alors fonce. Ça semble très sérieux entre vous après tout.
- J'hésite à lui demander. Mais d'un autre côté, je ne suis pas certaine de parvenir à cacher encore longtemps son identité à mes parents. À Alston, dès que j'avais un copain, ils le savaient dans la semaine.
- Ils risquent de ne pas revenir ici avant un moment en plus. Ajoute Joy. Je pense que tu devrais le faire.
Elle a conscience de ne pas être un réel exemple en la matière, mais elle sait faire preuve d'une grande compréhension quand on lui demande conseil. J'écrirais un message à Louis ce soir en essayant de le mettre sur la piste pour voir ce qu'il en pense.
- Au fait, tu ne connais pas la dernière ?
Joy lève les sourcils, attendant la suite, peu habituée à ce que ce soit moi qui lui annonce des scoops.
- Harry a quitté Carolin.
Elle se redresse, soudainement très intéressée par ce potin digne de ses magazines préférés.
- Quand ça ?
- La semaine dernière apparemment.
- Mais, je ne comprends pas, il était avec elle à Milan pour ses défilés !
Je ne devrais même pas être surprise qu'elle connaisse ce détail qu'elle a certainement vu sur un site quelconque, preuve qu'elle continue à s'intéresser à ce que la presse raconte de leurs vies privées. Le regard perdu dans le vide, Joy finit par se lever et repart sans un mot vers le salon. Pour quelqu'un qui n'apprécie pas la copine de Harry, j'aurais pensé que la nouvelle lui aurait fait plus plaisir que ça. Un petit son suraigu ressemblant à un cri me parvient de l'autre pièce.
- Ça va Joy ?
- Oui, oui tout va bien. Le rôti sera bientôt prêt ! S'écrie-t-elle.
L'eau du bain, qui commence à refroidir, me force à sortir un peu à regret tellement j'étais relaxée et détendue. J'enfile mon peignoir et rejoins ma colocataire qui est venue à bout du ménage en un tour de main. La cuisine ressemble enfin à celle que j'avais quitté ce matin en partant travailler.
- On va manger la même chose deux soirs d'affilés. S'excuse Joy en mettant une assiette bien garnie devant moi.
- Ça ne fait rien.
Elle a préparé des pommes de terre sautées et une jardinière de légumes pour accompagner la viande. Son savoir-faire m'impressionne, et je crois qu'elle s'impressionne elle-même. Les premières bouchées se font dans un mutisme total, tellement chacune d'entre nous se délecte de ce qu'elle mange.
- Alex ne risque pas de venir avec tes parents demain ? Me demande Joy, rompant le silence.
- Non, je ne pense pas. Ça doit bien faire une semaine que nous n'avons pas échangé le moindre message.
Pour le moment, l'attitude de Alex m'exaspère davantage qu'elle ne me blesse. J'ai le sentiment qu'il fait tout de son côté pour nuire à notre amitié ou me faire ressentir de la culpabilité d'avoir mis une telle distance entre nous. Il a toujours été compréhensif dans mon choix de venir à Londres pour commencer ma carrière de graphiste, et maintenant que j'ai enfin trouvé un emploi dans lequel je m'épanouis, il persiste à bouder dans son coin. Car je sais pertinemment que c'est ce qu'il fait.
- Au fait, tu as pensé à inviter ton frère au repas ?
Joy reste toujours évasive à son sujet. Peut-être est-elle en froid avec lui également. Elle m'apporte une réponse sèche et directe.
- Il ne viendra pas.
Visiblement, elle n'est toujours pas prête à développer sur le sujet. Je ne lui en tiens pas rigueur.
- D'accord.
Comme si ma question avait jeté un froid, elle se montre peu bavarde le reste du dîner. Une fois mon assiette terminée, je m'étire longuement les jambes avant de me lever pour débarrasser.
- Je vais faire la vaisselle. Toi, choisis-nous un film à regarder. M'ordonne Joy. Mais pas un de tes trucs à l'eau de rose.
Il est vrai que j'avais presque perdu de vu ce petit rituel que nous avions instaurés depuis mon arrivée. Chaque vendredi soir quand elle ne travaille pas de nuit, nous avions pris l'habitude de regarder quelque chose ensemble. Maintenant que je passe presque tous mes week-ends chez Louis, je ne m'étais pas rendu compte que nous n'avons pas fait ça depuis un bail. Seulement, mes goûts en matière de films ne s'alignent pas toujours aux siens. Mais nous parvenons généralement à faire des concessions pour tomber d'accord.
Je prends possession de la télécommande et lance l'application de vidéos à la demande sur la télévision. Je zappe directement la catégorie « Romances », vers laquelle je serai allée spontanément en temps normal, pour passer aux « Comédies ».
- Tu as vu la suite du film « Les Miller » ?
Je l'entends rire dans mon dos. Non, je n'ai pas choisi ça parce qu'ils portent mon nom de famille.
- Pas vu, ça me va ! Me dit-elle.
Allez, adjugé. Je sélectionne le film et le laisse charger en attendant que Joy ne me rejoigne sur le canapé. J'en profite pour envoyer un message à Louis concernant ce que je souhaite lui demander. Une question ouverte sur son planning d'après-demain devrait moins le brusquer.
Moi, 21:03 : « Tu fais quelque chose en particulier dimanche ? »
Louis, 21:04 : « Un tournoi de foot super important... sur console :) »
Je pige rapidement qu'il me fait encore marcher. Surtout quand son deuxième message arrive quelques secondes après.
Louis, 21:04 : « Ce sera un plaisir de faire la connaissance de tes parents. Si c'est bien à cela que tu fais allusion. »
Il n'a pas été long pour comprendre où je voulais en venir. Tant mieux.
Moi, 21:05 : « Tout à fait :) C'est quoi le plus simple pour toi ? Chez moi ? À l'extérieur ? »
Louis, 21:06 : « Peu importe. À l'extérieur ça me va aussi. Je prendrai mes dispositions avec Preston pour ne pas que l'on soit trop dérangés. »
Moi, 21:07 : « Je réfléchis à tout cela demain et je te tiens au courant. Bonne soirée ♡ »
Louis, 21:07 : « Bonne nuit trésor. À dimanche. »
Joy me lance un plaid à la figure avant de s'installer à côté de moi, un sachet de cochonneries chocolatées à la main. Elle s'emmitoufle en me laissant un bout du tissus douillet. Je lui souris et active la lecture du film. Ces petits moments m'avaient manqués.
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Je viens de passer un excellent après-midi avec mes parents à leur faire découvrir le côté calme et reposant de Londres. La ville a tant à offrir quand on s'écarte un peu des zones touristiques. Nous avons exclues les attractions de notre parcours pour nous concentrer uniquement sur ce qui fait aussi le charme de la ville, à savoir les parcs et les quartiers en périphérie de Buckingham Palace. Après une longue matinée passée dans le train, je ne pense pas qu'ils avaient envie de perdre leur temps à faire la queue pour découvrir des lieux bondés de visiteurs du monde entier. Ils reviendront une autre fois pour cela. J'aurai pensé que ma mère se serait montrée plus curieuse concernant la personne avec qui je suis en couple, mais elle n'a pas cherché à m'interroger. Probablement parce que mon père n'aime pas forcément que l'on aborde ce genre de sujet quand il est dans les parages. Je suis sa fille unique, alors même si j'ai vingt-trois ans, je sais qu'il me voit toujours comme son bébé.
Il est déjà tard lorsque nous décidons de prendre le chemin de l'appartement.
- Préviens peut-être ton amie que nous rentrons. Me conseille ma mère.
Je vois bien que sa phrase n'a rien de péjoratif, qu'elle se veut prévenante avant tout. Mais je pense aussi qu'elle trouverait regrettable de se retrouver dans la même situation de gêne que la première fois qu'ils étaient tombés sur Joy.
- Oui, tu as raison.
Moi, 18:55 : « Coucou ! On ne va pas tarder à rentrer. Il n'y a besoin de rien d'autre à la maison ? »
Joy, 18:57 : « Non c'est bon. Et l'appartement n'a jamais été aussi propre :) À tout de suite ! »
On sent bien qu'elle s'en veut de cette fois où mes parents avaient découvert un appartement sans dessus-dessous lorsqu'ils étaient passés à l'improviste le lendemain de sa catastrophique soirée. Depuis, je n'ai cessé de redorer son blason auprès d'eux en leur vantant tous les mérites de ma chère colocataire, qui n'a pas que des mauvais côtés, bien au contraire. Et j'espère que ce soir saura confirmer mes dires à son sujet. J'ai tenu à les avertir également qu'elle n'a pas vu ses parents depuis longtemps, pour qu'ils ne soient pas surpris s'ils semblent un peu distants ce soir.
La Joy que nous découvrons, lorsque nous passons la porte, est aux antipodes de celle qu'ils avaient croisée il y a un mois et demi. Toute apprêtée, elle a attaché ses cheveux en arrière, en leur donnant un subtil volume sur le dessus de la tête. Elle porte un maquillage beaucoup plus discret que d'ordinaire et une tenue qui la ferait passer pour la parfaite housewive américaine : un chemisier à manches trois-quart bleu marine et un pantalon noir, relevés par de jolies chaussures vernies de la même couleur. Sans parler de l'expression ravie sur son visage lorsqu'elle nous voit enfin arriver.
- Bonsoir Monsieur et Madame Miller. Leur fait-elle en leur serrant la main.
- Ravie de te revoir Joy. Lui dit ma mère en illustrant sa phrase par son éternelle bonne humeur. Pas de chichi entre nous, appelle-nous par nos prénoms, Ron et Judy.
Elle tend à mon amie un bouquet de lys qu'elle a tenu à prendre sur le chemin du retour. Mon père, quant à lui, lui rend sa poignée de main et lui adresse un simple « bonsoir », mais venant de lui, c'est déjà un bel effort qu'il le dise avec le sourire. Depuis la fois où ils étaient venus, et où ils n'avaient fait que survoler l'appartement, pas mal de choses ont changées. Nous avons pris le temps de personnaliser un peu plus le lieu à notre goût, en y apportant des touches de décoration féminine qui relèvent l'aspect vintage de l'endroit. Des petits objets géométriques dans les tons dorés réchauffent les meubles pour la plupart blancs et épurés et le canapé que nous avons changé, orné d'une multitude de coussins graphiques, appelle à se relaxer. Je me suis permis quelques fantaisies, que Joy a accueillies avec enthousiasme, comme un tableau végétal dans les tons roses près de l'entrée, ou encore des boules en verre contenant des mini-jardins accrochées au plafond près de la fenêtre du salon. Ma mère balade ses yeux un peu partout. Je sais qu'elle reconnaît immédiatement mes touches personnelles dans ce décor.
- J'espère que vous avez faim. Nous dit Joy en se dirigeant vers la cuisine pour mettre les fleurs dans l'eau. Je pense avoir cuisiné pour un régiment.
- Tu as bien fait, on est affamés. Répond ma mère. Tu veux un peu d'aide pour terminer de tout mettre en place ?
D'abord surprise par sa proposition, Joy finit par lui indiquer les assiettes et les couverts qu'elle a empilés dans un coin de la table.
- Volontiers. Lui fait-elle tout en apportant les serviettes.
J'aide ma mère à placer les assiettes, mais Joy a déjà fait le plus gros du travail. On voit qu'elle y a mis beaucoup de cœur. L'horloge de la cuisine indique qu'il est presque dix-neuf heures trente.
- Tes parents ne devraient plus trop tarder.
Comme si ma constatation venait de lui mettre la réalité devant les yeux, Joy se tétanise littéralement. Un tremblement de main échappe à son contrôle et l'empêche de continuer à plier correctement une serviette. Je lui prends le bout de tissus des doigts.
- Laisse, je m'en occupe.
- Merci.
J'observe mon père du coin de l'œil. On voit qu'il ne sait pas trop où se mettre. Je vais vers le réfrigérateur pour lui apporter une bière fraîche.
- Tiens papa.
- Merci ma chérie.
- Il n'y a pas un match de football ce soir ?
Il me semble avoir entendu Louis en parler avec Niall cette semaine.
- Si. Me répond mon père. Arsenal contre Tottenham.
- Oh. C'est diffusé sur quelle chaîne ?
Mon père me lance un regard amusé en constatant que je ne sais toujours pas que les matchs importants sont retransmis sur la plus grosse chaîne du pays. Je ne connais strictement rien dans ce domaine, mais suffisamment pour savoir qu'un match de l'équipe nationale numéro un ne se manque pas pour un anglais qui se respecte. Et en voyant son grand intérêt au moment où j'allume la télévision, je comprends mieux pourquoi Louis n'avait pas l'air si dérangé que l'on ne passe pas la soirée ensemble.
- Tu peux couper le son. Me dit mon père. Je ne veux pas vous déranger avec ça.
Juste au moment où j'ajuste le volume, la sonnette de l'appartement se met à résonner. Je me retourne vers Joy. Elle s'élance, non sans une certaine hésitation, vers la porte d'entrée en s'arrêtant devant le miroir pour vérifier si sa coiffure est en place. Mais elle n'a pas de doute à avoir. Elle est parfaite. Laissant échapper un soupire pour se donner du courage, elle tourne la poignée.
- Bonsoir Joy. Fait immédiatement l'homme grisonnant qui se tient devant elle.
Monsieur Benett en impose par son impressionnante carrure. Un peu en arrière, j'aperçois une femme très mince, et constate rapidement de qui Joy tient sa belle chevelure blonde. Mon amie se retourne vers mes parents et moi.
- Vous nous excusez une petite minute. Dit-elle tout en sortant sur le perron avec les deux nouveaux arrivants.
Je lui souris pour lui indiquer qu'il n'y a pas de soucis. Elle a sans doute besoin d'un petit moment seule à seule avec eux. Ils réapparaissent peu de temps après et je suis rassurée de voir que Joy a le sourire.
- Ava, je te présente ma mère, Margaret et mon père, Charles. Commence Joy tandis que ses parents me saluent. Maman, papa, voici ma chère colocataire, Ava, qu'il vous tardait tant de rencontrer.
J'ignorais qu'ils avaient déjà parlés de moi. Ce qui me frappe à première vue chez eux, c'est leur prestance. On voit tout de suite qu'ils appartiennent à une classe aisée, voir très privilégiée. Joy ne m'a jamais parlé de ce détail, ni des métiers qu'ils exercent.
- C'est un plaisir de faire enfin votre connaissance Ava. Me dit son père en me tendant ce qui semble être une bouteille de vin blanc, soigneusement coffrée dans du bois.
- Moi de même Monsieur Benett.
Contrairement à tout à l'heure avec mes parents, il ne me reprend pas lorsque je l'appelle par son nom de famille. Mais d'un côté, je ne me vois pas l'appeler Charles. Il ne met pas forcément très à l'aise au premier abord. Ses sourcils broussailleux et sa moustache à l'anglaise endurcissent les traits de son visage. Joy le débarrasse de son épais manteau beige et de son écharpe à carreaux. Son épouse donne l'impression d'être très effacée par rapport à lui, en témoigne la façon qu'elle a de toujours se tenir quelques centimètres derrière son mari. Elle porte un tailleur dans les tons gris sur lequel je reconnais l'écusson d'une grande marque de luxe. Ses cheveux parfaitement coiffés en coupe au carré lui donnent un air froid et autoritaire.
Nos parents commencent à discuter entre eux, tout en prenant l'apéritif dans le salon, avec une aisance remarquable pour des gens qui sont loin d'être du même milieu. Même s'il ne s'agit que de banalités pour le moment, la soirée commence plutôt bien, ce qui rassure Joy autant que moi. Son père entame même une discussion avec le mien autour du match de football qui défile à la télévision, ce qui ne semble d'ailleurs déranger personne.
- On va peut-être passer à table ? Demande Joy une fois les verres de tout le monde vides.
- Excellente idée. Répond ma mère en se levant la première et en nous aidant à ramasser les coupes.
Joy et ses parents semblent danser d'un pied sur l'autre dès qu'ils commencent à échanger quelques mots. On voit bien qu'ils sont loin d'être à l'aise dans cette nouvelle situation. J'apporte rapidement le lourd plat contenant le rôti que mon amie s'est appliquée à refaire spécialement pour aujourd'hui et le pose au centre de la table.
- Ça a l'air délicieux Ava. Me dit le père de Joy.
- Je n'y suis pour rien, c'est votre fille qui a tout fait.
Surpris, Monsieur Benett lève les yeux vers elle, mais n'ajoute rien à ce sujet. Joy et moi nous tenons chacune à un bout de la table et nos parents sur les côtés. Je m'apprête à commencer de servir les assiettes quand le père de mon ami m'interrompt.
- Je m'excuse, mais vous ne voyez pas d'inconvénients si je dis le bénédicité ?
- Non, pas du tout.
Je me rassieds à ma place et attends qu'il reprenne la parole. Je n'ai pas été élevée dans la religion, puisque ma famille est athée. Joy me lance un regard confus et laisse son père faire à sa guise.
- Seigneur, bénis cette table. Commence-t-il. Et que ta main secourable donne à tous le pain et le vin quotidien. Au nom du père et du fils, et du saint esprit. Amen.
Un « Amen » général résonne dans la pièce, comme si le fait d'avoir souvent vu cela dans des films au cinéma faisait que l'on savait exactement quoi répliquer.
- Nous allons pouvoir ouvrir le chardonnay. Ajoute Charles, indiquant qu'il parle de la bouteille qu'il a apportée. Je le fais spécialement importer de France. Vous allez voir, il provient d'un excellent vignoble.
Ni mes parents, ni moi ne sommes de vrais connaisseurs en matière de vin français. Le père de Joy débouchonne la bouteille tandis que nous commençons à remplir les assiettes. Il sert un verre à mon père.
- Vous m'en direz des nouvelles mon cher Ronald.
Je sais qu'il déteste quand les gens l'appellent par son prénom en intégralité au lieu de son diminutif. Mais mon père le remercie poliment tout en continuant à zyeuter la télé. Le repas commence dans le calme, chacun étant plus occupé à goûter le délicieux repas, qui me paraît encore meilleur que la veille.
- Tu t'es surpassée Joy. Lui dis-je.
- Oui, c'est vraiment excellent. Ajoute ma mère.
Elle nous remercie timidement, attendant peut-être que l'un de ses parents rebondisse. Mais au lieu de ça, son père se met à nous parler de son travail et interroge mes parents sur le leur. Je comprends tout de suite mieux d'où provient cette aisance lorsqu'il annonce être à la tête d'une des plus grosses banques du pays qui se trouve dans le quartier d'affaires que les londonien surnomment « La City ». J'étais persuadée qu'ils n'habitaient pas dans la capitale, mais ils vivent apparemment dans le quartier chic de South Kensington, qui ne se trouve qu'à quelques rues au sud de là où nous vivons, séparées par l'immense Hyde Park. Monsieur Benett monopolise une grande partie de la discussion lors du repas. Sa femme n'ajoute rien à son récit, comme si elle était absente de la conversation. Elle s'affaire à trier scrupuleusement ce qui se trouve dans son assiette et picore par-ci par-là quelques bouchées.
Une fois le plat terminé, Joy et moi nous levons pour débarrasser les assiettes. Ce n'est qu'une fois seules dans la cuisine qu'elle s'autorise à me parler en aparté.
- Je ne supporte pas quand il fait ça. Chuchote-t-elle, en s'assurant que personne ne nous regarde.
- Quand il fait quoi ?
- Ça ! Répond-t-elle en le montrant du doigt comme si c'était évident. Faire péter sa richesse à la gueule de tout le monde. Imposer ses croyances, alors qu'il n'est même pas chez lui.
Il est vrai que l'ego de son père est loin de passer inaperçu. On se rend vite compte par sa distinction qu'il est très habitué à la haute société, mais aussi qu'il aime jouer de son statut d'homme puissant.
- En tout cas, je trouve que tu t'en sors très bien. Je sais que ce repas est une grande étape pour vous, et je suis fière de te voir faire autant d'efforts pour que tout se passe bien.
Joy sourit timidement tout en sortant le dessert du réfrigérateur. Lorsque nous revenons à table, la discussion semble tourner autour de nos métiers respectifs à elle et moi.
- Ava a rapidement décroché un emploi ici. Explique ma mère.
- C'est tout à son honneur. Ajoute le père de Joy. On s'aperçoit vite en la voyant que c'est le genre de jeune femme qui sait ce qu'elle veut.
- Oh ça oui. Renchérit mon père, qui semble s'être un peu détaché du match.
- Et j'imagine qu'elle n'est plus un cœur à prendre ? Interroge Charles, comme si c'était une évidence.
- Nous n'avons pas encore eu l'opportunité de rencontrer le jeune homme en question, mais il nous tarde de mettre un visage sur celui qui a su faire craquer notre fille. Dit ma mère.
- Voyons Ava, ne gardez-pas le secret trop longtemps. Ajoute le moustachu, qui se mêle un peu trop à mon goût de ce qui ne le regarde pas.
- Papa, laisse-la. Lui fait Joy en mettant en place les assiettes à dessert.
- N'ai-je pas raison ? S'énerve-t-il légèrement. Quant à toi ma fille, j'attends toujours le jour où tu te décideras à te caser.
Sa phrase est aussitôt accueillie avec fracas lorsque Joy dépose bruyamment les petites cuillères sur la table. Son père renchérit, espérant peut-être emporter l'avis de sa femme ou de mes parents vers sa cause.
- À bientôt vingt-sept ans tout de même...
- Je viens à peine d'en avoir vingt-six.
- Ne perds pas de temps, c'est tout ce que je peux te dire. Sinon, il sera trop tard.
Ma bonne humeur est aussitôt saccagée par les mots de son père et une grimace horrifiée prend place sur mon visage. Comment peut-il se permettre de lui dire des choses pareilles devant des gens qu'il connaît à peine ? Donnant l'impression qu'elle va soutenir son époux, Madame Benett sort soudainement de son silence pour nous dire quelque chose.
- Tim doit nous présenter son amie aussi ces prochains jours.
La main de Joy se crispe autour de la spatule à dessert qu'elle tient fermement.
- Tim est votre fils ? Lui demande ma mère.
- Oui, notre fils aîné. Répond-t-elle, sortant enfin de sa coquille.
Je remarque immédiatement qu'aussi bien Joy que son père ont un comportement étrange : Très détaché pour l'un et extrêmement nerveux pour l'autre. Charles se met à se resservir allègrement en vin blanc, tandis que Joy ne quitte plus sa mère du regard.
- Il a un avenir très prometteur vous savez. Continue-t-elle. C'est un sportif de haut niveau.
- Maman... Marmonne Joy.
- Quoi ? Je ne fais que dire la vérité. Ajoute-t-elle, devenant presque exubérante en comparaison à la femme calme et effacée qu'elle était depuis le début de la soirée.
Mais une fissure dans le regard de mon amie m'indique que quelque chose cloche dans ce qu'elle raconte.
- Il est dans l'athlétisme, il a obtenu une bourse pour l'université...
- Maman, arrête. La coupe de nouveau poliment Joy, cherchant l'aide de son père qui ne bronche pas mot.
La sérénité du début de soirée semble nous filer entre les doigts. Mais inutile de s'affoler pour rien. Tout est encore sous contrôle.
- Joy enfin, c'est malpoli. Poursuit Margaret. Il ne tarie pas d'éloges sur cette jeune femme qu'il a rencontrée depuis peu, je...
- Maman stop !
Enfin, j'ai peut-être pensé trop vite. Joy se lève de sa chaise pour indiquer à sa mère qu'elle va sans doute trop loin, bien que j'ignore toujours en quoi l'entendre évoquer son frère la froisse autant. La panique m'échauffe le ventre lorsque je réalise que la situation dérape progressivement. Je braque mes iris sur ma colocataire dont la quiétude a fichue le camp. Des traits d'anxiété que je n'avais pas vus depuis un moment refont leur apparition.
- Mais enfin chérie !
Elle lève le ton pour indiquer à Joy qu'elle dépasse les bornes, mais vu la panoplie d'émotions que je lis sur le visage de mon amie, je sens bien qu'elle ne compte pas en rester là. Et soudain, comme si elle était allée les chercher très loin, des mots violents transpercent la pièce tandis qu'elle s'efforce de ne pas craquer face à nous.
- Tim est mort maman ! Tu entends ? Mort !
Un lourd silence plane autour de nous suite à cette déclaration fracassante. Mon estomac se retourne lorsque je prends conscience que tout vient finalement de là. Ce traumatisme -que Joy avait évoqué sans jamais me dire ce dont il s'agissait vraiment- qui a fissuré leurs liens, est en fait dû au décès de Tim, il y a probablement un bon nombre d'années déjà. Et sa mère semble en faire un déni complet. Monsieur Benett ne lève pas les yeux de son assiette, comme s'il était habitué à ce que son épouse fasse ce genre de scène.
- Nous allons y aller. Finit-il par dire. Margaret, récupère ta veste, nous partons.
J'ai envie de hurler face au manque de discernement dont il fait preuve face à sa fille qui semble anéantie par ce qu'il vient de se produire. Il se défile et je prends conscience instantanément qu'en réalité, ni lui, ni son épouse, ne connaissent réellement Joy.
- Tu te débines, comme à chaque fois ! Lui lance Joy en le voyant tourner les talons.
- Ce n'est pas si simple. Répond-t-il en enfilant son manteau.
- Quoi, qu'est-ce qui n'est pas simple ? De persister à la laisser croire que Tim est toujours vivant plutôt que d'affronter la réalité ?
- Tu ne sais pas de quoi tu parles. Continue-t-il avant de se retourner vers mes parents et moi. Nous nous excusons pour ce départ précipité. Je pense que vous comprenez.
- Inutile de t'excuser, tout est parfaitement clair ! S'écrie Joy, dont la voix si affirmée commence à faiblir.
- Tu crois être plus forte parce que tu as accepté la situation plus facilement que nous ?
- Que j'ai quoi ?
Sa phrase montre bien tout l'enjeu de leur dispute. Tellement cloîtrés dans leur tristesse, ils n'ont jamais perçu le moindre appel de détresse venant de leur fille.
- Tu ne me connais pas ! Ajoute Joy, qui retient toujours, je ne sais par quel miracle, les larmes qui apparaissent aux coins de ses yeux. Je te mets au défi rien qu'une minute d'affronter ce que j'ai dû affronter par votre faute durant toutes ces années, de trébucher là où j'ai trébuché et de vous relever malgré tout, comme je l'ai fait. Et seulement là, je te permettrai de me juger.
Joy a crié tout ce qu'elle retenait en elle et encore une fois, son père ne saisit pas un mot de cette déclaration poignante.
- On s'en va.
C'est tout ce que trouve à dire cet homme que je peux désormais qualifier de lâche, avant de quitter l'appartement, sous nos yeux ébahis et nos cœurs en morceaux. La porte qui claque sur leur passage me glace le sang, autant que la vision pénible de mon amie qui tente de garder la tête haute.
- Madames, Messieurs : la famille Benett ! S'écrie-t-elle en applaudissant, le visage déguisé sous un faux sourire.
Mon cœur est abattu face à la douleur qu'elle doit ressentir, derrière les faux semblants qu'elle laisse paraître. Comme si rien ne s'était passé, elle commence à faire la vaisselle qui traîne dans l'évier. Je m'approche d'elle, ma mère sur les talons et lui prends l'éponge de ses mains vacillantes.
- Joy, laisse-nous faire. On s'en occupe.
Mon hypersensibilité face à ce genre de situation délicate fait que je pourrais bien craquer, mais je reste forte tant que son courage n'a pas capitulé. Sans dire un mot, ni même échanger un regard, mon amie se dirige d'un pas nonchalant vers sa chambre et s'y enferme.
- J'ai le droit de le rattraper ? Et lui dire quel terrible père il fait ?
Ma mère et moi nous retournons d'un bloc vers mon père, qui vient de dire cette phrase qui a le don de nous redonner du baume au cœur.
- Je serai de ton avis mon chéri. Lui dit ma mère. Mais leurs histoires de famille semblent bien compliquées. Cela dit, tu as raison, c'est un père ignoble.
Comme s'il était connecté à mon esprit, un message provenant de Louis arrive sur mon téléphone alors que j'en ai grandement besoin.
Louis, 22:12 : « Tu as eu le temps de voir avec tes parents pour demain ? »
Un éclat de rire incontrôlé m'échappe en me ramenant à cette réalité. Ma mère comprend immédiatement de quoi il retourne.
- C'est ton petit-ami ?
- Oui. On se demandait si vous seriez d'accord de faire sa connaissance avant de repartir demain.
- Bien entendu. Répond ma mère en nous regardant simultanément moi et mon père. Il ne dit rien, mais il sera content aussi de le rencontrer.
Mon père hausse les épaules, mais acquiesce à ce qu'a dit ma mère.
Moi, 22:16 : « Ils sont partants :) Comment on s'organise ? »
Louis finit par nous proposer de le retrouver dans un café de Soho, dont le gérant le connait bien, et où il a ses habitudes. Une fois la cuisine propre et rangée, mes parents décident de ne pas s'éterniser pour me permettre de retourner voir Joy qui est toujours silencieuse dans son coin de l'appartement. Je les remercie pour leur présence chaleureuse et leur dit à demain.
Le cœur lourd, je pousse légèrement la porte de la chambre de ma colocataire, mais attends son signal avant de ne vraiment y entrer. Cette avalanche de larmes qui coulent le long de ses joues rouges, et qui envoie valser son si parfait maquillage de début de soirée, me transperce le cœur. Et pour la première fois depuis que je la connais, Joy est vulnérable. Ses peurs sont bien réelles et elles se reflètent dans ses yeux noyés par le chagrin. Je m'enfonce dans une tonne de remords d'avoir tant insisté pour que ses parents se joignent à nous ce soir. Elle m'avait pourtant avertie que ça se passerait mal.
Joy finit par lever les yeux vers moi et m'indique d'un signe de main que je suis autorisée à pénétrer dans son repère. Elle tente de retenir une nouvelle montée de tristesse en plissant son nez, tandis que je m'assoie près d'elle sur son lit. Sa douleur m'accable autant qu'elle me met en rogne contre son père qui a tout foutu en l'air en une fraction de secondes. Joy faisait pourtant des efforts pour prendre sur elle et faire en sorte que tout se passe pour le mieux. Ça crevait les yeux. Mais non, il a fallu qu'il fuit face à la détresse de sa fille. Joy laisse divaguer ses pupilles sur la pièce qui nous entoure, comme si elle cherchait une attraction éventuelle qui lui ferait oublier quelques instants cet étau qui lui comprime la poitrine. J'aimerais pouvoir effacer de sa mémoire le chaos de cette fin de repas et qu'elle retrouve ce sourire que je lui connais. Assise à côté d'elle, je n'ose rien entreprendre qui ne la pousse davantage dans son mal-être. Mais Joy prend l'initiative d'attraper ma main pour lui apporter un réconfort immédiat. Ce geste tendre fait flancher ma volonté de lui cacher mes émotions. Mes yeux se troublent tandis que je la regarde de nouveau. Même dévastée, elle n'en reste pas moins magnifique dans sa transparence de sentiments. Ce simple contact semble lui apporte cet appui dont elle a besoin.
Au bout de quelques minutes, elle finit par bredouiller mon prénom.
- Ava ?
Je la regarde alors avec attention.
- Tu peux me rapporter mes cachets, s'il te plaît ?
Je ne m'attendais pas à ce qu'elle me demande cela. Mais si c'est ce qu'elle désire pour effacer sa douleur, je ne peux que l'aider en ce sens.
- Bien-sûr.
Au moment de me diriger vers l'armoire à pharmacie, je me mets à douter. Et si elle en prenait trop ? Si l'envie lui prenait d'avaler tout le contenu de ce flacon ? Ne pouvant me résoudre à ce que cela arrive, je ne lui rapporte que deux gélules, comme stipulé sur l'étiquette, et un verre d'eau fraîche.
D'abord surprise de me voir lui rapporter si peu, elle finit tout de même par avaler son traitement, avant de ne s'allonger à la recherche d'un sommeil réconfortant. Je lui adresse ma mine la plus joviale avant qu'elle ne ferme les yeux et elle me renvoie un léger « merci » du bout des lèvres. Mon sourire a beau être calculé, il n'en est pas moins sincère. Je quitte sa chambre, mais prend soin de laisser la porte entre-ouverte. J'en ferai de même pour la mienne juste à côté.
Quand je la vois, je prends conscience que les personnes les plus formidables sont celles qui ont connu l'échec, la souffrance, le combat intérieur et la perte. Joy a su surmonter une détresse intolérable et cet effort surhumain a fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui : une personne sensible, pleine de compassion, de douceur et d'amour. Même si elle ne voudra jamais l'avouer, elle fait preuve d'une compréhension sans égal sur la vie. La force qui émane d'elle m'impressionne. Et il est plus que temps pour elle d'être heureuse.
_____
Ma nuit n'a pas été de tout repos, car je n'ai cessé d'entre-couper mon sommeil pour m'assurer que Joy allait bien. Mais à chaque fois que je regardais à travers l'entrebâillure de la porte, elle dormait à points fermés. Elle n'a d'ailleurs presque pas bougé. Je suis même allée vérifier si le flacon de Paxil était toujours à la même place pour m'assurer qu'elle n'en ait pas pris d'autres dans la nuit. Visiblement, les deux gélules d'hier soir lui ont suffis pour accéder à la tranquillité.
Au moment de me lever, je fais de mon mieux pour ne pas faire de bruit qui la priverait de ce sommeil réparateur et me prépare en silence à rejoindre mes parents devant leur hôtel, à quelques mètres de l'appartement. Même si je suis persuadée au fond de moi que tout se passera bien avec Louis, je ne peux faire abstraction de cette boule qui me tiraille le ventre lorsque nous prenons ensemble la route du quartier de prédilection de mon petit-ami. J'ai averti mes parents la veille qu'ils n'avaient pas à être surpris par le cadre un peu intimiste de l'endroit dans lequel nous allons le retrouver, puisque Louis est loin d'être un visage inconnu pour un grand nombre de londoniens. Mes parents ont parus surpris de l'apprendre, mais néanmoins compréhensifs. Sur le trajet, ma mère n'a pas pu résister à l'envie de m'interroger davantage et j'ai fini par leur expliquer ce qu'il fait dans la vie. J'appréhendais vraiment leur réaction, car je sais trop bien que le milieu artistique prête souvent à sourire quand on s'imagine que des gens gagnent réellement leur vie en faisant ce qui les passionne. Le monde de la musique ne jouit pas toujours d'une image des plus positives. Mais là encore, ils n'ont émis aucun jugement.
Louis m'a déjà amenée au Milk & Honey, si bien que Jon, le patron, me reconnaît immédiatement lorsque je passe la porte de son café.
- Bonjour Ava, bonjour messieurs-dames ! Ton bellâtre t'attend là-bas. Me fait-il en pointant l'arrière salle du doigt. Je viens prendre vos commandes dans deux minutes.
- Merci.
Une satisfaction intérieure pointe en moi au moment où j'aperçois Louis, assis au fond de la pièce, éclairé par une lumière tamisée dans les tons chauds. Il porte un de ses t-shirts en deux coloris à manches longues que j'adore sur lui. Voir qu'il se montre comme tous les jours pour rencontrer mes parents me fait vraiment plaisir. Il n'a pas cherché à faire d'effort particulier. Il est juste lui.
Les présentations se font rapidement et ma mère ne tarde pas à pointer du doigt qu'ils viennent à peine d'apprendre qui il est. Louis ne semble pas surpris et rebondit avec humour en leur disant qu'il espère ne pas les avoir déçus sur ce point. L'ambiance est très vite détendue et je pressens que le programme qui défile sur l'écran au coin du comptoir aura un rôle à jouer dans le déroulement de cette rencontre, puisqu'il s'agit vraisemblablement de la rediffusion du match d'hier soir.
Louis ne perd pas une minute pour interpeller le patron lorsqu'il pressent qu'un moment décisif va repasser.
- Jon ! Tu peux monter le son s'il te plaît ?
Mon père ajuste sa position afin de mieux voir la télévision.
- Désolé. S'excuse Louis. Mais je tiens absolument à revoir ce but.
- Vous soutenez qui ? Lui demande mon père.
- Manchester United.
Il assigne à Louis un signe de main montrant qu'il ne croit pas vraiment au potentiel de cette équipe.
- Ça passe. Rétorque-t-il. Enfin, je veux dire, ils ne sont pas si mauvais. Ils ont su rattraper leur retard.
- Vous plaisantez ? Ils sont bien meilleurs que la saison dernière ! Réplique Louis.
Je crois que la polémique est lancée. Ce qui pourrait s'apparenter à une dispute n'est en réalité qu'un vif débat entre deux passionnés de football. Ma mère et moi nous retrouvons à les regarder s'échanger leurs avis sur leurs équipes favorites et à faire des pronostics sur les prochains matchs. Elle me lance un discret clin d'œil, comme pour me signifier que mon père ne se montre jamais aussi bavard avec quelqu'un d'habitude. Preuve qu'en un rien de temps, Louis a déjà su se faire accepter. Et cette scène, aussi simple puisse-t-elle paraître, marque d'une pierre blanche le grand tournant de mon existence depuis mon arrivée ici et la trace indélébile que Louis est en train de laisser dans ma vie.
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