Chapitre 23.

L'intérieur de la maison est somme-toute assez simple. Les murs, certes vieux, semblent porter le plafond orné d'un vieux lustre grésillant. Certaines affaires semblent présentes depuis des dizaines d'années et d'autres semblent dater du siècle dernier. La prêtresse semble intercepter mon regard car elle grimace tandis qu'elle nous fait pénétrer dans un petit salon :

« Tout ceci appartenait à l'ancien propriétaire... Autant dire que c'était le foutoire quand nous sommes arrivés.

- Je ne peux que confirmer... grommelle Orphée dans mon dos.

Je me tourne, surprise. Le sourire doux qu'il m'adresse contraste avec la lueur amusée dans son regard. Je ne peux m'empêcher de soupirer :

- Pourquoi rien ne peut être normal dans ce monde

- Parce qu'on s'ennuierait bien trop sinon.

- Personnellement, je ne m'ennuyais pas du tout avant que toutes ces mésaventures débutent !

Faux, faux et archi-faux. Je ne pouvais m'empêcher chaque soir de formuler le vœu qu'enfin ma vie débute. Je me sentais coincée, tout ce que je désirais c'était vivre. Ma bonne étoile a peut-être réalisé mon souhait... Cependant, je me retrouve dans les soucis jusqu'au cou. Autant dire que j'ai de bonnes raisons de regretter. Pourtant, lorsque les prunelles vertes du héros ne me quittent pas du regard comme elles le font actuellement, je ne parviens pas à éprouver du remord. Impossible. Pas quand mon cœur bat de cette façon.

Soudain une voix masculine ricane, interrompant notre échange.

- Que tout le monde fasse attention à soi, une catastrophe ambulante vient de pénétrer le périmètre de sécurité...

Je fais volte-face pour me retrouver face à oncle Bel', appuyé contre le cadre d'une porte, un sourire taquin sur les lèvres. Ses cheveux bruns mi- longs ont eu le temps de pousser ces quatre dernières années mais ses yeux couleur miel n'ont absolument pas changé : ils scintillent toujours d'une manière presque irréelle. Je ne m'attarde pas plus longtemps à le dévisager et me jette sur lui.

L'homme me serre dans ses bras avec vigueur. Même si je sais qu'il ne fait pas réellement parti de ma famille, nous sommes attachés l'un à l'autre. C'est ce qui compte après tout. Les liens du cœur sont les meilleures. Je finis par reculer et Bel me dévisage, les yeux écarquillés :

- Tu as grandis, petite.

- Je déteste quand on m'appelle petite ! Pourquoi est-ce que tout le monde m'appelle comme ça ?

- Comment dois-je t'appeler alors ? Eurydice ? Yerine ?

- Yerine.

Il hoche de la tête d'un air attendu. Puis il se tourne vers Orphée et un sourire étire ses lèvres.

- Ravi de te revoir mon ami.

- Moi aussi. Je te dois de grands remerciements pour tout ce que tu as fait.

Bel balaye d'un geste de la main les mots de mon compagnon et pénètre dans le salon avant de s'asseoir sur un des fauteuils en face de celui dans lequel la prêtresse s'est étendue, nous invitant à en faire de même. Orphée et moi nous retrouvons ainsi serrés l'un contre l'autre dans un minuscule fauteuil.

- Je suppose que vous n'êtes pas venus pour nous annoncer vos futures fiançailles... ricane Bellérophon.

Pardon ? Je suis à deux doigts de m'étouffer à l'entente de ses mots et un coup d'œil au héros à mes côtés suffit à m'indiquer qu'il est dans le même état que moi. La prêtresse soupire avant de rétorquer :

- Tu sais bien que non Bel'. Je t'ai déjà raconté ce qu'ils venaient faire ici !

- Tu gâches tout Elämä.

- En attendant, c'est moi qu'ils sont venus voir. Toi tu n'es... Qu'un bonus !

Le brun lève les yeux au ciel tandis que ladite Elämä relève le menton. Je comprends en effet qu'elle puisse s'attirer l'antipathie d'Orphée. Pourtant Bellérophon lui jette un tel regard qu'il est impossible de ne pas voir qu'il l'apprécie.

- Je suis sûre que ma Yerine adorée a des questions pour moi ! réplique mon pseudo oncle en me lançant un clin d'œil.

Je ne peux m'empêcher de sourire avant d'affirmer vivement en secoue la tête. La prêtresse penche la tête sur le côté avant d'éclater de rire. Sa crinière dorée ondule sous la lumière qui passe par les petites fenêtres. Il a cessé de pleuvoir dehors. La mystérieuse femme se relève et son mouvement attire toute l'attention tandis qu'elle murmure :

- Je vous laisse à votre réunion de famille dans ce cas. Yerine, je serais dans le jardin, rejoins-moi quand tu auras fini.

J'acquiesce. Sitôt qu'elle disparait, Orphée se tourne vers Bellérophon.

- Tu es sûr qu'on peut lui faire confiance ?

- Elämä ne fait jamais rien gratuitement. Cependant, elle a une dette envers moi. Aussi, elle vous aidera. Tu serais étonné de ce que ses mots et son savoir peuvent provoquer.

Les deux héros se toisent un instant avant que mon compagnon ne se détende. À mon tour, je me racle la gorge et penche la tête sur le côté.

- Dis Bel, tu veux bien me raconter comment tu m'as trouvée quand j'étais bébé ? Cela m'intrigue vraiment...

Il hoche de la tête. Je sens bien que les deux hommes sont surpris par ma demande. Pourtant, j'ai vraiment besoin d'entendre comment tout cela a commencé.

- Il y a presque vingt et un an, j'avais un contact à l'époque, une forme de medium... Il disait sentir de dangereuses perturbations d'origine surnaturelle qui pourrait menacer l'équilibre des choses. Dis comme cela, ça ressemble au blabla d'un charlatan. Mais il avait raison. Je me suis rendu sur place et ce que j'y ai vu m'a glacé le sang. Des individus enrobés dans leurs capes s'étaient rassemblés dans une clairière en pleine forêt en Grèce.

- Les Apogonoì ! m'exclamé-je.

Cela surprend le héros. Ses sourcils se froncent tandis qu'il s'exclame :

- Les descendants ? Mais de qui ? Ou de quoi ?

- Nous n'en savons rien... réponds mon compagnon.

Bel semble un instant déstabilisé cependant il se reprend.

- Je suis resté caché, le temps d'assister à leur rituel. C'était de la magie noire. Des plus mauvaises. La Nature semblait dépérir autour d'eux... Puis ils ont versé du sang à même le sol, sur un étrange symbole qu'ils y avaient tracé... Une fleur enchaînée en train de dépérir. C'est à la vue de ce symbole que j'ai compris. Je t'avais rencontré quelque siècle auparavant Orphée, mais je n'ai jamais pu oublier cette histoire.

- Tu as compris qu'il s'agissait de ceux qui s'en étaient pris à Eurydice.

Le brun acquiesce avant de poursuivre.

- La lune est arrivée à son apogée et c'est alors que le sol s'est mis à trembler. Et un bébé est apparu. Toi, Yerine.

J'en reste bouche-bée, l'observant, les yeux écarquillés. Savoir tout cela est une chose. Mais l'entendre venant de quelqu'un qui y était... en est une autre.

- Qu'as-tu fait alors ?

- Je suis intervenu. Heureusement, je suis toujours autant doué avec une lance. Je me suis débarrassé des... apogonoì, comme vous les appelez, et j'ai réussi à te récupérer. Et tu avais de si grands yeux, innocents et magnifiques... Impossible de ne pas reconnaître en toi ta nature surnaturelle.

- Bellérophon avec un enfant... J'aurais tué pour voir ça ! ricane Orphée.

Je lui donne un coup de coude dans les côtes pour qu'il se taise. Je veux entendre la suite !

- Et ensuite ?

- J'ai tout de suite pensé à ta mère... Je ne voyais personne d'autre pour prendre aussi bien soin de toi. D'autant plus qu'entre temps, elle s'était mariée.

- D'où la connaissais-tu ?

Le rire qui lui échappe est plein de tendresse.

- Au départ, c'était une simple conquête. Mais finalement, elle est devenue une très bonne amie. Un peu comme une petite sœur. Une petite sœur qui avait presque trois-mille ans d'écart avec moi. Elle me manque beaucoup, tu sais ? Ta mère était formidable.

Je hoche de la tête. Mes yeux doivent être brillant d'émotions tout comme mon cœur, gonflé de fierté en entendant ces mots. Maman était plus que formidable. Elle était un véritable modèle pour moi. Je souris, ravie que Bel partage avec moi ses souvenirs d'elle. Émue, je m'exclame :

- Merci beaucoup ! Vraiment. »

Le sourire qu'il me lance me touche en plein cœur. Orphée serre ma main dans la sienne avec toute la tendresse dont il dispose. Je n'ai peut-être plus mes parents mais je les ai, eux. Et ils font réellement parti de ma famille. Une famille tissée par les liens du cœur et non du sang.

Mais comme je n'allais pas tarder à le découvrir, les liens du sang peuvent parfois s'avérer être les plus terribles...

*

Lorsque je sors dans le jardin, je trouve Elämä assise sur une chaise longue, une paire de lunette de soleil sur les yeux et un chapeau sur la tête. En plein mois de mars. Alors certes, le soleil rayonne dans le ciel et il fait presque doux mais l'air est encore humide après l'orage qui nous surpris. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle me dessert son sourire éclatant mais calculateur.

Je me force à la tutoyer puisqu'elle en fait de même.

« Alors Bel et toi...

Elle éclate de rire, secouant

- Je suis une prêtresse de la Vie. J'ai donc de nombreux ennemis. Bel... Bel me protège. Si tu me demandes s'il y a de l'amour comme tu as pu en voir entre Mélusine et son dieu ou entre toi et ton héros, c'est non. Il ne m'aime pas et je crois bien que la seule fois où il a été proche d'éprouver de l'amour c'était pour une sirène qui est morte tuée par les chasseurs de sirènes.

Surprise par cette histoire, je l'observe, les yeux ronds. Peut-être cela explique-t-il cette lueur dans le regard de mon « oncle », cette lueur qui souffle qu'il a vécu tant que rien ne peut plus vraiment l'impacter. La prêtresse m'enjoint à marcher un peu dans leur vaste jardin. Je ne peux qu'approuver. Ce contact avec la nature m'apaise. Ce lieu est réellement féérique. Il y a là tant d'espèce de fleurs et de plantes que j'en suis surprise.

- Qui s'est occupé de tout cela ?

- C'est Bellérophon. Je crois qu'il tient ça de ta mère. En tout cas, je suis loin d'avoir la main verte moi.

Je ne suis pas surprise que maman ait initié cet espèce de héros séducteur et moqueur au jardinage. Elle adorait communiquer sa passion. J'ai un peu l'impression de la retrouver ici.

Je remarque le petit bassin aux pieds d'un chêne. Surprise, je m'en approche. Sur l'eau trouble, flotte un petit nénuphar, un lotus rouge. Un nymphaea ! Je fronce des sourcils et me penche vers lui. Le parfum qu'il dégage éveille mes sens. Il est si doux, si léger... presque insaisissable. C'est l'odeur d'un doux après-midi d'été à l'ombre des arbres, l'odeur du printemps qui chasse les affres de l'hiver, l'odeur des rires près d'un ruisseau, l'odeur... d'un baiser dans une chambre d'hôtel ! Le parfum de l'amour ! Je me raidis brusquement quand mon cerveau fait le lien.

Ce parfum qui me hante depuis des jours, celui que je ne parviens pas à reconnaître... C'est celui des nymphaea ! La surprise me coupe brusquement le souffle. Le rougeoiement des pétales semble être un brasier qui réchauffe aussitôt mon âme.

Derrière moi, la voix d'Elämä me parvient, comme assourdit par cette étrange révélation.

- Leur parfum te hante n'est-ce pas ? Ton âme est liée à ces fleurs, Yerine.

Je me tourne vers elle, intriguée par ses paroles.

- Pourquoi ?

Le sourire qui étire ses lèvres m'impressionne un instant. Je ne saurais dire s'il est compatissant, victorieux, sincère ou factice. Sans me répondre tout de suite, la prêtresse s'approche du bassin à son tour et effleure du bout des doigts les pétales soyeux du lotus. Mon cœur s'emballe étrangement dans ma poitrine. Lorsqu'elle me répond enfin, je crois être victime d'une hallucination auditive.

- C'est parce que tu n'es pas seulement la réincarnation d'Eurydice, mais celle de Mère Nature en personne. »

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