CHAPITRE 7 : Tumunui, le rêve de l'Ours 2/2


Matatahi

— Mata ?

Hina passa la tête au travers des voilages qui habillaient la porte du laboratoire de son maître.

Des tables en chênes foisonnaient de fioles, de végétaux, de poudres, de pattes d'animaux, d'insectes et de pierres hétéroclites. Une odeur de paka planait, Hina pénétra alors sans douceur.

— Matatahi, il est bien trop tôt pour fumer ! le gronda-t-elle.

Ce dernier releva la tête d'un vieux parchemin, le pétunoir pincé entre ses lèvres, il toussota surpris de trouver son élève.

— Il est déjà le matin ? s'exclama-t-il.

Il déboula vers la fenêtre, tira brusquement les rideaux. La lumière du jour piqua sa rétine et le força à lever les mains pour se protéger. Il regarda un instant la baie. Le panorama de son officine était imprenable sur le port de Tumunui. Il entendait le cri des oiseaux marins et le ressac des vagues en contrebas. Matatahi respira profondément, s'énergisant de ce que la mer apportait.

Il n'avait pas vu le temps filer. Toute la nuit, il avait fouiné dans ses vieux parchemins et parcourut les glyphes de livres oubliés dans les tréfonds de sa bibliothèque. Il avait cherché des réponses aux questions qu'il n'avait pas encore formulées ; son rôle de chaman lui dictait d'envisager toutes les possibilités et de prévoir les solutions aux ennuis qui assaillaient le royaume.

La princesse devait revenir de sa prière matinale, car des mouchetures de cendres parsemaient son front. Matatahi retroussa le nez dans une moue contrariée ; il n'appréciait jamais quand son élève lui reprochait de trop fumer, aussi princière fût-elle.

— Que fais-tu là, mon enfant ? Ce n'est pas pour me tirer les oreilles et me priver de mon paka, je suppose.

— Je ne venais pas te surveiller. Mata, hier soir, je l'ai vu, déclara simplement la princesse qui fourrageait dans le chaos de feuilles et de papyrus qui encombraient le pupitre central.

Le chaman fixa étrangement son élève. Elle semblait distraite et lointaine. Elle n'avait même pas remarqué que la réserve d'herbes bleutées s'était radicalement épuisée. Il se morigéna à la vue du bocal vide, finalement Hina n'avait pas tout à fait tort, il devait freiner la fumette.

— La chose qui veut passer ? demanda-t-il.

— Non, je ne pense pas, répondit-elle en époussetant une vieille carte.

Elle rejoignit son maître, devant la fenêtre, et se perdit dans le turquoise de la mer de feu.

Elle reprit la parole :

— Il est venu à moi, je ne sais comment. Il ne sait pas qui il est, mais je crois qu'il nous aidera. Comme il l'a déjà fait.

Matatahi continuait d'examiner le comportement onirique de la jeune femme. Il comprit à qui elle faisait allusion. : Hina n'avait point rencontré l'ombre trouble, insidieuse et létale. C'était une autre légende qu'elle avait croisée.

— En es-tu sûre ? Les rêves sont trompeurs, leur signification traîtresse.

La princesse secoua la tête, pour remettre ses idées en place. Elle se souvenait de tout, comme si tout fût réel. L'aura rassurante qui l'avait enlacée dans les flammes de l'annihilation, les mots qu'il lui avait susurrés aussi doux que le miel de frangipaniers.

— Il m'a montré ce qu'il adviendra de notre monde. Il était terrassé par une telle vision. Et moi aussi. Il a la peau d'or pâle et des cheveux faits du même métal. Il est courageux et noble, mais ça également, il ne le sait pas.

L'élève et le maître se regardèrent intensément, quelque chose allait bouleverser Yggdrasil.

Le cri perçant d'un oiseau de proie les sortit de leur réflexion. L'épervier se posa sur la pierre du balcon. Il baissa plusieurs fois la tête en direction du chaman. Hina, intriguée par ce drôle de visiteur, s'abstint de questionner son aîné.

— Bienvenue à toi, mon ami. Quel message m'apporte-t-il ?

Matatahi attrapa la patte du volatile en retira un parchemin qu'il déroula et lut aussitôt.

Hina l'observait nerveusement. Il grognait à chaque phrase, puis il s'agita en direction de son bureau, empoigna sa plume de Namu et écrivit avec promptitude sur un papier en fibre de palmier. Il le fixa dans un geste appliqué sur une des serres de l'animal. Il approcha sa bouche au-dessus de la tête du rapace et chanta quelques mystiques paroles. L'épervier repartit dans un claquement d'aile sans un regard en arrière.

Hina, toujours étonnée par l'intervention de l'oiseau et la conduite de Matatahi, s'enquit :

— Que se passe-t-il ?

— Je sais de source sûre que Toth se rend à la Tour, dit-il sans émotion.

— Comment ? Mais...

— Accompagné d'un hôte des plus singuliers. Cet intrus imprévisible est arrivé par le Vaïo'ra, à Alfheim. Ce qui me fait penser que si c'est Hel que tu as stoppée, elle tentera de forcer le passage ailleurs. J'espère qu'elle n'a pas déjà réussi. Je dois en parler avec Îto. Il doit imposer l'Ariitaia.

— L'Ariitaia ? Je crains que nos luttes intestines ne resurgissent... D'après toi, que veut cet étranger ?

— L'avenir nous le dira. Le plus important est d'empêcher le fiel toxique de se répandre et de nous parer à sa survenance, soupira le chaman.

— Et pour Toth, que faisons-nous ? s'inquiéta Hina.

— Il est assez adroit pour ne pas finir dans les flammes de la Tour. Rassure-toi, il est en sécurité et en bonne escorte ; sans compter qu'il sait se défendre, il n'est pas sans ressource.

Le cœur de Hina se serra, elle revit les traits du jeune Toth. Il était devenu adulte, loin d'elle. À quel point avait-il changé ? Elle décida de prier pour lui, pour que rien ne lui arrive, car elle ne s'en remettrait pas.

— Ma fille, parle-moi de cette vision. Quelle menace plane sur notre douce planète ?

— De larges oiseaux de métal vomissaient des guerriers crachant de la lave bleue. Des puissants aux ailes brisées chutaient sur notre sol corrompu par des flots de sang. Le sang de tout Yggdrasil, énonça-t-elle la gorge étroite.

Matatahi se sentit soudainement désarmé, inutile et dérisoire. Comment allaient-ils affronter ce qui se profilait ?

— Que t'a-t-il dit ?

— Il voulait savoir comment l'arrêter. Mais ce n'est pas le plus important, c'est ce que je lui ai dit qui l'est, dévoila la princesse.

Elle assembla ses souvenirs, pour être la plus fidèle possible aux paroles qu'elle avait prononcées sans en deviner leur signification.

— Je t'écoute, l'encouragea-t-il.

Cherche et trouve.

Elle s'affaissa vaincue par la singularité de ses propres mots. Elle s'installa sur le muret du balcon et releva la tête vers son mentor, rompue.

— Mata, je ne comprends pas, je suis perdue, se lamenta-t-elle.

Le vieux chaman logea le menton de la princesse, menu et délicat, dans sa pogne rugueuse et lui assura :

— S'il doit chercher et trouver, nous découvrirons quoi, et nous l'y aiderons.

Dans un demi-sourire, Hina dévia son attention sur l'horizon ; vers les îles Mau, elle s'imagina étendue sur le sable fin et savourant la douce caresse du flot limpide de leurs lagons. Matatahi lui insuffla bienveillance et calma son angoisse par la méditation collective. Elle lui enviait cette capacité tout en espérant un jour y parvenir. Elle se laissa alors bercer. Le vieil Alfdarh sentit son cœur se serrer, Hina ressemblait tant à Moana. Le même port altier, le même regard franc et ses cheveux sombres. Plus le temps passait, plus l'héritière d'Îto partageait les traits de sa défunte mère. Elle avait quitté son clan pour rejoindre celui de Namu. Elle ne s'était jamais préparée à abandonner les atolls Mau, elle ne s'était jamais imaginé devenir reine en épousant le jeune chef des Aigles. Elle avait pleuré chaque jour le sable doux et les vagues chaudes avant que sa grossesse ne l'emporte vers les rivages des morts. Matatahi se représenta sur les plages de son archipel natal et revit un court instant Moana jouer entre les coraux et les poissons.

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