3. Enjoy the Silence

All I ever wanted
All I ever needed
Is here in my arms
Words are very unnecessary
They can only do harm

Enjoy the Silence - Depeche Mode

˚ ༘✶ ⋆。˚ ⁀➷

Mes yeux balaient mon environnement et se fanent dès lors que j'accède aux quelques marches nous menant au bâtiment principal du Medical Campus, derrière un nombre impressionnant d'étudiants en première année que nous suivons et qui se regroupent aujourd'hui pour leur premier jour universitaire.

On dit souvent que ce genre de journée est "le premier jour du reste de notre vie".

Je n'en suis pas convaincu.

Déjà, le premier jour, c'est celui de notre naissance et même si j'aurais envie de revoir le doux sourire de la plus belle femme du monde, ma mère, forcément, on en a aucun souvenir. Il ne peut y avoir de deuxième premier jour, ou alors je ne le connais pas encore. Si je suis encore plus pointilleux, je dirais que "le premier jour" en Corée selon l'ancien système de comptage de l'âge, c'est celui de ma conception, et franchement je n'ai pas envie de voir ça.

"Le reste de notre vie" insinue qu'il y a un début et une fin, entrecoupé d'un événement qui nous permet d'évaluer que le commencement n'était pas le bon départ et qu'à partir de maintenant, il le sera. C'est incompréhensible. À part si on parle médecine et qu'un chirurgien, celui que je veux devenir, fait une greffe de cœur réussie ou arrive à faire battre de nouveau celui qui s'était arrêté. Alors là, oui, on peut parler du premier jour du reste de la vie. Avec le cœur vivant de nouveaux émois.

Mais mon cœur va très bien. Il ne s'est jamais emballé pour quoi que ce soit, à part des angoisses, ni pour qui que ce soit. Il est étrangement calme et tant mieux d'ailleurs.

Ma vie n'en est donc pas à ses débuts, est déjà bien entamée en deux décennies de service et n'a rien d'embryonnaire, même si je n'ai que 20 ans. C'est une journée de plus à vivre, peut-être un peu plus marquante et débordante d'équations inconnues, mais pas plus que mes précédentes rentrées d'école jusqu'au lycée. Certaines ont été si compliquées qu'elles me font dire que celle que je vis actuellement sera bien plus sympathique.

Enfin j'espère.

Être un tant soit peu libre, inconnu, sans étiquette, donne un peu des ailes. Selon moi.

Enfin si je peux m'exprimer ainsi, car je ne volerai jamais. Tout cela pour exprimer le fait que je ne suis pas ici "le fils de" et pas encore "l'autiste".

Même si je suppose que ma différence se verra un jour ou l'autre.

Le premier jour du reste de ma vie, si vraiment je dois me l'appliquer, fut peut-être celui où j'ai osé dire merde à un camarade en première année de lycée et qui me harcelait depuis quelques semaines après la rentrée, en se moquant de mon handicap et du fait que j'avais deux pères "pédés". J'avais répondu à ses insultes, la goutte de trop, vous voyez?, avec mes mots mais aussi mon poing dans sa face qui lui avait fait perdre l'équilibre, cogner son dos contre les casiers et casser le nez. Je n'y avais pas été de main morte. Comme dans les dramas que mon père Jimin regardait avec mes sœurs.

Émerveillé, j'avais plus d'une fois assisté au cours de boxe de mon père Jungkook et même si je n'avais jamais levé la main sur qui que ce soit et ne le referai jamais, ce jour-là, je n'avais pas hésité. Cela m'avait valu une dissertation de quatre pages sur la violence et 2h d'intérêt général dans le lycée à vider les poubelles avec un autre rebelle lui aussi en retenue. J'avais vomi en rentrant, mes pères m'avaient fait la morale et l'un d'eux avait fini par me dire qu'il était fier de moi en me serrant dans ses bras, me rappelant que les insultes et les coups ne résolvaient rien, mais avaient au moins le mérite de marquer les esprits.

Après cela, plus personne en effet ne m'avait embêté et moi, même si je baissais encore les yeux ou ne regardais que rarement les gens, j'étais devenu fier de moi et de qui j'étais. Je n'avais pas à avoir honte d'avoir deux pères ni d'être neuroatypique, avec mes manies, mes routines et mes particularités.

Je suis d'ailleurs ici, dans l'une des trois meilleures universités de Seoul. Moi Jeon Taehyung, major de ma promotion de toute l'île de Jeju et classé dans les dix meilleurs de toute la Corée du Sud au Suneung, je faisais partie des 1,3%. Cela compte, j'avais reçu une médaille du mérite sur mon île, et toute ma famille était venue voir l'évènement puis fêter cela au Café de mes grands-parents. Tout était toujours une occasion pour faire la fête, du diplôme de mécanicien de mon cousin, au 50 ans de l'une de mes tantes ou la promotion en tant que commissaire de Police de mon oncle Ga-Ram.

Tout est bien sûr nouveau et grandiose ici et bien différent, autant les lieux, que la population que je vais côtoyer, que les bruits ou le temps qui passe infiniment plus vite.

Je compte de nouveau mes pas, même si je n'ai pas oublié combien il m'en a fallu pour venir ici à pied.

Depuis ma naissance, mes pieds ont foulé beaucoup de revêtements et autres sols que mon esprit a relativement métrés. J'aime les chiffres ronds et les nombres pairs, mais j'aime aussi observer ce que foulent mes chaussures, parce que je ne marche jamais nu-pieds et je n'aime pas trop les transports en commun plein de microbes et de gens. Peut-être qu'un jour, on me fera apprécier différemment, mais pour l'instant c'est inconcevable.

Et puis lorsqu'il y a des pavés ou des carreaux de différentes couleurs, alors là, c'est le bonheur. C'est hyper attrayant, enfin moi j'adore ça.

Alors imaginez quand, plus jeune, j'arrivais dans un nouvel endroit où le sol était composé d'un damier de deux couleurs, blanc et noir par exemple, et la gymnastique que pouvait effectuer mon cerveau : selon le métrage approximatif que je pouvais faire de la pièce, essayez donc de compter combien il peut y avoir de carreaux blancs, puis de carreaux noirs, cachés sous les meubles, et si le nombre est égal ou non. Puis mettez-moi au défi de marcher sans regarder le sol et sans jamais m'arrêter sur ceux qui sont foncés. La situation a plus d'une fois été cocasse et drôle surtout pour ma soeur qui aimait me lancer des défis, moins pour mes parents qui perdaient patience. Et je les comprends. Enfin un peu?

J'essaie de sourire à l'intérieur en y repensant parce que je sais que mes petites manies n'ont rien de normal ou d'anormal. C'est juste une façon d'apprécier mon environnement et la vie. Ou plutôt une façon d'occuper mon cerveau. Même si j'avoue que quelquefois cela m'envahit bien trop et que je ne peux lutter contre une angoisse ou un raisonnement déroutant. Mais en général, je ne suis pas seul pour gérer cela.

Le campus est fait d'enrobés de goudron lisse anthracite mais aussi d'allées dallées bordées de pelouses impeccables et d'arbres. Je serai à coup sûr bien moins déconcentré pour trouver mon chemin et arriver à me diriger dans ce dédale universitaire. Je l'espère, même si je me doute déjà que je vais me perdre un certain nombre de fois.

Le SNU College of Medicine, situé dans le Yeongeon Campus, est situé à la sortie 3 de Hyehwa Station, où se trouve à droite l'entrée du Medical Campus. Cette école de médecine de la Seoul National University existe depuis plus d'un siècle et a été créée en 1899. Il s'agit du premier système d'accréditation des facultés de médecine en Corée, et en 1946 Daehan Hospital et la National Medical School ont fusionné pour former le Collège national de médecine de l'Université nationale de Séoul que nous connaissons maintenant et qui a été agrémenté de nouveaux bâtiments modernes pour compléter l'ensemble.

C'est immense, vraiment immense.

Pour l'instant je suis à petits pas Eun-Byol qui m'a accompagné pour venir récupérer mon emploi du temps. Nous sommes rentrés à l'intérieur, et comme la journée est consacrée aux premières années, il y a beaucoup de monde, mais bien moins que d'habitude.

J'ai profité des derniers jours pour terminer d'acheter des fournitures avec Seo-Joon. Il fallait aussi reprendre de bonnes habitudes de sommeil pour un rythme qui me changerait dans mes études après les vacances, mais je n'ai jamais fait réellement d'excès pour me coucher hyper tard, à part pour regarder Netflix ou jouer en réseaux avec des potes en ligne. Je n'allais donc pas m'endormir en amphi pour cette pré-rentrée.

Pour moi qui sors de ma campagne et de mon île, j'avais aussi pris le temps de découvrir les lieux utiles pour mes études mais aussi pour ma vie quotidienne : trajet pour la fac (j'ai aussi appris par cœur le plan du métro et les trajets des bus, même si pour l'instant je ne compte pas les utiliser), le plan de l'université de médecine, restaurant universitaire, trajet pour me rendre à l'académie de danse, supermarché, pharmacie, etc. Nous avions fait un tour avec ma famille, mais aussi avec Seo-Joon.

Il comprend étonnement mon fonctionnement, mais c'est son job après tout, il est travailleur social dans une association en plus d'être gérant de notre "colocation de bras cassés" comme dit Hyung-Sik. Il dit cela de façon détachée, mais heureusement que les siens ne le sont pas, il n'a déjà plus de jambes valides. Il a beaucoup d'humour, comme tous dans cet appartement, et il faut que j'arrive à suivre leurs blagues que je ne comprends pas toujours. Et leurs habitudes de vie que je ne connais pas encore complètement. Forcément, cela ne fait que quelques jours.

J'ai eu mon papa Jimin ce matin au téléphone qui m'a rappelé qu'il faut croire en soi, prendre conscience de son potentiel, se faire confiance et croire en ses capacités en se fixant des objectifs. J'ai le droit de réussir et de me donner les moyens pour. J'aime sa vision de la vie. J'ai une extrême volonté, il le sait, et rien ni personne ne pourra m'empêcher d'y arriver.

Et ses paroles d'encouragement m'ont fait énormément de bien.

Bien sûr, il m'a rappelé que je pouvais aussi me rapprocher d'étudiants plus âgés et déjà expérimentés et ne pas rester sur des questionnements ou dans ma solitude.

Mais je ne suis pas sûr que celui auquel je serai confronté m'aidera dans ce sens.

En voyant tous ces étudiants assis derrière moi dans l'amphithéâtre géant, j'essaie de ne pas prendre peur et de ne pas stresser. Je ne suis pourtant pas arrivé la boule au ventre. J'essaie d'être le plus discret possible, je me suis assis au quatrième rang, je voulais être devant mais pas trop non plus. Je suis seul et ne connais personne, Eun-Byol qui m'a accompagné pour ces quelques heures, m'attend comme promis à l'extérieur.

Elle n'est pas inscrite à la faculté, mais seulement, et c'est déjà énorme, au Korean National Ballet Academy dont elle a réussi le concours d'entrée. J'ai un double cursus pour ma part. On m'en a dissuadé, beaucoup, mais je ne peux pas me passer de ma passion. On m'a toujours dit que j'avais un don, j'ai même gagné certains concours et ma place dans cette académie. Étonnement auprès de ma meilleure amie avec qui j'ai tout vécu en danse.

Mes deux emplois du temps sont aménagés, j'espère sincèrement arriver à tout concilier, et que ma famille continuera à être fière de moi. Un jour, je devrai certainement choisir entre mes deux passions, mais je n'en suis pas encore là.

Je ne connais personne parmi les étudiants, beaucoup de ceux du lycée sont restés sur l'île pour continuer la fac là-bas à Jeju-Si et je suis seul, mais je n'ai aucun problème avec cela. Je ne suis pas vraiment sociable et je ne suis là que pour les cours et les stages dans les prochaines années.

Une fois que les quatres professeurs aux allures austères et plus avenante pour l'un d'eux, commencent à parler, je prends des notes, comme un étudiant studieux. Nous le sommes pour la majorité, même si certains lâcheront les études trop difficiles en cours d'année. Je sais que la première année de médecine est l'une des plus dures qui existent, mais la suite l'est tout autant. Les quatres professeurs nous le font bien comprendre.

Puis on nous distribue notre emploi du temps et le programme. Les journées vont être intenses selon les jours, surtout que j'enchaîne avec la danse le soir et le week-end. On y est enfin, et une once de fierté remplit ma poitrine. J'ai réussi, je suis en faculté de médecine et un jour les cœurs n'auront plus de secret pour moi. Je pourrai les réparer et rendre fier mon père. Lui sait pourquoi.

Finalement cette pré-rentrée n'est pas si dramatique, même si l'université, je la trouve énorme. J'essaie de ne pas faire évader mes yeux un peu partout autour de moi à m'y perdre. Je me concentre sur la sortie que je dois atteindre, la porte sur le côté gauche où tous les moutons que sont ces étudiants vont s'agglutiner. J'essaie d'éviter ces jeunes qui me frôlent sans faire attention, alors qu'ils parlent entre eux de leur excitation des cours ou râlent des horaires. Je pense à mes pieds qui hésitent quelque peu dans les quatre marches que je dois descendre, mon sac à dos accroché à mon épaule. Je dois m'enduire à nouveau les mains de gel hydroalcoolique après avoir touché la table de l'amphi sur laquelle j'écrivais.

Je suis le troupeau, et essaie de me fondre dans la masse. J'essaie d'être comme eux, mais je ne le suis pas, je le sais.

Les autistes perçoivent le monde selon leurs propres codes. Un comportement peut leur sembler adapté, alors qu'en réalité, il ne correspond en rien aux "standards sociaux". Et comment faire pour communiquer lorsqu'il est impossible de décrypter les émotions, les intentions et les expressions de la personne avec qui on parle?
La seule possibilité pour un autiste est d'appliquer ces codes sociaux et de les apprendre, comme il apprendrait une leçon ou une poésie. C'est ce que j'ai fait, année après année, sans changer ce que je suis, j'ai juste accepté de m'adapter.

Car j'ai bien conscience que cet apprentissage ne permet pas de modifier radicalement la façon de penser et d'appréhender le monde d'un autiste hpi. On naît autiste, et on meurt autiste. Le but du jeu - et je parle ici du "jeu social" auquel nous jouons tous, est de faire "comme si".

D'aucuns diront que c'est jouer un rôle, comme au théâtre. Sans doute. Mais n'est-ce pas ce que chacun d'entre vous fait, à sa façon? Quand vous voulez vous faire des amis ou intégrer un groupe, vous essayez bien d'adapter votre comportement à ce que les personnes dont vous convoitez l'amitié ou dont vous cherchez à éveiller l'intérêt attendent de vous. Quand vous voulez plaire à quelqu'un, vous tentez bien de montrer le meilleur aspect de votre personnalité et de cacher tout ce qui pourrait lui déplaire ou lui sembler bizarre. Quand vous êtes dans le monde du travail, enfin je suppose car je n'y suis pas encore, vous camouflez bien votre nature de temps en temps, parce que vous n'avez pas le choix? Alors, chacun à notre manière, nous jouons ce fameux "rôle social" qu'on attend de nous, non?

Je passe la porte et Eun-Byol est là qui m'attend. Elle est adorable, je le sais. J'essaierai de lui rendre la pareille bien sûr. Notre passion commune, la danse, m'y aide. Combien de fois avons-nous dansé ensemble dans le studio de danse de mon père pour qu'elle s'entraîne d'arrache-pied, plus que moi pour être la meilleure? Elle non plus ne baisse jamais les bras. Elle n'a pas d'autre solution que la danse. Elle aimait l'école mais pas autant que d'autres ou que moi, et elle a eu le suneung de justesse. Pourtant elle est là, brillante et sélectionnée par la meilleure école de danse du pays. Une fierté elle aussi pour sa famille qui se sacrifie pour lui payer les études qu'elle mérite. Nous savons elle et moi que nous n'avons pas le droit à l'échec alors que nos parents ont accepté de nous envoyer dans la capitale. Sans nous y perdre.

- On y va? me fait-elle, je crois que le bureau du Service Scolarité se trouve au premier étage, j'ai eu le temps de faire un tour en t'attendant.

- Oui. On y va? je répète sur le même ton en écho.

Même plus étonnée de mes mimiques, elle me montre l'escalier un peu plus loin, de sa main gracieuse qu'elle tend dans l'air, en avançant d'un pas (de danse) en quatrième position. Moi je le remarque, même si c'est inné chez nous les danseurs et que nous n'y faisons plus attention. C'est joli, non? Mon père Jimin a aussi cette manie.

Je hoche ensuite la tête en essayant de lui faire comprendre que je la remercie. Je n'y serais pas arrivé tout seul ce matin. Je savais qu'après ces deux heures de pré-rentrée en ayant été surstimulé, je devais m'y rendre, mais même en ayant en tête la configuration des lieux, je n'avais pas celui du bâtiment.

Nous prenons les grands escaliers ouverts. Les lieux rénovés sont très lumineux et modernes, comme beaucoup d'établissements en Corée du Sud, permettant d'allier l'ancien et le neuf. Le bureau est assez bien indiqué. Eun-Byol n'arrête pas de me poser des questions sur mes premières impressions dans cet amphithéâtre. Je ne taris pas d'éloges sur ce que l'on nous a expliqué, mais aussi sur mes impressions à propos de l'année difficile que nous allons vivre. Quand un sujet m'intéresse, je peux parler pendant des heures.

Il y a un peu de monde devant nous, et nous faisons la queue pour accéder à la scolarité. Elle et moi, l'un à côté de l'autre, babillons sur nos prochains achats pour la danse. J'ai normalement tout ce dont il me faut mais Eun-Byol, qui adore faire les magasins, veut absolument m'emmener pour l'aider à choisir ses nouvelles pointes. Elle en a déjà bien sûr, mais il lui manque une deuxième paire pour les représentations. Les autres ont rendu l'âme avant notre départ de Jeju. L'avantage c'est que depuis la fin du collège, sa pointure ne bouge plus.

Nous avançons encore de quelques pas et rentrons enfin dans le large bureau. Il y a quatre personnes devant nous et je vois à peine les deux secrétaires assises derrière le comptoir, tellement il est haut. Et le jeune homme, avec qui l'une des deux parle, s'agite dans leur discussion. Elle lui tend un document, Eun-Byol continue à papillonner dans mes oreilles, hésitant entre deux marques, les Gaynor Minden ou les Bloch, et moi j'entends deux conversations qui se fracassent ensemble dans une cacophonie sans nom.

C'est bien le silence aussi, mais nous n'en sommes pas toujours le maître.

- Non parce que tout dépend du prix aussi, les deux marques se valent, même si les Gaynor seront toujours plus chères. J'ai maintenant un budget limité et même avec mon job le dimanche [...]

- Voici le nom de l'étudiant que vous accompagnerez cette année, Jeongguk-si.

La secrétaire ne parle pas très fort, je n'entends pas tout, mais j'ai l'ouïe fine. Je suis sur la droite d'Eunie et j'arrive à voir le corps du garçon se dandiner légèrement sur place. Il a l'air nerveux, même s'il semble se concentrer sur sa lecture, et il est habillé tout en noir.

- TSA? C'est pas ce qui était prévu?

- L'élève dont Choi Song-Seung vous avait parlé a changé d'orientation, il s'est finalement inscrit dans une filière toute autre. On vous a donc affilié à ce nouvel élève. Vos emplois du temps concordent parfaitement, vous étiez fait pour vous rencontrer!

Sa voix chante, ça ne dit rien qui vaille comme si elle essayait de convaincre, et le fameux Jeongguk ne répond encore rien. Mais c'est souvent dans le silence que se prépare les plus grandes tempêtes.

- Mais vous savez très bien pourquoi je m'étais proposé pour accompagner ce handicap! hurle-t-il. Vous savez, bordel !!! Là, c'est....putain. C'est quoi ça, TSA?

- Trouble du spectre de l'autisme, si j'ai bien compris, murmure entre ses lèvres la quarantenaire.

Je ne comprends rien à leur conversation, à part qu'il est en colère et que la femme prend une voix rassurante. J'aurais pu lui expliquer moi, ce qu'était le TSA, mais je ne m'aventurerai pas jusqu'à lui, alors qu'il continue à s'emporter et que sa voix gronde.

- Tae, tu m'écoutes? chouine ma meilleure amie.

Elle chouine vraiment, avec des aegyos et tout. Elle est forte, très forte et sait y faire comme Hayun.

- Jimin appa m'a toujours dit que les Bloch étaient suffisantes, tu sais tu n'es pas obligée de prendre les plus chères, vraiment pas.

- Oui mais [...]

C'est une vraie fille, croyez-moi, elle cherche les complications quand il n'y en a pas.

- Quoi autisme ??? Vous vous foutez de moi? Je ne sais pas gérer ça! J'y connais rien!

- Parlez moins fort. Selon monsieur le doyen Choi qui a vu son dossier et a discuté avec un parent, son trouble est modéré, enfin il a quand même besoin d'un accompagnement pour le guider, donc évidemment il a besoin d'aide. Mais il a été sélectionné par ses résultats exceptionnels donc il ne devrait pas y avoir de problèmes Jeongguk-si. C'est la fac, ça va aller, d'accord? finit-elle d'une voix douce.

- Non, ça ne va pas aller du tout! Je ne sais pas gérer ces gens-là! Il va pousser des cris et faire des trucs bizarres?! Putain, vous savez dans quoi je suis bon, c'était LA condition, je....

- C'est à prendre ou à laisser. Il y a toutes les coordonnées pour vous mettre en relation avec son tuteur légal, son parent et les siennes, pour la moindre question et organisation. Mais si vous ne souhaitez pas ce job, il y a beaucoup d'autres étudiants boursiers qui sont inscrits en liste d'attente et qui ne demandent qu'à prendre votre place. Si vous n'avez pas besoin de cet argent-

- Bien sûr que si, vous le savez! J'ai plus que besoin de ce job et de garder ma bourse et ma bourse au mérite, c'est juste que...

Le jeune homme dont les cheveux sont relevés sur le dessus et qui portent des piercings aux oreilles souffle de désappointement et même de désespoir.

L'autre secrétaire finit avec une étudiante et nous avançons encore d'un pas ou deux. C'est bientôt notre tour. Eunie finit par écrire un SMS à sa mère et moi je fais encore le curieux, les yeux dans le vague, mais les oreilles grandes ouvertes. Je commence en même temps à compter le nombre de plantes vertes dans la salle, puis le nombre de plaques au plafond. Même là, il y a des dalles carrées.

Puis un homme d'une cinquantaine d'années avec un costume trois pièces attire mon attention, il sort d'une porte à droite, celle avec une plaque marquée "Monsieur le Doyen". Son bureau donc.

- Oh Jeongguk-ah!

- Monsieur le Doyen, répond l'intéressé en se courbant avec respect.

- Jeongguk se plaint de ne plus pouvoir accompagner l'élève qui était prévu, intervient la secrétaire.

- Non, c'est bon, ça va aller....râle-t-il en baissant légèrement la tête.

Il paraît encore nerveux et bouge sur place, alors qu'il replace la lanière de son sac à dos sur son épaule. Il me dit quelque chose, c'en est troublant.

- J'en suis sûr mon garçon. Tu verras, ce sera une nouvelle expérience pour toi. Il semble très agréable et c'est un brillant élève, vous vous apporterez mutuellement, j'en suis certain!

- Je n'en suis pas sûr, mais bon....

Il ne semble absolument pas convaincu.

- Pourquoi tu les fixes comme ça Tae? C'est intéressant ce qu'ils racontent? fait alors mon amie très curieuse.

Il faut savoir qu'Eun-Byol peut-être une véritable commère quand elle s'y met, toujours au courant des derniers ragots du lycée. Mais nous ne sommes plus au lycée, et si Eun me fait la remarque que je les fixe et donc les matte sans pudeur, c'est que je ne dois pas agir en toute discrétion. Souvent, je ne m'aperçois que trop tardivement de mon attitude non adaptée.

- Bof... C'est juste qu'il n'est pas content d'accompagner un étudiant avec un TSA...

- Quoi ????

Elle fait les gros yeux, ce qui veut dire qu'elle est étonnée, voire choquée. Elle suit du regard elle aussi les deux hommes qui continuent à discuter ensemble et se déplacent certainement vers la sortie, alors que le plus jeune salue la femme au comptoir.

- Et tes parents comment vont-ils? continue le plus âgé.

Les deux hommes semblent se connaître. Avant de passer près de nous, Jeongguk lève ses yeux qui lorgnaient le sol et rencontrent alors les miens.

C'est furtif, quelques secondes partagées de fragilité.

Une mèche de mes cheveux ondulés entrave mon œil gauche et moi qui ne soutiens que rarement le regard de quelqu'un, me surprend à le dévisager. Je le vois distinctement, le visage assez viril avec une mâchoire carrée, un nez rond et de grands yeux qui rendent son visage bien plus enfantin qu'il n'y paraît. Ils passent devant nous, son odeur frôle la mienne et je suppose qu'il ne se souviendra jamais d'avoir croisé la rare intensité de mes orbes.

- Mais....mais c'est le gars qui t'a bousculé quand on est arrivé! Sans s'excuser en plus! râle-t-elle comme lorsqu'elle l'a fait la première fois.

Je me retourne légèrement pour voir une énième fois son dos large et qui deviendra une simple ombre dans ces lieux.

- C'est à vous!

La secrétaire qui s'est occupée de lui nous prend en charge à présent. J'ose m'avancer un peu, pose le courrier sur le comptoir et sous l'œil averti de ma meilleure amie, tend le courrier non sans un petit tremblement. J'ai réussi, et même si je n'ai pas sorti un seul mot en dehors de " Bonjour", je l'ai salué et je lui ai tendu le bout de papier. Je peux être fier de moi.

Je lui présente donc mon courrier dont elle se saisit avec attention, celui que j'avais reçu à la maison à Jeju, me confirmant que l'université accepte la continuité d'une aide humaine pour m'accompagner dans ma scolarité. Comme j'avais eu au collège et au lycée.

- Jeon Taehyung de Jeju...fait-elle en lisant mon courrier. Elle lève la tête pour me donner ensuite plus d'explications : Bienvenue dans notre belle université Taehyung, en espérant que vous vous y plairez. Voici un plan des lieux et du programme, même si vous les avez peut-être déjà. Vous pourrez à partir de demain avoir accès au "Centre de soutien aux élèves handicapés" qui se trouve au rez-de-chaussée. C'est une association dirigée par des étudiants, vous verrez c'est assez sympa, et il y aura toujours quelqu'un de permanence dans ce bureau pour vous accueillir au moindre problème ou questions. Et c'est bien dommage, mais l'AESH qui vous accompagnera pour prendre vos repères ici vient juste de partir... Vous auriez pu faire connaissance!

Elle me sourit avec véhémence je crois, je l'entends au son de sa voix, mais j'ai dû m'arrêter de l'écouter quand j'ai tiqué sur le mot "handicapé" que je n'aime pas, même si je sais qu'au niveau de l'Etat, je suis considéré comme tel. Je ne sais pas pourquoi mais "handicapé" et "porteur de handicap" ce n'est pas pareil pour moi. C'est moins agressif.

J'ai toutefois bien entendu la fin de son discours et Eun-Byol qui avait certainement déjà deviné, grommelle un "je m'en doutais!" bien rageur.

- Je vous donne ses coordonnées, je ne sais pas qui de vous deux contactera l'autre en premier, mais vous pourrez échanger vos numéros pour faciliter vos échanges et vos emplois du temps respectifs. Il est en deuxième année.

Me voici avec un numéro et un nom sur un morceau de papier. Jeongguk. Et je ne suis pas certain de savoir si ma confiance est encore aussi sereine qu'à mon arrivée ce matin.




Il y eut quelques secondes partagées, d'une infinie fragilité. On pourrait se laisser là. Abandonner, s'en aller, chacun de son côté. Nous ne serions alors que deux individus inexistants l'un pour l'autre.

Mais nous restons. Et avançons.

Et l'histoire a commencé.

˚ ༘✶ ⋆。˚ ⁀➷



Voila pour le chapitre 3 que j'aime beaucoup 😌

Hâte de vous poster la suite ✨️

Bonne semaine à vous ☆♡'~•°

N.B
j'ai fait un certain nombre de recherches sur la prise en charge du handicap en Corée du Sud, et il semble qu'il y ait encore beaucoup de progrès à faire.
Pour l'existence dAESH comme en France, je sais qu'il y en a au Lycée Francais de Seoul (qui est un établissement de la maternelle au lycée, homologué par le ministère fr) mais j'ai trouvé peu de renseignements pour les écoles coréennes. "La Loi coréenne sur l'éducation spéciale pour les personnes handicapées" et ses nombreux articles et alinéas indiquent une prise en charge nécessaire quand le handicap est reconnu et diagnostiqué. Il est parlé d'aides-éducateurs (si la traduction est bonne) même pour les universités.

J'ai volontairement utilisé le terme AESH dans ma fiction (accompagnant d'élèves en situation de handicap, anciennement AVS) comme en France pour un côté pratique et compréhensible.
Petite précision : les AESH en France accompagnent jusqu'au lycée et sont rémunérés par l'Education Nationale. Il n'y en a plus à l'université qui "tend vers l'autonomie des étudiants" mais celle-ci peut proposer des aides : preneurs de notes, tuteurs/étudiants... et des démarches peuvent être faites auprès de la MDPH pour recruter un AESH qui sera financé à la charge de l'étudiant et sa famille. C'est le cas de Taehyung dans l'histoire.

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