Chapitre 16

♫ « Time for a change » - Elephanz ♫


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Joy
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J'ai toujours rêvé de devenir danseuse. À l'époque où rien ne m'importait plus que de lire la fierté dans les yeux attendris de mes parents, je m'imaginais sans problème faire une grande carrière dans ce domaine. Je maîtrisais à la perfection les moues sexy des danseuses de cabaret qui recouvraient les murs de ma chambre et passais le plus clair de mon temps devant mon miroir à me déhancher sur des rythmes endiablés en m'imaginant sous le feu des projecteurs. La seule chose qu'il me reste de cette époque révolue est sans doute mon goût prononcé pour l'exhibition.

Mais le chemin tortueux que m'a fait prendre le destin en a décidé autrement. Aujourd'hui, ma seule gloire réside dans le regard compatissant de mes patients, pour qui j'exerce le plus beau métier du monde, au rythme effréné du pathétique service des urgences de l'hôpital St Mary. Je me demande parfois comment je retire autant de gratitude d'un métier si pénible. Les gardes de douze heures, le travail de nuit, les patients agressifs, les médecins odieux, les blouses en nylon qui grattent, les marques à la taille à cause de l'élastique qui sert trop, les pieds gonflés à la mi-journée, les repas avalés en quelques secondes, les ballonnements, sans parler du salaire de merde... Et tout cela avec le sourire. Ou tout du moins, le sourire qu'il faut s'efforcer de sortir pour faire face à la détresse humaine que l'on rencontre quand on passe les portes du bâtiment.

Au-delà des faux semblants que l'on dessert à la population londonienne en émoi, cet endroit transpire la solitude. On pourrait presque le définir par ce seul mot. Nous, pauvres petits professionnels de la santé, partageons l'indicible dans des conditions exécrables. Et le pire c'est que, par manque de temps, nous n'en parlons presque jamais, car chacun protège son intimité pour ne pas se prendre de plein fouet cette triste réalité.

Avec le temps, j'ai appris à cacher mes émotions, à enfouir mes blessures au plus profond de moi. J'ai l'art et le manière pour inhiber mes sentiments sous ma carapace de grande gueule. L'agitation maladive qui m'habite, je la range dans un petit coin de ma tête pour ne pas me laisser envahir. Le tout, évidemment, à grand coup de Paxil.

Alors, est-ce que je fais toujours le plus beau métier du monde ? Bizarrement, je ne me vois pas exercer quoi que ce soit d'autre.

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- Eh, Madame Rosenbach, c'est à vous de jouer !

Je ne pourrai expliquer pourquoi, mais ce matin je me suis prise d'adoration pour une petite mamie qui commençait à perdre patience seule sur son brancard, au milieu du couloir des urgences gériatriques. C'est donc tout naturellement que je me suis retrouvée à passer mes quelques pauvres minutes de pause déjeuner assise avec elle pour une partie de bridge. La pauvre n'a plus toute sa tête et ne calcule pas grand chose. Mais au moins, ça a le don de l'occuper et je la trouve d'assez bonne compagnie. Je claque des doigts sous son nez pour la maintenir éveillée.

- Vous gagnez là, en plus !

En réalité, je n'ai pas aucune notion des règles du jeu. Mais elle est tellement attachante que j'ai envie de lui égayer sa journée en la laissant penser qu'elle est en train de remporter la partie.

- J'ai un brelan ! S'écrie-t-elle, les yeux plein d'espoir, après avoir passé plus de deux minutes à analyser ses cartes.

- Mais non, c'est pas un poker mamie. On joue au bridge là !

- Au quoi ?

Bon, c'est peine perdue, elle a enlevé son sonotone. Un brancardier arrive pour la conduire en radiologie, mettant fin à notre partie de cartes. Je termine d'engloutir les dernières cuillerées de gelée à la groseille qu'elle m'a gentiment offert de son plateau repas peu ragoutant.

- Debout Benett, arrête de dépouiller les grand-mères ! Me lance-t-il pour me faire chier.

- Oh, c'est ma pause ! Est-ce que je viens t'emmerder moi, quand tu clopes avec les patients de psychiatrie ?

Je me lève du brancard et Madame Rosenbach me remercie de lui avoir tenu compagnie. J'ai toujours adoré le contact avec les personnes âgées, surtout les petites vieilles, elles sont adorables.

Après avoir jeté un coup d'œil au tableau des admissions, qui pour l'instant n'est pas trop alertant, je rejoins le reste de l'équipe en salle de pause. Deux de mes collègues ont le nez plongé dans la dernière parution du journal « The Sun ». Je me stoppe net à la vue de la couverture. En gros titre : « Harry Styles vu en compagnie d'une mystérieuse blonde devant un nightclub ». Putain de merde. Il avait du flair en me disant que j'allai alimenter les ragots. Heureusement, on ne me voit que de dos. Je me joins à elles, en faisant comme si je n'avais rien vu. J'espère qu'il n'y a pas d'autres clichés sur lesquels on puisse me reconnaître.

- Celui-ci passe du bon temps ! Proclame la plus âgée des deux.

Et merde. Elles sont justement en train de lire l'article en question.

- En plus, elle est super vulgaire. Qui montre sa poitrine à un paparazzi comme ça ?

Je me précipite pour en avoir le cœur net. Ils ont au moins eu la décence de flouter mon visage. S'ils ne l'avaient pas fait, je leur aurais collé un procès au cul. Ça m'aurait rapporté un bon paquet de fric. Devant la mine déconfite de la jeune aide-soignante, je déduis facilement qu'elle est sous le charme de ce cher Harry Styles. Ça va être d'autant plus marrant de la faire marcher un peu.

- Bah vous en savez quoi ? Il aime peut-être les chaudasses.

Elle me fusille du regard. Je jubile intérieurement et renchéris.

- Encore une qu'il a certainement ramené à son hôtel. Et Dieu seul sait ce qu'ils ont fait après...

- Chut ! Je ne veux pas entendre ça !

Une petite voix intérieure intervient soudainement pour me faire la morale. Non pas que j'éprouve le moindre remord pour ma collègue. Mais un sentiment étrange me submerge, comme si colporter de tels propos concernant Harry allait à l'encontre de l'impression qu'il m'avait fait ce soir là quand nous avons discuté un moment dehors. Je suis moi-même surprise de penser une telle chose, comme si je venais de le trahir d'un coup de poignard dans le dos. Il y a quelques semaines, jamais je ne me serai ravisée sur un sujet aussi simple que la vie tumultueuse des célébrités. Mais je dois avouer que le fait de les avoir un peu côtoyés me fait voir les choses sous un autre œil. Je ne résiste pas à l'envie de lire le petit paragraphe qui accompagne la série de clichés sélectionnés du magazine.

« Il y a-t-il de l'amour dans l'air ? Harry Styles, le leader des One Direction, a été surpris hier, dimanche 19 mars, en charmante compagnie à la sortie du Libertine, célèbre nightclub londonien. La jeune femme en question, dont l'identité reste un mystère, ne semblait pas farouche puisqu'elle a exhibé ses formes plantureuses aux yeux du paparazzi qui a obtenu ces clichés. Apprêtée d'une robe en dentelle noire des plus sexy, la belle blonde captait totalement l'attention du chanteur de 25 ans. Le couple (j'étouffe un rictus en lisant cette qualification) qui avait pourtant l'air de passer du bon temps ne s'est ni embrassé, ni pris par la main. En tout cas, si Harry Styles a bien tenté de séduire la jeune femme, on peut dire qu'il marque un point niveau originalité. Ils ont pourtant tous les deux pris des chemins opposés, mais l'histoire ne dit pas s'ils ne sont pas retrouvés plus tard pour brouiller les pistes... Affaire à suivre. »

Mon dieu. Et là, je me prends de plein fouet cette facilité déconcertante avec laquelle les magazines people parviennent à inventer de toute pièce une histoire à partir de simples photos de deux personnes discutant innocemment à la sortie d'une boite de nuit. Et dire qu'il doit endurer ce genre de conneries à longueur de temps. Pas étonnant qu'il ne s'égosille pas constamment à démentir chaque article.

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Pour une fois, ma journée n'a pas été aussi difficile qu'elle s'annonçait. J'ai pourtant un sérieux besoin de me vider la tête et de voir du monde. J'espère que Ava sera du même avis, d'autant plus que je sais très bien qu'elle a dû passer le plus clair de sa journée à peaufiner son site Internet et qu'elle aura besoin de mettre le nez un peu dehors. Sur le chemin, je ne résiste pas à l'envie de m'arrêter dans un kiosque à journaux pour me procurer le fameux exemplaire du Sun. Il faut au moins que je partage mon quart d'heure de gloire avec elle.

Dès l'instant où je passe le pas de la porte, Ava a une réaction plutôt bizarre. Alors qu'elle est tranquillement installée dans le canapé avec son ordinateur sur les genoux et des écouteurs sur les oreilles, elle le ferme vivement pour éviter que je ne découvre ses cachotteries.

- Ava Miller... Je rêve, ou est-ce que tu es en train de regarder du porno ?

Elle pique un phare instantanément. Sa réaction m'intrigue. Non, je n'ai pas pu voir juste, ce n'est pas son genre. Pour m'en assurer, je me précipite vers elle et lui prend son Mac des mains. Je le ré-ouvre et tombe nez à nez avec un vidéo-clip d'un tube des One Direction. J'explose de rire. Elle me lance un coussin à la figure.

- Ah ben c'est pas trop tôt !

À sa tête, je vois bien qu'elle réfléchit à ce qu'elle va bien pouvoir inventer comme excuse.

- Je mettais en place mon site Internet, j'ai eu envie de faire une pause...

- Et tes doigts ont ripés sur un de leurs clips !

- En quelque sorte oui.

J'essaie de ne pas rire pour éviter de l'enfoncer davantage dans cet embarra qu'elle éprouve, mais c'est peine perdue. Un large sourire me fend le visage.

- T'as pas à avoir honte tu sais, je trouve ça normal que tu t'intéresses un peu à leur carrière après tout.

Je sors le magazine people de mon sac à main et le lui tends.

- Moi en revanche, j'ai pas fait dans la dentelle.

Ava ne semble pas comprendre tout de suite où je veux en venir jusqu'à ce qu'elle reconnaisse la robe noire que je portais ce soir là.

- Han ! Joy ! Mais c'est toi !

Je pense qu'un visage ne peut pas mieux décrire la stupéfaction que le sien actuellement. Elle tourne précipitamment les pages à la recherche de l'article complet.

- Ne t'en fais pas, ils vous ont épargnés toi et Louis. L'article ne parle que de Harry.

- Mais tu ne m'avais pas dit que tu avais passé du temps avec lui.

- Je n'ai pas jugé important de t'en parler. Le plus croustillant s'était passé dans les toilettes avec Calvin. Et ça, je te l'ai déjà raconté !

- T'es pas possible !

- Et attends de lire, tu vas encore plus te marrer.

La sonnette de l'appartement résonne. Ava se lève pour aller ouvrir.

- Tu attends quelqu'un ?

- Non, mais c'est sûrement ton pote là, Drew, je sais pas quoi...

Je lève un sourcil ne voyant pas de qui elle parle.

- Il est passé dans l'après-midi, je lui ai dit que tu rentrais à 20h30. Il avait l'air pressé de te voir.

Je réfléchis. Drew... Drew... Merde !

- Tu veux parler de Andrew ?

- Oui, c'est ça, Andrew.

Je me lève en vitesse pour m'interposer entre Ava et la porte d'entrée. Ma réaction l'interpelle et elle en déduit qu'elle a dû faire quelque chose de mal.

- Je n'aurais pas dû ?

- Pourquoi tu ne m'as pas envoyé un message pour me prévenir, avant de lui dire de repasser ?

Mon ton, involontairement élevé, ne la ménage pas.

- Tu ne réponds qu'à un message sur dix quand tu bosses ! Comment j'étais censée deviner qu'il ne fallait pas qu'il revienne ? Tu ne me dis jamais rien !

Je reste un peu estomaquée face à son répondant. Mais au moins, ça a le mérite d'être clair. Ava croise les bras devant moi, attendant sûrement que je réagisse à mon tour. Andrew commence à s'impatienter de l'autre côté, et sonne de nouveau.

- Fais-moi une liste des personnes indésirables la prochaine fois, comme ça, on n'aura pas ce genre de soucis. Dit-elle en pointant la porte du doigt, avant de rejoindre sa chambre, son ordinateur sous le bras.

Elle a raison. Je déconne à plein tube. Et le fait de lui cacher une bonne partie de ma vie n'arrange certainement pas les choses. Je prends une profonde inspiration et me retourne vivement face à la porte. Je l'ouvre avec vigueur, puis inter-stoppe l'individu non-désiré d'une main plaquée sur son épaule. Je le force à reculer de quelques pas, pour me retrouver dehors avec lui et referme la porte pour préserver Ava de la conversation qui va suivre.

- Comment oses-tu encore te pointer ici après le nombre incalculable de mises en garde que je t'ai fait ?

- La perspicacité est mon pire défaut !

En plus il se paye ma tronche, je rêve.

- C'est plus être perspicace ça, c'est être suicidaire.

J'insiste bien sur les derniers mots, espérant que ça lui fasse enfin comprendre ma détermination. Mais au lieu de ça, monsieur se pavane devant moi, tout sourire, comme si je lui sortais un numéro d'actrice dont il apprécie la performance.

- Eh oh ! Y a quoi dans ces mots qui n'atteint pas ton minuscule cerveau ?

En même temps, le peu de neurones encore viables qu'il lui reste doivent se battre en duel. Quelques fois, et surtout quand je le vois dans cet état lamentable, je ne peux m'empêcher de m'en vouloir de l'avoir entraîné dans cette galère. Si Andrew est devenu accro aux drogues dures, je n'y suis pas pour rien. Même si je reste persuadée qu'au final, il aurait sombré dans cette spirale infernale sans moi. Mais disons que lui faire partager mes antidépresseurs en soirée y a sûrement participé pour beaucoup. Depuis que je ne lui en fournis plus, il s'est rabattu sur tout ce qu'il est possible et imaginable de trouver en circulation dans les quartiers mal famés de la ville.

- Je ne t'en demande pas beaucoup. Juste un flacon pour me dépanner.

- Comme je te l'avais dit la dernière fois, je n'en ai plus. Mon psy m'a mis sous une autre molécule moins forte. Parce que je vais mieux.

- Ça ne saute pas aux yeux pourtant.

Seul quelqu'un en état de manque comme lui peut repérer les détails qui ne trompent pas. Et là en l'occurrence, je suis trahie par les tremblements incontrôlés de mes mains et mes yeux rougis, pas uniquement par la fatigue.

- Je t'assure que tu te plantes.

- Et là où tu bosses, t'as pas moyen de m'en choper ?

- Est-ce que je dois te rafraîchir la mémoire ? Je te rappelle que ces putains de conneries m'ont coûtées mon ancien job.

- Je dois avoir la mémoire courte.

- Probablement oui !

Il le fait exprès et je le sais. Il finit par capituler plus ou moins en tournant les talons, mais se ravise au dernier moment.

- Au fait, elle a l'air sympa ta coloc'.

S'il cherche à m'énerver encore plus, il a compris sur quelle corde jouer.

- Je t'interdis de remettre les pieds ici.

- Elle n'est pas au courant de ton addiction, c'est ça ?

- Tire-toi de ma cour sur-le-champ ! Ne m'oblige pas à faire intervenir la police !

- Je ne te savais pas si égoïste. Rien ne t'importe plus que toi-même finalement.

- Et toi, t'es qu'un sale junkie, va-t-en ! Je ne le répéterais pas encore une fois.

Je pense avoir été suffisamment menaçante, mais je préfère m'assurer qu'il s'en aille avant d'affronter la colère de Ava. D'après ce qu'elle m'a sorti, je pense qu'elle en a gros sur la patate. Elle n'a pas pensé à mal en l'invitant. Il faut que j'arrête de réagir au quart de tour pour pas grand chose. Depuis ma dernière bourde, j'essaie de faire attention à mon comportement.

Je m'avance à pas feutrés jusqu'à la porte coulissante de sa chambre à demi-ouverte. Je toque délicatement mais n'attends pas son approbation pour entrer. Ava est allongée sur son lit et feuillette le magazine que j'ai rapporté tout à l'heure, tout en écoutant une musique larmoyante au possible. J'ai l'impression d'avoir affaire à une ado mal dans sa peau qui vient de se disputer avec sa mère.

- Eh Miller, tu boudes ?

Je m'empare du plaid soigneusement plié sur le dessus de sa commode. Je m'enroule dedans et m'allonge à côté d'elle, qui ne daigne toujours pas lever la tête.

- Je m'excuse. J'aurai dû te parler de ce gars là avant.

Elle s'assied face à moi, déterminée à entamer une conversation sérieuse.

- Tu connais tout de moi en à peine un mois.

Mon mécanisme de défense refait surface alors que j'imagine déjà l'éventualité d'une question qui me mettrait au pied du mur.

- Moi en revanche, j'ai l'impression de ne rien savoir à ton sujet. Tiens, un truc du bête, mais je ne sais même pas si tu as des frères et sœurs !

Ses derniers mots résonnent dans ma tête tel un puissant bourdonnement. Il semblerait que mon cerveau refuse d'entendre la suite. Mais bizarrement, une réponse évidente franchit mes lèvres.

- J'ai un frère, Tim.

- Ben tu vois ! Rien que ça je ne le savais pas !

- Je suis totalement consciente que je me préserve trop. Mais saches que quand je serai prête, tu seras la première à qui je parlerai.

Ava me lance un regard compatissant. Le fait qu'elle m'accorde ce temps de réflexion dont j'ai besoin avant de me confier me touche. Elle semble déceler mon inconfort et son visage change du tout au tout en un quart de seconde, passant de la tristesse à l'euphorie.

- Dis-donc, tu as fait l'effet d'une bombe pour ta première soirée au Libertine. En tout cas, tu as bien fait de mettre cette petite robe noire.

Je retrouve le sourire instantanément.

- Eh ! Tu m'connais ! Et t'as vu, ils n'ont pas lésiné sur les mots.

- Ton originalité ne leur a pas échappée.

Je l'accompagne dans son éclat de rire bien trop contagieux. Ava change de sujet avec une facilité étonnante. Elle évite toute source de contrariété entre nous. À moi de faire de mon mieux pour aller dans le même sens qu'elle. Mais ce n'est pas toujours évident quand on est spontanée comme moi. Et puis elle a raison, je suis carrément démente dans cet article. Quelque chose me dit que « la belle blonde » n'a pas fini de faire parler d'elle.


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