CHAPITRE 1 : La Terre, les prisonniers 1/3
Tim
« Le destin est un monstre qui vous écrase. »
Tim entendait les derniers mots de sa grand-mère rebondir contre les murs ternes de sa prison. Quatre-vingt-seize jours s'étaient écoulés depuis que celle qui l'avait élevé avait rejoint les étoiles. Pour le jeune homme, Ada Heltsen était son unique étoile, celle qui le veillerait jusqu'à ce qu'à son tour, il prenne place à ses côtés sur la toile cosmique.
Sans conviction, il s'arracha de sa couchette. Une grimace douloureuse tordit son visage fatigué. Sa blessure continuait à lui lancer. Une vision désagréable lui revint. Du rouge et du rose, des pétales gelés, la pression du sol dans son dos et l'odeur de chair fraîche. Un supplice, indescriptible. L'acidité de sa propre bile remontant sa gorge. Le fer poisseux. L'aiguille dans sa peau, la décharge du cocktail de sédatif et d'antidouleurs. Même si le voile épais se dissipait, les effets des drogues continuaient de l'engourdir.
Il lâcha un juron inaudible. La vie tenait à peu de choses. Dans son cas, si son co-prisonnier ne l'avait pas retenu par le bras, c'est en pleine poitrine qu'aurait fini l'éclat d'énergie. Le jeune homme se décida enfin à changer d'uniforme, son fourniment exhalait le sang, le vomi et l'infirmerie. La salle d'eau, une combinaison d'un lavabo, d'une douche et d'un toilette, se partageait entre cinq détenus, dont les exigences hygiéniques causaient d'occasionnelles disputes. Débarrassé de sa cotte, il frotta rapidement les surfaces de l'évier. Pour amorcer la douche, il passa le tatouage de son poignet sous le scanner incrusté dans la cabine.
[Détenu : 999 867 — Tim Heltsen — Quota hygiéniques dépassés]
— C'est quoi ces histoires ?
Il représenta le tatouage. Le même message lumineux s'afficha sur la surface lisse. Il comprit alors, son passage à l'infirmerie lui avait été débité. À quoi bon lui offrir douze heures de répit si l'Administration le dévalisait ainsi ? Tout était prétexte à grossir les peines.
Ses lèvres se retroussèrent dans un rictus cynique : sa vie continuait son trajet à la con. Elle n'avait jamais été idéale, mouvementée ou même exceptionnelle, mais depuis la mort de sa grand-mère tout empruntait une direction foireuse. Quel serait son avenir si Ada était toujours auprès de lui ?
Tim se massa vigoureusement le deltoïde. Le médipad avait retiré les tissus endommagés et avait entamé la phase de cicatrisation spontanée. L'auréole rosée picotait encore comme des fourmis agitées sous son épiderme. Il gratta la peau plus tendre du bout de l'ongle. Il concédait que ces foutus engins réalisaient des miracles. Il s'avouait, à demi-mot, qu'il les enviait pour la simple raison, qu'il aurait souhaité être à leur place et soigner ses semblables, avec autant de réussite.
Il avait observé jalousement le travail de la machine : le drone avait satellisé autour de sa blessure en envoyant des décharges bleues. Au bout des membres synthétiques, les bio-imprimantes avaient redonné vie à son épaule, os, ligaments, tendons, muscles, nerfs et vaisseaux sanguins.
Il jeta un œil dans le fond de la pièce commune où son ami et co-détenus babillait dans le vide, encore en train d'enregistrer ses pensées, comme un journal intime. Une manie du vieux Mac. Le jeune homme lui lança son tricot en place face. Son camarade, visiblement pas offusqué, lui répondit d'un hochement de tête et d'un air espiègle creusant ses pattes d'oies.
— Heureusement que Papi était là pour toi, gamin. Il t'a pas loupé ?
— J'veux bien t'y voir ! grinça Tim.
— On dit merci dans ce genre de situation.
Son compagnon d'infortune, de vingt-deux ans son aîné, considérait la vie plutôt de façon fataliste. Pour le vieux Mac, à quoi bon se morfondre, tout le monde mourait un jour et dans ses excréments.
Trois mois auparavant, le jeune homme avait rejoint un des fronts menés par le Grand Atlantique, après un entraînement succin à la prison d'Oslo. Son choix, s'il en était vraiment un, fut le pire de toute sa courte existence. Une décision stupide, se dit-il, a posteriori. Toutefois, suffisante pour briser ses espérances et son avenir.
Son banquier ne l'avait jamais alerté sur les délais, aucun message de rappel, aucune clause dans les contrats. Il aurait dû terminer de rembourser son prêt étudiant depuis un certain temps, mais son job d'aide-soignant le rémunérait trop peu pour qu'il le boucle à temps et les créanciers sont arrivés comme des vautours.
La combine était pourtant connue : les recycleurs empruntaient et puis un jour, des hommes en col blanc débarquaient, une horde de mercenaires dans le dos. La prison ou le front. Tim n'avait pas hésité bien longuement. Quinze ans de bagne à récurer les déchets radioactifs — héritage de l'Accalmie — versus cinq ans de vie à jouer les soldats.
Malgré la forte injustice ressentie, tout avait vite été balayé par le décès d'Ada. Survenu juste après son arrivée au Svalbard. Le jeune homme n'avait pas pu assister à la crémation et rendre un dernier hommage à sa grand-mère. À quoi bon pleurer, elle ne reviendra pas ?
— Tu me dépannes, une toilette au bac ?
— Ils t'ont facturé le médipad, les enflures. J'arrive te débloquer ça.
— Merci, papi.
Mac déplia sa longue carcasse sèche. Sa démarche souple lui rappelait qu'avec ses quarante-six années, Papi, restait vif et habile. Sa chevelure touffue et sa barbe lui donnaient un air hirsute, ahuri, et lorsque ses lèvres s'agitaient, elles remuaient une broussaille incandescente.
Le rouquin procéda de la même façon que Tim quelques secondes plus tôt avec le lavabo. Le jeune homme commença une toilette stratégique. En se massant le poignet, il se rendit compte que sa montre n'y était plus. Il se dit un court instant que ce n'était pas une grande perte. Elle lui venait de son père, qu'il n'avait jamais connu. Une autre ordure que l'univers lui avait imposée, un fantôme lâche dont le seul héritage était ce vieil objet. Il rit intérieurement, aigre ; à quoi bon se morfondre, il crèvera assez vite. Si le front ne s'occupait pas lui, il y avait pléthore de façons de mourir ici, une balle perdue par exemple.
Mac était une exception, un renard qui menait sa barque égoïstement, il parvenait toujours à dénicher un bon filon, une porte de sortie satisfaisante. Sa peine était passée de quinze à cinq ans, et lui seul connaissait comment. Jamais Tim n'avait réussi à lui extraire les vers du nez. Jusqu'à ce qu'il y arrive, le jeune homme comptait bien imiter son aîné et apprendre tout ce qui pourrait lui permettre de tenir et de s'en tirer.
Mais dans quel but ?
Tim broyait du noir, sans jamais baisser les bras. L'instinct de survie, pensait-il, une cascade hormonale trop violente qui l'empêcher d'en finir véritablement. À sa venue au Svalbard, Mac l'avait aussitôt pris sous aile, et ce qui au début était une compagnie agréable s'était vite mué en une amitié forte. Tim adorait l'entendre dérouler les histoires rocambolesques de son aîné et ce dernier nourrissait leurs échanges de la moindre information qu'il tirait de ses petits business.
De cette façon, Mac lui apprit que le Grand Atlantique cherchait des hydrocarbures sous les couches de terres récemment découvertes. Après des mois en baver, des blessures et des morts, les soldats-prisonniers de la coalition Grand Atlantique, se battaient à présent pour un lopin de terre au-dessus d'un gisement de priorité.
Le soir venu, sous le regard des mercenaires, on buvait et se chamaillait. Les rares femmes amenées pour l'occasion passaient d'un homme à l'autre. Tim se demandait toujours comment on les introduisait sur le camp. Les comptes se réglaient à l'arme énergétique. Les quartiers des prisonniers étaient un foutoir digne des plus grands bordels, laissés en semi-autonomie sous l'œil amusé des quelques miliciens payés pour y faire régner un ordre. Les arsenaux illégaux s'acquéraient sous le manteau et leur circulation était un secret de polichinelle.
— Le premier s'est mangé en pleine face l'éclat d'énergie, l'autre a été abattu par la milice, l'informa Mac.
Tim avait eu de la chance. Un dommage collatéral.
Les gars se disputaient des poupées. Jusqu'où l'homme pouvait-il sombrer ?
Les armes, les prostitués synthétiques. Encore un témoignage de l'hypocrisie de l'Administration, on laissait les ouvriers s'engrainer et on les exécutait à la moindre échauffourée. La folie s'emparait des individus et la vie au camp adoptait des allures de zones de non-droit.
Tim s'aspergea la face d'eau et prit le temps de se scruter. L'agacement s'installa sur son visage. Toujours les mêmes interrogations, les mêmes désillusions, qui lui nouaient l'estomac et remontaient une bile honteuse. Elles passaient en un clignement, tout en écaillant sa résolution de leur acide moqueur.
Qu'est-ce que je fous là ? Pourquoi ? Partirais-je un jour ? Mais où ? Comment ? À quoi bon ?
Personne ne l'attendait dehors, et sa dette avait été rallongée de douze mois supplémentaires depuis sa dernière mésaventure avec Mac. Douze mois, pour avoir échappé à la vigilance des miliciens pendant une sortie de reconnaissance et avoir admiré la mer, illusion d'une liberté jamais acquise. L'écume pure lessivait le sable et les galets noirs, comme elles lui ramenaient des souvenirs joyeux, bien que douloureux : sa grand-mère, les brioches sucrées et les petits feux qu'elle brûlait lors du solstice d'été.
Aucune famille n'espérait son retour, aucune petite-amie, aucun ami. Tous lui avaient tourné le dos, de peur que la malchance ne les touche, eux aussi. Ses lèvres tiquèrent nerveusement tandis qu'il s'essuyait avec une serviette râpeuse. Il la balança dans la corbeille à linge.
En y réfléchissant, Tim savait qu'il n'avait jamais vraiment eu d'amis ; il était bien trop effacé pour cela, rêveur et obnubilé par la voie qu'il s'était choisie : devenir médecin — présomptueux — et sortir Ada de la misère. Il se détestait d'avoir agi en imbécile, à l'angoisse de la voir s'enfoncer dans la maladie. Son étoile, le seul moteur de son existence. Elle lui avait dit le jour de son départ : « Le destin est un monstre qui vous écrase. » Il devait l'accepter.
Pour autant, une rage frémissait sous ses côtes et il se connaissait trop bien pour savoir son avenir : il subirait comme toujours, jusqu'au moment où il foirerait une nouvelle fois. Mac avait raison : à quoi bon ? Dans l'embrasure de la porte, avec un air d'enfant espiègle, ce dernier l'épiait.
— Quoi encore ? demanda Tim reconnaissant trop bien le pli au coin des yeux de son ami.
— Allons boire un verre.
— Je crois pas que soit une bonne idée. Je viens de sortir de l'infirmerie.
— N'joue pas au lâche, ça te ressemble pas. Une petite pinte te changera les idées.
— Dis plutôt que tu désires une excuse pour t'en coller un.
— C'est pas une bonne raison, ça ? Tu as survécu à une putain décharge électromagnétique, ça se fête ! Non ?
Mac l'entraîna, un bras autour de son cou, vers le petit bistro de fortune attenant à la cafétéria. Accoudé au bar improvisé - un congélateur antique -, Tim héla l'antipathique tenancier, qui -disait-on- avait recouvert ses dettes depuis une dizaine d'années et qui restait là par amour du front comme par peur de retrouver sa famille et son pays.
— Greg, une rousse pour papi et une blonde pour moi !
Ce dernier décapsula deux bouteilles sans conviction et les fit glisser vers ses clients d'un geste lent ponctué d'un grognement, du mépris à peine dissimulé.
— 100 coins, blondinet.
— Le gamin est à sec. C'est moi qui régale.
Mac tendit son poignet, que Greg scanna hâtivement.
— Et deux jours supplémentaires à ta dette, rajouta-t-il un sourire sadique pendu à ses lèvres.
— Je suis plus à ça prêt, vieux maquereaux.
— Fais pas le malin, tu es plus vieux que moi. Vieux maque... et puis quoi encore ?
Greg mangea la fin de sa phrase en retournant sur son tabouret et recompta son stock de cigarettes. Mac leva son verre vers le jeune homme.
— À ta survie miraculeuse !
Tim se détendit, esquissa un sourire. Papi savait comment lui changer les idées et comme d'habitude, ils allaient se jeter dans les discussions sans fin avant de rejoindre leur couche et d'attendre qu'un autre jour se passe, identique à celui de la veille.
— Pourquoi s'acharner sur ce bout de glace ? Des mois qu'on essaie de prendre ce bloc et l'ennemi ne flanche pas. Quand vont-ils comprendre qu'ici aussi il n'y a plus rien ?
— Tu crois encore qu'on est là juste pour de fichus hydrocarbures ? Te laisse pas berner.
— Et selon toi, quelle est la vraie raison ?
— On paie notre dette, garçon.
Tim but une longue gorgée, dubitatif. Il connaissait assez son ami pour savoir qu'il n'en pensait rien.
— Des graines.
Tim recracha sa bière. Il se rappelait la presque légende que lui contait Ada, que des hommes prévoyants avaient caché une quantité astronomique de semences, le jour où l'on mourait de faim.
— Te moque pas. Greg m'en a parlé hier soir. Tu sais quand tu dormais comme un bébé, et qu'une machine te réparait comme une motoneige. Il était tellement beurré, qu'il m'en a raconté une bonne. Il est déjà venu ici. Il travaillait pour les recycleurs à l'époque. Il dit qu'ici, nos ancêtres y ont foutu un grenier planétaire.
Le jeune homme laissa échapper un rire moqueur.
— Moque-toi, encore. Merde, trois mois de batailles stériles. On dit que l'ennemi se barre. Ce n'est pas à cause nous. Ils n'ont rien trouvé. De l'énergie fossile qu'ils cherchent, mon cul. Si ce caillou en possédait, il y a bien longtemps qu'il serait recouvert d'oléoduc, que toutes les multinationales et tous les milliardaires se seraient foutus sur la gueule. Pourquoi maintenant ? Que foutrait la Russie ici ? Elle possède déjà l'Europe et l'Asie centrale. Elle tient le GA par les burnes. Les élites sentent le vent tourner. Il n'a plus rien à bouffer. On dit que nos semences dégénèrent. Y a plus rien qui pousse. Tout est stérile. As-tu déjà vu une orange en vrai, gamin ? Une pomme ? Une tomate ? Non. Parce que tout ceci a disparu pour les gens comme nous, quand j'étais enfant. Nous bouffons de la synthèse. Recyclée, grâce à nos propres corps. Nous bouffons littéralement nos morts sous forme de bouillis synthétiques. Qu'est-ce que t'en dis de ça ? Même cette bière fiston. Alors que les élites, de toutes factions, toutes coalitions confondues, dans leurs beaux habits, avec leur tronche de dégénéré, arrivent encore à grailler des aliments naturels. Si toi tu désires un p'ti gueuleton cent pour cent biologiques, c'est sur le marché clandestin que tu dois le trouver. Et te fais pas choper ! Sinon, bonjour prison. Et l'herbe est tout aussi pourrie ailleurs. L'herbe, que dis-je, le béton. Alors, imagine, gamin, le pouvoir de celui qui met la main sur ce réservoir. Qui nourrit la planète dirige la planète. Et puis, avec l'Alliance Pacifique qui possède l'espace jusqu'à Mars. Quand la grosse rouge sera prête, qu'elle recevra les semences du passé pour l'avenir, et offrir aux riches un semblant de monde viable et nous laisser trimer et pourrir ici.
Tim hésita à boire une gorgée de sa bière. Son ami pouvait s'envoler dans des monologues inspirés. Celui-là lui mettait le moral au plus bas, même s'il esquissa un sourire malgré lui. Quel espoir pour la suite ?
— Merde, je me suis encore une fois emporté.
Une alarme retentit aux haut-parleurs de la cafétéria, Greg coupa la radio, qui diffusait un classique de la musique, Fredy Mercury, un virtuose de l'Accalmie. Une voix androgyne énonça la liste des prisonniers prêts à partir pour le front.
— Les bâtards, ils t'ont raccourci ton repos.
— Je m'y attendais.
— Bon, mon p'tit Tim, on dormira pas ce soir. On a rendez-vous avec la mort, une vie de bonheur, ricana-t-il, amer.
Le jeune hocha la tête pour confirmer. Mac se retourna et partit en direction des vestiaires. Les hommes se rassemblèrent le pas lourd. Chacun évitait de croiser le regard de l'autre. Seul face à sa misère, Tim rallia ses co-prisonniers. En équipant sa tenue, il perçut une mélodie, angoissante, celle qui le hantait depuis qu'il avait posé les pieds ici, celle rythmée par les tambours de la guerre.
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