CHAPITRE 9: Les Bois Verts, en route vers la Tour 3/3

Tim

Le jeune homme suivit le mage en direction des heidruns. Il hésita avant de demander.

— Les Arcances pourront-ils me dire comment rentrer chez moi ? Ou bien, où se trouve l'inconnue de mon rêve ?

Toth plissa les paupières, ses yeux se tendirent en deux longues fentes sombres. Il laissa échapper un bruit sifflant entre ses lèvres.

— Sans vouloir paraître rabat-joie, penses-tu que c'est le moment pour parler de tes sentiments.

L'humain ouvrit la bouche, étourdi. Le mage roula ses fontes et tira sur les sangles en cuir usé. Tim l'imita, mais ne se laissa pas vaincu. Il s'assura que Fabiola s'affairait toujours autour du maréchal. Il reprit :

— Ce n'est pas de sentiment dont je veux te parler. S'il te plaît Toth, écoute-moi. Je pense sincèrement qu'elle possède un lien avec tout ça.

L'Alfdarh s'adressa à Tim sur le ton de l'agacement et lui tendit le paquetage qui lui avait préparé :

— Tout quoi ? Que crois-tu qu'il se passe ? Aurais-tu des réponses que nous ignorons ? Si nous rejoignions la Tour, c'est bien parce que tu es apparu par leur Arche. Si j'ai cru comprendre, tu n'en sais pas plus que nous sur ta venue.

— Je... Je ne cache rien. Je te l'assure. Mais depuis que je l'ai vue, depuis que j'ai vu le chaos... Je me dis que ce n'était pas un rêve. Je revois sa peau d'ambre et ses yeux, pareils aux tiens. Elle porte sur le visage et le corps plus de tatouages que j'en ai eu l'occasion de voir dans ma vie. Sa robe blanche brillait sous une arche et elle saignait d'une entaille dans chaque paume.

Le mage fit claquer les sangles et vérifia ses étriers. Il jeta tout de même un vif regard vers l'humain.

— Tu me décris une prêtresse du Vaïo'ra... Si elle saignait du creux de ses mains, c'est qu'elle a exercé le sort de répudiance... Une autre arche s'est éveillée, et si je me fis à ton rêve, c'est celle de mon royaume. Crois-moi ce n'est pas la Tour qui te répondra. Mais nous n'avons pas le choix, nous ne pouvons nous rendre chez moi, murmura-t-il, sérieux.

— Pourquoi n'y allons-nous pas tout de suite ? Changeons d'itinéraire? proposa Tim.

— J'en meurs d'envie, mais je ne peux pas. Je me déshonorerai et déshonorerai ma famille si je n'obéis pas aux souverains alfes. Il y a des choses que tu ne peux comprendre.

Tim voulut le pousser à accepter de changer d'itinéraire, il sentait le jeune mage prêt à céder. Il se retrouvait pour une fois à la place de Mac. Juché sur son fier heidrun blanc, Herr déboula  et les interrompit :

— En route. Il fait beau, profitons-en pour prendre de l'avance.

L'Aldarh sauta sur sa monture, Tim l'imita et Fabiola se posa les paquetages du mage.

—Puis-je me voyager à tes côtés, Toth ? demanda-t-elle.

— Tu t'es déjà installée. Ne jacasse pas trop et je suis d'accord, accorda ce dernier.

*

La voie pavée devint un chemin de terre battue, de claires volutes de poussières s'élevaient sous les sabots des heidruns donnant l'illusion que le cortège se déplaçait sur un tapis volant duveteux. Le soleil pointait à son zénith et le vent berçait les branches dont les feuilles roussissaient timidement. Tim observait la lisière de la forêt comme un enfant naïf et curieux. Il avait aperçu des écureuils ocre, des oiseaux fauves et un couple de cervidés à travers les broussailles.

La faune yggdrasilienne n'était pas si différente de celle jadis vivant sur les terres tempérées de l'hémisphère nord terrestre. Il se souvint des images que son doigt défilait sur l'antique tablette d'Ada. Des contes qu'elle lui racontait lorsqu'il était enfant, des histoires de princesses à la chevelure interminable et de princes transformés en daim ou même en grenouille, des sorcières qui parlaient aux arbres et des souris qui volaient les dents de lait pour en construire le palais d'une célèbre fée.

Le jeune homme et ses pensées dérivaient au loin sous les bois et vers la Tour, où la reine l'envoyait. Rien de tout ce qu'il vivait n'avait de sens, ne lui semblait réaliste et pourtant, n'était si vrai. Depuis son arrivée, de son réveil au pied de l'Arche surplombant l'étang plein de vie, de sa longue marche jusqu'au palais lumière, il n'avait eu de cesse de s'émerveiller, même si ses entrailles lui criaient qu'il mourait de peur. La beauté des Alfes, de leur habitat et de leur monde lui rappelait un souvenir qu'il n'avait jamais vécu, comme s'il retrouvait une part de soi. Perdu et loin de son monde, il se confrontait à des émotions contradictoires, une envie de fermer les yeux et de récupérer sa triste existence contre la curiosité d'écouter la voix qui lui dictait un devoir qu'il n'entendait pas. Yggdrasil l'envoûtait autant que les prunelles noires de la fille de son songe, autant que le feu jaillissant des mains du mage, ou que la féline kréture du nom de Fabiola ; pourtant, une ombre pressait des griffes invisibles sur sa gorge, comme les ongles de la reine, laissant une empreinte indélébile, un présage, un avertissement.

Un craquement sec à la cime d'un chêne argenté le sortit de sa rêverie ; Tim leva les yeux au ciel, un épervier décrivait de grands arcs langoureux. Il espéra que ce dernier rompit, d'un cri perçant, le silence devenu pesant avec les heures de chevauchée.

La compagnie demeurait muette depuis leur départ, ce qui lui était au début agréable l'irritait à présent. Les trois compagnons à ses côtés voyageaient avec lui, vers une tour mystérieuse. Pour la première fois, il se sentit étranger au milieu de ces inconnus.

Il mâchonna ses lèvres sèches et chercha sa gourde. Il la porta à sa bouche avide. L'outre était malheureusement vide, il la rangea, déçu. Le maréchal les devançait d'une bonne centaine de pas, Tim n'eut pas le courage de le rattraper, alors il se retourna vers le mage, plus proche de lui.

—Toth ! Puis-je te prendre de l'eau, s'il te plaît ?

L'Alfdarh donna un petit coup de talon et fit trotter son heidrun vers Tim. Les sacoches se balancèrent de gauche à droite, secouant vivement Fabiola. Elle fila aussitôt se réfugier sur la selle de l'humain.

—Tiens. Garde-la. Nous devrions bientôt nous arrêter faire boire les bêtes. Je sens une rivière en contrebas. Nous les remplirons à ce moment, l'informa-t-il en frétillant les narines.

Tim comprenait que Toth sentait réellement l'eau, une sorte d'odorat extra-sensoriel. Que cachait encore le mage ? Le jeune homme devinait qu'il n'était qu'au début de ses surprises.

—Merci, mon ami.

L'Alfdarh sursauta sous le sobriquet, non habitué qu'on l'appelle ainsi. Il gratifia l'humain d'un faible rictus, mais honnête.

—Tu es bien plus agréable à regarder lorsque tu souris, mage, nota Fabiola en sortant de nulle part.

La fée maîtrisait l'art de se faire discrète et de débouler en pleine conversation lorsque personne ne s'y attendait. L'Alfdarh se raidit et ses yeux s'arrondirent de gêne. Il se pressa aussitôt vers le maréchal :

—Je vais demander à Herr de faire une pause. Les bêtes ont besoin d'un peu de repos.

Lorsqu'il fut hors de portée d'oreilles, Fabiola se justifia :

— Qu'est-ce que j'ai encore dit ? Il se vexe pour un rien.

Tim la considéra avec affection :

—Ce n'est pas toi, Fabiola. Je crois que Toth n'a pas l'habitude que l'on soit gentil avec lui. Laisse-lui le temps.

Elle s'affala contre l'encolure du bouc et caressa les poils drus :

—Tu as raison, je ne sais pas ce que c'est d'être prisonnière... mais toi, si. Tu me raconteras un jour pourquoi on t'a fait prisonnier ?

Il esquissa un demi-sourire avant de lui répondre :

— Un jour peut-être, mais sache que je n'ai fait de mal à personne. Chez moi, on t'envoie en prison pour presque rien.

Tim évita de croiser le regard de la fée, il préférait esquiver le sujet, sans pour autant mentir. Fabiola se redressa et haussa les épaules.

— Je te crois, je t'imagine difficilement en voyou ou en criminel. En Alfheim, les prisons ne sont pas bien pleines. Le roi et la reine sont justes, et rares sont ceux qui sont envoyés au bagne à Glédur. De plus, les Arcanes sont tant craints que peu désobéissent à la loi.

Le jeune homme angoissait à l'approche de sa rencontre avec ceux que ces hôtes appelaient Arcanes. Du peu de ce qu'ils lui avaient raconté, il les imaginait autoritaires et très puissants. Il redoutait que cette quête fût vouée à l'échec, qu'aucun ne trouve de solution, et pire, qu'on le fasse prisonnier.

— Dois-je, moi aussi, les craindre ?

La fée le sonda un instant avant de lui répondre.

— Pas si tu te montres honnête.

Une voix lointaine les héla. Herr leur fit signe de le retrouver d'un grand geste de la main. D'un pas rapide, Fabiola, Tim et sa monture rejoignirent le maréchal et le mage.

— Nous faisons une halte. Toth a senti de l'eau ruisseler en contrebas de la route. Nous allons descendre de nos selles pour soulager les bêtes dans le sous-bois, ordonna l'officier.

Il mit pied-à-terre et fût suivi par ses compagnons. Fabiola décida de rester sur l'encolure du heidrun de Tim.

L'air se rafraîchissait à l'approche du torrent. Les eaux roulaient avec douceur sur les pierres ovales et polies, et emportaient dans leur course le chant du courant. Les bêtes plongèrent leur museau avec soif et délassèrent au travers des jets glacés leurs membres fourbus par des heures de marches.

Le mage lâcha du mou sur sa longe, et sa bête s'éloigna de quelques pas sur la rive caillouteuse. Il défit son col droit et se pencha sur la surface du ruisseau pour se rafraîchir la nuque d'une bonne main remplie d'eau.

Tim l'observa faire. Il perçut des motifs noirs sinuer à la base de son cou et s'effacer sous sa tunique. Il se tourna vers sa monture et croisa les iris sombres de la fée, elle contemplait béatement Toth, les lèvres entrouvertes. Embarrassée d'être démasquée, elle cligna des paupières et se téléporta dans les sous-bois. Le jeune homme sourit, il crut voir les joues de Fabiola rougir avant qu'elle ne disparaisse. Seule la rumeur de la nature les entourait, le ruisseau chantait, les oiseaux sifflaient, les heidruns buvaient et bêlaient bruyamment, et cette mélodie sereine devint troublante. Il lança un œil curieux vers le maréchal. Ce dernier fixait la rive opposée avec gravité et sans explication, traversa le cours d'eau avant de s'évanouir dans la végétation.

Tim se tendit. Pourquoi Herr les délaissait-il ainsi et sans un mot ?

Toth ne semblait pas une once perturbé, et regardait même le ciel au-dessus d'eux. Soudain, de l'autre côté du ruisseau, les buissons s'agitèrent et l'officier réapparut arc en main, flèche encochée en direction des cieux. Il tira et le trait vif s'évanouit dans le bleu pâle de l'azur.

— J'ai failli l'avoir...

Un cri perçant déchira le ciel, et un rapace fila au travers de leur champ de vision. Il hurla plusieurs fois, avant de disparaître dans de plus hautes altitudes derrière de graciles nuages.

— Cet aigle nous espionne, ragea Herr.

Toth referma son col et regagna son heidrun hors de l'eau.

— C'est un épervier, maréchal. Et cela fait trois jours qu'il nous suit, le reprit-il.

L'officier alfe les avait enfin rejoint, il secoua ses jambières et renchérit :

— Aigle, épervier, c'est le même oiseau de malheur. Il nous espionne, vous dis-je.

L'Alfdar soupira :

— Ce comportement est suspect, je te l'accorde, maréchal. Toutefois, je ne pense pas que cet animal nous veuille du mal, et même si c'était le cas, comment comptiez vous le chassez ? Avec vos flèches ? Nous avons bien vu ce que cela donnait.

Herr saisit sa bête par le licol et pesta avant de partir :

— Peut-être sais-tu qui nous envoie ce satané animal, fils de Thuin ? Dépêchez-vous de terminer avec vos heidruns, nous reprenons la route. Je vous attends sur la voie.

Le mage pouffa discrètement et Tim l'imita.

— Cet épervier ne me semblait pas méchant. C'est la deuxième fois que j'en vois un... non pas qu'il n'en existe pas chez moi, mais les animaux et leur environnement ont beaucoup souffert de l'action de mes semblables.

Toth sourit d'abord, puis plissa les yeux, car il avait du mal à comprendre le sens des mots de l'humain.

— Comment ça, leur environnement ? Vous ne partagez pas le même air, la même végétation, ni même la même eau ? La même Terre ?

— Oh, certains animaux vivent sous l'eau et d'autres dans des conditions extrêmes, nous n'avons pas les mêmes...

Toth le coupa :

— Je ne vis pas sous l'eau et la partage pourtant avec les poissons. Je ne règne pas sur les airs et jouis de ses particules comme les créatures volantes. Je ne rampe pas dans la terre et j'ai toutefois besoin d'elle pour qu'elle me soutienne, me nourrit. Vous n'avez pas le même environnement ?

La révélation frappa Tim durement. L'Alfdarh venait de lui prodiguer une leçon lourde de sens. Les humains, la Terre et l'entièreté de ses créatures, végétales ou animales, tout ce qu'il avait acquis comme plusieurs écosystèmes était un tout, un ensemble. La Terre. L'horreur de détenir un tel savoir lui donna la nausée. Il supportait la responsabilité de millénaires d'humanité, comme un cancer hors d'âge qui gangrenait la plus grande des entités, le beau miracle de vie, la seule magie de son univers. La Terre. Toth dut lire le désarroi et la tristesse sur son visage, il lui posa une main fraternelle sur l'épaule et poursuivit sa pensée, il devait le dire à haute voix, pour aider Tim à la formuler.

— Dis-tu que ton monde a souffert de tes semblables ?

Tim écarquilla les yeux et s'échappa du contact amical :

— C'est pire, nous la saccageons encore, et encore... Dieu, qu'avons-nous perdu ? Qu'avons-nous fait ?

L'air lui manqua, l'humain crut s'étouffer. Il expira difficilement, mais une pression immense s'imprimait contre sa poitrine. Le bout de ses doigts se raidit, tout sang les quittait et le froid emprisonnait leur mouvement. Des fourmillements électriques convergèrent vers son cœur, et derrière ses yeux, son cerveau bouillait. Il perdit l'équilibre et se rattrapa au mage, ou le mage le rattrapa, il ne savait plus. Au même instant, la frêle silhouette de Fabiola se détacha des fourrés et sa voix lointaine atteignit Tim : la sensation d'agitation s'intensifia, il rougit de chaud, de froideur. Il voulut s'enfuir, mais ses jambes se dérobaient sous son poids. Il chancela, un poing contre sa poitrine.

— Tu es content de toi, rouspéta Fabiola.

Elle se précipita vers Tim et lui maintint les épaules délicatement, elle l'observa interdite. Ce dernier souffrait.

Toth se défendit maladroitement et chacune de ses syllabes se déforma aux oreilles de l'humain, longues, graves, basses.

— Ce n'est pas ma faute si son peuple est celui des démons.

Tim crut que son sang s'échappait de ses yeux, de son nez, que sa matière grise allait exploser et sa poitrine s'arracher.

Un bruit si immense enveloppa la rivière et la forêt, si puissant qu'il fut presque inaudible.

Le mage et la fée se tordirent soudainement. Leurs tympans vrillèrent et un long acouphène imposa sa pénible torture. Toth et Fabiola portèrent leurs mains de leurs oreilles à leur cœur. Sur leur visage, leurs traits crispés crépitaient d'affliction. Tim se retourna vers ses compagnons, toujours emprisonné par une douleur impitoyable, il tendit une main vaine dans leur direction lorsqu'une onde pourpre les percuta tous. Une vague presque invisible, un choc teinté de sang et de violine. La fée et l'Alfdarh s'effondrèrent aussitôt fauchés par l'explosion.

Tim chuta sur ses genoux, essoufflé, désorienté, mais à présent, libéré d'une étreinte qu'il pensait mortelle. Il se déplaça à quatre pattes vers la minuscule femme étendue sur l'herbe mouillée et dont la tête reposait contre le torse de Toth. Aucun ne semblait respirer. Paniqué, il se mit aussitôt à masser la poitrine du mage, puis celle de Fabiola. Coupable, persuadé qu'il était responsable, que la force qui s'était mue en lui avait produit cette horreur.

Tim hurla, désemparé :

— Qu'ai-je fait ?

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