Chapitre 9.
Cela me fait étrange de quitter ce manoir où j'ai finalement passé moins de deux journées – et où j'ai fini avec une dague en argent dans le cœur. Il s'est passé tant de choses durant ce bref laps de temps que je peine à croire que ma vie a pris un tel tournant.
De l'extérieur ce lieu semble si paisible qu'il est difficile de croire qu'il renferme des centaines de tueuses. Le jardin qui entoure le manoir, tout particulièrement, prend des allures de jardin d'Eden. Sur tout un plateau qui mène à la falaise, se dressent des petits cyprès, des pins et d'autres conifères qui dégagent un parfum envoutant. Entre ceux-ci serpente un petit ruisseau qui rejoint un pré sauvage au loin avant de se jeter du haut de la falaise. Un lieu idyllique, enchanteur, paisible. Un lieu que je peux m'empêcher d'observer du seuil du manoir.
Une voix féminine, envoûtante, que je reconnais comme étant celle de Melusine, vient rompre le silence si particulier de ce paysage.
« Ravie de te voir sur pieds.
La sirène se glisse près de moi, vêtue d'une courte robe noire, un long manteau en cuir jeté sur ses épaules, ses cheveux d'encre agités par le vent. Même ainsi, elle reste époustouflante, tout en elle s'harmonise avec cette aura sombre qu'elle dégage. Me tournant vers elle, je tente de dissimuler mon intimidation et remarque :
- Je vous ai vu vous effondrer.
- C'est bien la seule fois où tuer quelqu'un m'a tant coûté que cela.
- Je ne suis pas sûre qu'il faille s'en vanter. grimacé-je.
Elle me jette un coup d'œil surpris avant de reporter son attention sur la mer qui s'étend au loin, par-delà la falaise.
- Je crois que mes scrupules ont disparu depuis longtemps.
- Pourtant, vous aimez encore certaines personnes. Comme Poséidon !
Seul le silence me répond. Je ferme un instant les yeux pour savourer le doux parfum des cyprès dont les branches sont balancées par le vent. La Nature ici semble se trouver hors du temps. Elle apaise, calme, en parfait contraste avec les eaux furieuses qui se brisent contre les rochers, quelques dizaines de mètres plus bas.
- Même le mal peut aimer. Le pire des meurtriers peut être capable de ressentir de l'amour... ou de la peine.
Ses mots me surprennent mais je ne la relance pas. Elle n'en a aucune envie, je le sens à l'amertume qui pointe dans sa voix si particulière. Cette sirène est... déroutante : elle me poignarde en plein cœur pour ensuite discuter avec moi comme si de rien n'était. Elle tue de sang froid pour protéger comme une lionne ceux qu'elle aime. Elle peut se montrer mesquine avec ces derniers comme elle l'a été avec Orphée pour finalement faire preuve d'attachements sincères.
Est-ce cela qui m'attend si je plonge la tête la première dans ce monde de folie, empli de créatures mythiques aussi dangereuses que déroutantes ? Je ne veux pas me perdre en cours de route... Melusine semble lire dans mes pensées puisqu'elle murmure :
- Tu sais à présent ce que tu es, petite nymphe. Mais ça ne détermine pas qui tu es. Penses-y.
Ce que je suis.... Une destinée. Je me tourne vers elle et m'enquiers :
- Quand avez-vous appris que vous en étiez... Une ?
- Quand tout fut fini. Après avoir lutté contre ces satanés dieux jusqu'à en mourir.
Je trouve cela triste. De lutter toute sa vie sans savoir pourquoi exactement. Pourtant son ton neutre me fait frémir. Parfois, j'ai l'impression qu'elle ne ressent rien. À côté de cela, je ressens peut-être trop. Un rien peut faire partir mes émotions en vrille. Je frissonne lorsqu'elle m'interroge.
- Quelle est ta mission ?
Ses yeux luisent d'une curiosité dévorante. Ma mission... Je ne l'avais jamais formulé à voix haute. Le dire, c'est le rendre réel. Mais cette sirène, malgré le fait qu'elle m'ait tuée, m'inspire presque confiance. Alors luttant contre ce nœud qui obstrue ma gorge, je lui réponds, à voix basse :
- Maintenir l'équilibre de la Nature.
La sirène me fixe un instant, les yeux écarquillés. Soudain, elle part dans un fou rire si terrible qu'un instant je doute de sa santé mentale. Entre deux éclats, elle s'exclame :
- La Vie a un drôle d'humour. Charger une sirène égoïste de sauver le monde et faire peser sur les frêles épaules d'une petite nymphe tout le poids de la nature. Oh, et j'espère ne pas t'avoir vexée, c'est simplement qu'à mes yeux, tu n'es qu'un bébé, tu as le cent cinquantième de mon âge.
Je secoue la tête à la négative, lui assurant ne pas être vexée. Je crois que je commence à la comprendre, elle et son comportement. J'interroge :
- Que vous a coûté le fait de remplir votre mission jusqu'au bout ?
Ses yeux vrillent les miens et elle sourit. Presque mesquine. Presque cruelle. Presque triste, comme plongée dans des souvenirs qu'elle aurait préféré oublier.
- Absolument tout. Pourtant me voilà. Ne te laisse jamais abattre par ta mission, n'accepte jamais les coups du sort et de ce satané destin. C'est le conseil le plus utile que je pourrais te donner.
Je m'apprête à lui demander des précisions quand une ombre se dresse derrière moi. Instinctivement je devine qu'il s'agit d'Orphée et mon corps se détend, comme si la présence du héro m'apaisait. Il me lance un sourire qui réchauffe mon cœur avant de se tourner vers la sirène.
- Je peux te parler un instant, Mel ?
Elle hoche de la tête avant de le suivre, non sans me lancer un clin d'œil. De là où ils sont, je peux toujours les entendre. Il faut dire que la Destinée ne s'embarrasse pas de précaution quand elle l'interrompt alors qu'il allait dire quelque chose, pour demander, abruptement :
- Tu m'en veux toujours ?
De m'avoir tuée ? À en croire la lueur folle dans les prunelles émeraudes de mon compagnon, oui, il lui en veut. Plus que tout et de tout son cœur. Pourtant, il lui attrape brusquement les épaules et l'attire à lui, refermant ses bras sur elle dans une étreinte fervente, en enfonçant son visage dans sa chevelure sombre.
- Pour toujours Mel.
J'aimerais tant qu'il me regarde tel qu'il la regarde elle. Ou tel qu'il regardait Eurydice jadis, comme me le montrent mes souvenirs de cette vie. Qu'il s'aperçoive que je ne suis plus une adolescente. Qu'il me voit enfin, moi. Qu'il puisse m'aimer. Même si je ne suis que Yerine. C'est si douloureux d'avoir des sentiments pour quelqu'un qui n'en a pas pour nous en retour. Je me déteste de l'aimer et je me déteste de ressentir de la jalousie pour cette femme.
Stupide fille, stupides rêves, stupide romantisme.
Une silhouette masculine vient se dresser entre moi et le spectacle des deux anciens amants enlacés. Je recule d'un pas en reconnaissant le dieu des mers et sa chevelure argenté si étrange. Son aura étouffante envahit l'air à la manière d'une pieuvre qui étendrait ses tentacules et je réfrène un hoquet de surprise. Un sourire narquois sur les lèvres, il soupire :
- Je sais ce que ça fait. Personne n'a jamais pu les séparer. Même moi pour qui elle est morte, n'y suis parvenu.
Je n'avais jamais parlé seule à seule avec Poséidon. Il est si imposant, si puissant qu'il m'intimide plus encore que sa compagne. Pourtant, il me sourit avec bienveillance, chose qui me surprend un peu venant de sa part. Je me contente de faire la remarque :
- C'est vous qu'elle a choisi.
- Et ça se comprend.
La modestie n'est clairement pas un trait de caractère chez les créatures mythiques et encore moins chez les dieux. Mon regard dérive sur la sirène et le héro qui discutent à voix basse sans que je ne puisse rien entendre de leur discussion. Je ne peux m'empêcher de soupirer, tentant tout de même d'atténuer la jalousie dans ma voix :
- Pourtant, lui l'aurait choisi.
- Il y a quelques années peut-être... Mais plus maintenant. Plus aujourd'hui. Tu ne devrais pas te faire du souci. Après tout, n'es-tu pas la réincarnation de son seul et unique grand amour, Eurydice ?
La remarque de mon interlocuteur me surprend et je me tourne vers lui, croisant son regard. Il se contente d'un sourire en coin, comme s'il se retenait d'en dire plus, comme s'il savait quelque chose qui m'échappait.
Je n'ai pas le temps de l'interroger plus. Orphée revient et se poste à mes côtés, son corps effleurant le mien. Je croise les doigts pour que personne ne remarque mon soudain trouble. Melusine quant à elle nous fait face. M'éclaircissant la gorge, je souffle :
- Merci pour votre aide.
- Mais de rien, voyons.
Elle rejette son abondante chevelure en arrière, dans un geste de pure vanité pourtant, à son sourire, je devine qu'il ne s'agit que d'un masque. Se penchant vers moi, elle murmure, s'assurant de n'être entendue que par moi :
- Ne sois pas jalouse de moi, chérie, jamais ! Deux êtres liés par le destin – même si celui-ci est un tocard – finissent toujours par se retrouver.
Puis elle se recule et après avoir lancé une œillade des plus tendres à mon compagnon, elle s'exclame, un rictus étirant le coin de ses lèvres :
- Bonne chance pour la suite. Vous en aurez besoin.
Ce qui ne me rassure absolument pas.
Après ces derniers mots, elle fait volte-face pour rejoindre son dieu qui l'attend un peu plus loin. Celui-ci la dévore littéralement des yeux. Ce que la sirène remarque puisqu'elle susurre, follement amusée :
- Arrête de me regarder comme ça ou je te bouffe ! Et pas dans le sens où tu l'entends.
- Ne me tente pas Lorelei... murmure-t-il, la voix chargée de désir.
- Obsédé.
- Peste ! »
Elle éclate de rire avant de lui donner un coup de poing dans l'épaule. Il se contente de saisir sa main, lui coulant un regard chargé d'amour qui berce mon cœur de tendresse et tous deux disparaissent dans un éclair aveuglant.
Je me tourne vers le héro qui, lui, m'observait du coin de l'œil, ignorant les deux amants. Ses doigts sont crispés autour de la lanière du sac de voyage. Je m'accroche à son bras et sa tension décroit légèrement. Je ne sais pas s'il est triste, nostalgique ou inquiet. Moi qui suis pourtant douée pour décrypter les émotions des gens, je n'y parviens jamais avec Orphée. C'est enrageant.
D'une voix basse, douce, il me glisse :
« Il est temps d'y aller, Yerine.
Je hoche de la tête et le suis en direction de la route principale qui mène à la ville, plus bas. Cependant, je refuse de ne pas savoir où nous allons. J'interroge alors :
- Où allons-nous à présent ?
- Mel m'a conseillée d'aller voir un de ses vieux amis – si on peut dire ça.
Intriguée, je penche la tête sur le côté, me demandant sur quoi nous allons bien pouvoir encore tomber :
- De qui s'agit-il ?
- L'agent Seth Kepner, de la Supernatural Security Center. »
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