CHAPITRE 8 : Örkturnin, le déclin des Puissants 3/6




Dans tout Yggdrasil, la tour des Arcanes inspirait la crainte et le respect. Tous connaissaient la forteresse occulte, nichée sur un piton de granit, qui surplombait les lieux telle une sentinelle au bout de la péninsule de Gùdbarnid. Visible à huit vikas, pour qui venait de la mer, elle apparaissait tel un mirage pour qui sortait des bois verts et foulait le pavé de l'unique route qui menait au repère des Arcanes.

Le minuscule port d'Örkturnin accueillait de bien rares matelots et personne ne pouvait prétendre passer pour une escale ou une éphémère nuitée. Celui qui débarquait aux portes des Arcanes venait pour une raison bien précise, et rarement pour le plaisir.

L'anodin village, où accostaient les navires, était un dortoir pour quelques-uns des frères devenus claustrophobes au fil des siècles. Une auberge occupait la place centrale et logeait les visiteurs sans que le reste de la confrérie soit dérangé. Fehu tenait les établissements avec l'aide de ses apprentis mages-Forge. Il y avait installé son laboratoire un millénaire plus tôt, argumentant, qu'un forgeron tel que lui n'avait pas sa place dans les galeries sombres et remplies d'ouvrages de la forteresse.

L'Arcane du forgeron aimait travailler le métal et lui donner l'impulsion du mana, prouesse qu'il avait apprise auprès des étonnants Dweorggs, au cours de ses expéditions dans les hautes montagnes et notamment à Gimlé.

Cela faisait des lustres qu'il ne voyageait plus, trop occupé par les étudiants en magie de la Forge. Gwendall soupçonnait son frère d'avoir emménagé dans le petit village pour entretenir un certain lien avec l'extérieur et rencontrer de nouvelles figures. De nature sociable, Fehu aimait chouchouter les rares voyageurs ainsi que ses élèves.

A vrai dire, la vie à la Tour suivait un rythme lent et l'ambiance s'avérait très studieuse. Gwendall et ses autres frères occupaient leur journée à chercher et s'instruire. L'Arcane de l'Étoile ne s'en plaignait pas, mais il regrettait qu'il n'eût pas plus d'activité et que leur centre d'intérêt tournait clairement en rond. Chaque petit risque, chaque agitation de mana ou affaire diplomatique, mettait une éternité à être étudiée et souvent, lorsque les conclusions du conseil étaient prononcées, les problèmes s'étaient réglés, avaient disparu, ou avaient empiré.

Les peuples de Yggdrasil les craignaient, mais Gwendall se rassurait que personne ne vît leur torpeur, leur sommeil d'une lenteur accablante. Il concédait que de temps à autre, Afanen pouvait réagir sur le coup de l'émotion et sévir, rappelant à tous la puissance dont ils étaient capables.

Toutefois, ses souvenirs retrouvés partiellement, Gwendall sentait que leurs pouvoirs n'étaient plus aussi forts qu'au temps de la Grande Guerre et qu'ils se délitaient progressivement. Il n'avait pas encore pris le temps de faire le point avec Afanen et ses frères, sur leur mystérieuse recouverte de mémoire. Ainsi, les hommes étaient déjà venus, amenés par un guerrier ailé sur des drakkars. Ils avaient traversé la voie, bravant les flots envenimés d'Elivagar. Mannheim et leur guide avaient aidé Yggdrasil à combattre le fiel cramoisi qui s'était répandu. Le nom au bout de la langue, Gwendall n'arrivait pas à atteindre le tiroir mental qui l'enfermait.

Afanen lui avait ordonné d'escorter le dénommé Mac vers les appartements de l'aile ouest de la Tour, mais à contrecœur, Gwendall avait désobéi. Il apparut dans un nuage pourpre face à l'auberge de Fehu, Smedja ar' Mjollnir. Il regarda d'un air inquiet le corps étendu dans les airs à ses côtés. L'homme avait survécu à une téléportation. Il expira de soulagement, puis poussa la porte en cerisier finement sculptée, une œuvre de son frère, Fehu.

La salle commune était vide. Une vingtaine de tablées habillait la pièce dont les dimensions rappelaient la convivialité de l'Arcane Forgeron. Un comptoir, débordant de bouteilles de toutes tailles et aux contenus hétéroclites, comblait le fond de l'auberge et dissimulait les cuisines. De pittoresques tabourets, création de Fehu, permettaient aux voyageurs de s'y accouder pour se désaltérer d'une vilaine pinte au goût amer. Encore une création qui laissait Gwendall dubitatif. Son frère était un bon menuisier, un excellent forgeron et un Arcane, mais la brasserie n'était franchement pas son fort.

L'Arcane de l'Étoile installa l'étranger sur un escabeau tortueux. Toujours plongé dans le sommeil, la tête de l'humain reposa sur la banque en chêne. Son visage flasque tordu dans une grimace comique, le roux commença à ronfler.

Gwendall sourit malgré lui, cet intrus était des plus singuliers. Il en avait vu passer des émissaires, mages, seigneurs et altesses, mais aucun n'avait emprunté la voie de l'Arche. Depuis le message de la douce Alerina, tout apparaissait comme une première. Mac, premier homme à rejoindre la Tour et par l'Arche. Leur invité surprise prophétisait l'arrivée d'hommes venus leur faire la guerre. L'Arcane de l'Étoile en était certain, il était nécessaire de démêler cette histoire avant qu'ils ne surgissent.

— Bonjour, Gwendall. Que me ramènes-tu ? Je crois n'en avoir jamais vu des comme ça, explique-moi pourquoi j'ai cette créature affalée sur mon comptoir, ronronnant tout son saoul, l'accueillit Fehu en sortant des cuisines, un air de bonhomie sur le visage.

— Bonjour, mon frère. Je crois que je viens de faire une bêtise qui me paraît la seule chose à faire.

— Je t'écoute.

Fehu attrapa un essui propre et commença à frictionner une grosse chope en cristal.

Gwendall s'assit aux côtés de l'homme qui dormait comme une masse.

— L'as-tu ressenti ? demanda-t-il directement, ne voulant pas tourner autour du pot.

Son frère serra le tissu et le verre de façon compulsive, témoignant à Gwendall que tous les Arcanes avaient subi les mêmes perturbations.

— Elivagar... Je n'ai pas rêvé... Toi aussi, tu récoltes des bribes d'un passé qui n'a jamais été aussi vrai ?

— Oui. Afanen aussi, Tempo plus faiblement et nous devrions tous l'expérimenter d'ici les heures à venir. Mais ce n'est pas tout...

— Je pense bien. Qu'est-ce donc ? Un humain, c'est bien ça ? Que fait-il ici ? questionna Fehu en pointant l'étranger du menton.

— Ce n'est pas lui qui m'inquiète, c'est ce qui l'a suivi et qui va suivre. Elle porte la même souillure qu'Elivagar, à l'époque de la Grande Guerre, et je crains qu'elle n'apporte la mort avec elle. Nos pouvoirs s'amenuisent depuis que les deux Arches sont activées, je crains que nous devenions trop faibles.

— J'ai aussi remarqué que mes pouvoirs diminuent, je pense que c'est la balance. Nous récupérons nos souvenirs et nous perdons nos forces. L'équilibre, mon frère... Ça n'explique toujours pas pourquoi tu as posé cet humain dans mon auberge !

Gwendall haussa les épaules, honteux et faible.

— Afanen voulait le confiner dans la Tour en attendant d'organiser un grand conseil. J'ai outrepassé mes droits, j'ai trahi sa confiance. Il m'en voudra. Pourtant, je suis persuadé qu'il faut demander de l'aide auprès de ceux qui gardent la Voie. Le temps que nous comprenions tous nos souvenirs, s'ils reviennent dans leur intégralité, le pire sera déjà là. Je dois rejoindre les Alfdarhs.

Fehu saisit un second verre et l'astiqua avec plus de hargne que le premier.

— Pourquoi venir jusqu'à moi ? Tu aurais pu te téléporter directement dans le palais de Itô ?

Gwendall ferma les yeux et secoua la tête.

— C'est ce que je voulais faire, mais je n'y arrive pas. J'ai essayé, mais tout s'est mis à vaciller. Alors j'ai tenté plus proche, le marais aux brumes. Pareil. Le bois vert, encore trop loin. Ton auberge fut le lieu le plus proche que j'ai pu atteindre. Et j'avais besoin de me confier.

Gwendall angoissait à l'idée de perdre ses pouvoirs, se voir amoindri était une épreuve supplémentaire.

L'Arcane Forgeron posa son verre et regarda son frère avec intérêt.

— Tu as essayé tout seul ? Sans l'humain.

Gwendall n'y avait même pas réfléchi. Même son intellect se délitait. Dans la précipitation, il n'avait pas pensé qu'un voyage à deux puisait autant d'énergie. Jamais une telle chose n'aurait été envisageable, se téléporter était naturel. Quelle autre capacité disparaissait ?

— Non, mais je dois emmener l'homme avec moi. Je ne peux le laisser ici. Y a-t-il un navire au port qui se rend à Tumunui ?

— Tu sais bien que les relations avec les Alfdarhs sont plus que limitées. Non, pas de bateau en provenance de la mer de feu depuis plus de dix ans. Il ne te reste que les bois verts et les marais. Ce sera plus long. Je vais te préparer des vivres sur le champ. Pars, aussitôt prêts. Mais avant, réveille-le, que je lui offre de quoi se remonter le moral.

Tous deux observèrent l'intrus, il semblait apprécier ce moment de détente. Sa bouche s'étirait dans un doux sourire et ses narines palpitaient légèrement.

— Oh, tu as raison, j'oubliais. Rien ne sert de gaspiller mon énergie à le maintenir endormi.

Gwendall claqua des doigts et Mac s'éveilla dans un gargouillement de contentement. Il étira ses bras, comme après une bonne sieste. Il regarda autour de lui, circonspect et déclama en levant les mains au plafond :

— Je suis bel et bien mort ! Mon paradis est donc un bar rien que pour moi ! Oh ! Ou est-ce l'enfer ? Et je parie qu'aucun liquide ne sera servi !

Fehu s'esclaffa surpris par l'emporté de l'homme roux.

— Ahah ! Tu n'es pas mort, mon brave ; et c'est avec plaisir que je sers ma cervoise !

Il actionna un piston qui emplit sous pression la gueuse ambrée qui tirait sur la brune. Mac agrandit ses yeux de surprise, entre crainte et curiosité, il empoigna de sa main valide la chope que lui tendait le vieil homme et y plongea sa moustache orange. Il avala une grosse lampée qui laissa des petits nuages de mousse dans ses poils.

— Divinement bonne cette petite, un grain torréfié comme je les aime. Merci, Tavernier.

— Le plaisir est mien, mon ami. Tu dois te sentir dans une bien étrange position. Le Smedja ar' Mjollnir se fait une joie d'accueillir un humain. Ce n'est pas tous les jours qu'un Arcane aussi éminent que Gwendall passe ses portes, alors quand c'est pour s'échapper avec un intrus aussi captivant que toi...

Mac observa Gwendall qui se tenait toujours silencieux, le visage fermé. Le sorcier l'avait plongé dans le sommeil et l'avait exfiltré.

— Si je ne suis pas mort, qui peut me dire ce qu'on va faire maintenant, avant que la déglinguée ne revienne ?

— Suis-moi et tu le découvriras, déclara Gwendall sobrement.

Le roux replongea ses lèvres dans la bière tout en scrutant son interlocuteur. Il déglutit grossièrement et posa le verre dans un geste sec.

— J'en ai assez des mystères. J'ai suivi Grita sans savoir où elle m'emmenait. J'ai été avalé par je ne sais quelle sorcellerie. Vous m'avez traité comme une poupée de chiffons. J'ai cru comprendre que vous avez désobéi au père-Noël. Alors, sans vouloir vous offenser, j'exige savoir ou je vais mettre mes guiboles !

Fehu sursauta et faillit faire tomber le pichet qu'il briquait. Gwendall accusa les mots du roux et céda :

— Nous allons rendre visite à des amis qui peuvent nous aider.

— Je me permets, qui est ce père-Noël ? Nous le connaissons, mon frère ? intervint le forgeron.

— C'est Afanen. Pour une raison obscure, il le nomme père-Noël. Peut-être un mage de la Terre.

Mac ricana et ne se donna pas la peine de répondre.

— C'est assez pour te convaincre ?

— Ils ont de la pression aussi délicieuse ? Mon ami, celle-ci est sacrément bonne ! Tu te nommes ?

— Fehu.

— Mac ! Enchanté.

L'Arcane de l'Étoile quitta le tabouret agacé :

— Donc tu m'accompagnes ?

Le roux s'adressa à son nouvel ami :

— T'en penses quoi, Fehu ?

Ce dernier s'accouda au comptoir pour s'approcher de l'humain.

— Tu devrais l'écouter, lui conseilla-t-il.

Gwendall hallucinait sur la connivence nouvelle entre l'étranger et son frère. Il connaissait l'Arcane Forgeron sociable, mais la rapidité du lien qu'il venait de créer le dépassait.

— Bon d'accord, on y va, annonça Mac en tapant de ses deux mains le bois du bar.

Il hurla de douleur. Sa main gauche lui lançait toujours, Grita ne l'avait pas loupé. Le vieil homme qui l'avait amené dans cette divine auberge lui attrapa le bras et souffla sur ses phalanges tordues. Un picotement se dissipa sous sa peau. Il vit ses doigts reprendre une angulation normale, l'enfle diminuer et la douleur disparaître. L'humain retourna plusieurs fois sa main. Il ouvrit la bouche pour questionner le fameux Gwendall. Ce dernier plaqua un index sur ses lèvres et souffla. Il cligna aussi de l'œil, ce qui acheva Mac et sa question.

Fehu ne réagit presque pas au sort de son frère. Il délaissa ses verres et disparut derrière une porte. La salle devint silencieuse. Gwendall se rendit dans le sellier pour y prendre quelques vivres. Et Mac agita la main miraculeusement soignée et se servit une deuxième pinte.

A la fin de son troisième verre, Gwendall et Fehu étaient revenus, chargés de gibecières et d'aumônières pleines de viandes séchées, de pains secs et de fruits confits. Le forgeron remplit quelques gourdes d'eau et de bières.

— Ah, ça, c'est une attention qui me touche ! s'exclama Mac.

— Je t'en rajoute une si tu m'expliques qui est ce père-Noël !

— Si tu me prends par les sentiments. C'est un sorcier qui sévissait, il y a fort longtemps ; un enfoiré de capitaliste qui couvrait de cadeaux les enfants sages. Un mensonge pour endormir toutes des générations de pourris gâtés !

Fehu explosa d'un rire rauque et claqua sa cuisse :

— Je n'ai pas tout assimilé, mais ce vil personnage a tout d'une farce ! Bon voyage, mon ami, j'espère que nos chemins se recroiseront. (Il se tourna vers son frère et le prit dans ses bras) Puisses-tu trouver la réponse pour le bien de Yggdrasil. J'ai foi en toi.

*Gùdbarnid, péninsule où se situent la tour et son village.

*vikas distance maritime viking

*Örkturnin, village de la tour.

*Gimlé capitale dweorgg

*Smedja ar'mjollnir le marteau de Thor 

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