Chapitre 13.

Lorsqu'Orphée pousse la porte d'un petit cabanon baigné dans l'obscurité de la nuit, le grincement atroce du bois vermoulu vient rompre le silence. Méfiante, j'observe autour de moi. Comme par magie, des lampes à huile s'allument, révélant le confort rudimentaire d'une petite cabane de pêcheur. Une armoire, un lit de camps, une table, deux chaines et un très vieux four que j'éviterais de faire fonctionner.

Melusine avait tout de même de quoi s'offrir un minimum de confort si chacune de ses planques est aussi bien équipée. Je me laisse tomber sur une des chaises qui grince sous mon poids mais ne cède pas. Je me refuse à fermer les yeux de peur de revoir ces immenses racines broyer la gorge de l'Apogonos.

Le héros vient s'assoir près de moi, un linge mouillé en main. Il commence à nettoyer doucement la plaie sur mon front. Ses doigts effleurent avec tendresse ma peau mais je ne peux me retenir de grimacer. Ça pique. Pourtant, cela me fait moins mal que ça n'aurait dû.

« Ta blessure commence déjà à se refermer. constate mon compagnon.

Je bats des paupières avant de souffler :

- C'est incroyable ! En temps normal, un tel coup m'aurait valu un petit tour à Comas-land...

- Ce sont les souvenirs de la Yerine humaine qui s'expriment. Mais depuis que tu es une nymphe, depuis ta maturité en fait, ton système immunitaire se renforce et te protège de toutes blessures. N'as-tu pas remarqué que depuis des dix-huit ans tu n'as plus fait un tour à l'hôpital alors que tu es un accident sur pattes ?

Je m'aperçois qu'il a raison. En puisant dans ce méli-mélo de souvenirs ayant établi domicile au creux de mon esprit, je remarque :

- Pourtant le venin de serpent m'a tuée. Au même titre que la dague dans le cœur.

- L'immortalité ne signifie pas l'éternité. La capacité à survivre dépend des créatures. Là où rien ne pourra me tuer excepté un pouvoir extrêmement puissant qui aspirerait mon énergie vitale, Melusine ne mourra que d'une dague dans le cœur. Quant à toi, tu peux guérir mais si quelque chose est suffisamment fort pour te tuer... Ça le fera.

- Alors parler d'immortalité n'est pas juste. C'est simplement une forme de... longévité !

Ses sourcils se froncent tandis qu'il semble réellement réfléchir à ce que je viens d'énoncer. Pour ma part, je garde le silence. Je ne sais quel est cet étrange sentiment qui s'empare de moi mais il commence petit à petit à remonter le long de ma poitrine jusqu'à ma gorge pour la nouer. Mes poings se crispent tandis que je déglutis. Je n'ai plus si mal que cela au crâne et maintenant que l'adrénaline ne circule plus dans mes veines, j'assimile petit à petit ce qui s'est passé.

Orphée semble le comprendre puisqu'il s'empresse de poser une bouteille sur la table et de s'exclamer, d'un ton presque gêné :

- Tiens, j'ai trouvé cet alcool dans les placards. C'est vieux, très vieux. Mel ne nous en voudra sûrement pas.

J'observe la bouteille, un instant surprise avant de soupirer et d'en verser dans un petit verre. L'alcool est si fort qu'il me brûle la gorge. Mais très vite un goût prédominant de prune me gagne. J'ai l'impression de me retrouver au plein cœur d'un verger de pruniers, les fruits poussant sur les branches dégageant un parfum qui envahit l'air, mon nez, mon sang et mon esprit. Ce dernier s'embrume d'ailleurs au fur et à mesure des gorgées. Évidemment, ce genre de boisson ne se boit qu'en petite quantité pour ne pas finir complètement ivre. Et la quantité qui s'est retrouvée dans mon verre était peut-être un peu trop élevée.

Pourtant, mon cas n'est rien comparé à mon compagnon : il a pratiquement vidé la bouteille à lui seul et je me demande bien comment il fait pour tenir aussi bien un alcool de cette puissance. Tandis que je l'observe, stupéfaite, méditant aux différentes capacités que possèdent les créatures surnaturelles de ce monde, sa voix grave tranche le brouillard pour s'insinuer dans mon esprit :

- Je n'imagine même pas à quel point cela peut te sembler fou.

- Qu'est-ce qui peut me sembler fou ?

- D'avoir des souvenirs qui t'appartiennent et pourtant ne t'appartiennent pas.

J'avale de travers, à deux doigts de mourir étouffer, avant de hocher de la tête.

- Heureusement que je parviens à déterminer quels souvenirs sont à qui !

- Il est certain qu'Eurydice n'est pas celle qui a mis le feu à notre cuisine...

- C'était un accident ! je proteste.

- Un accident qui a faillit se reproduire plusieurs fois, Yerine...

Un petit rire m'échappe. Ce qui me fait un grand bien. Je me sens un peu plus légère, à présent que l'alcool embrouille un peu mes idées. C'est peut-être ce qui me pousse à demander :

- Raconte-moi un souvenir avec Eurydice ! Que je parvienne à le retrouver...

À ma grande surprise, il acquiesce. La douleur dans son regard qui apparaissait auparavant lorsque le nom de la nymphe était évoqué n'est désormais plus là. Seulement une certaine nostalgie.

- C'était peu de temps avant notre mariage. Nous étions près d'un ruisseau. Je composais une ode tandis qu'elle s'attachait à faire sa robe de mariage, assise au cœur des roseaux. Elle la couvrait de fleurs de toutes sortes. Je crois que ses préférées étaient des fleurs de nénuphars... Des rouges...

Surprise, je m'exclame :

- Des nymphaea ?

Il acquiesce. Les nymphaea, ou plus communément appelés, les lotus, sont mes fleurs préférées. Surtout les rouges. Maman en avait quelques-uns dans son jardin botanique. Ce point commun avec la dryade me surprend. Voilà une chose qui n'a pas changé à travers la réincarnation. À l'évocation de la fleur, le souvenir s'éveille et je suis enfin plongée dans cette vie qui est la mienne sans vraiment l'être. La scène que décrit Orphée m'apparait, aussi claire que de l'eau de roche, comme si je l'avais vécu. Ce qui est -plus ou moins - le cas. Je ne peux m'empêcher de m'émerveiller :

- Eurydice était sublime...

Après tout, nous nous ressemblons elle et moi, c'est indéniable, mais là où elle apparait comme une créature de rêve, presque irréelle, angélique, je suis une sorte de femme-enfant, le visage encore marqué par les rondeurs enfantines, les traits maladroits et les cheveux indomptables. La pureté et le charme qu'elle dégage me font défaut.

Le héros me regarde, comme si je venais de dire une énorme bêtise. Puis il se fend d'un sourire sincère, qui me transperce le cœur d'une flèche inévitable, et me glisse :

- Toi aussi, tu es magnifique Yerine !

Qu'avais-je dit ? Qu'il ne me fasse plus jamais de compliments ? Je retire tout de suite mes paroles ! Baissant la tête pour dissimuler mon rougissement derrière la masse de mes boucles blondes, je suis comme pétrifiée par son regard perçant que je sens posé sur moi. Je brûle et mon cœur se serre dans ma poitrine tandis qu'un frisson me parcourt. Je me relève vivement, électrisée par ces sensations, ma chaise tombant au sol dans un bruit assourdissant.

Mauvaise idée... Le monde vacille autour de moi et je manque de m'effondrer, m'assurant un aller direct pour Comas-land qui m'attend à bras ouverts. J'entends seulement une chaise crisser contre le sol et deux bras me rattrapent m'empêchant de m'étaler au sol. Instinctivement, je m'accroche aux avant-bras d'Orphée dont la prise sur ma taille semble se raffermir.

- Tu ne tiens plus vraiment debout petite... murmure-t-il d'une voix qui m'électrise.

- Cesse de m'appeler petite ! Et toi non plus tu ne tiens plus debout.

- Tu crois ?

Avant que je puisse répliquer quoique ce soit, il tire sur mon bras, me faisant tournoyer. J'éclate de rire alors que je chancèle. Ce pas de danse était pitoyable mais je sens mon cœur gonfler sous l'euphorie.

Je relève la tête, croisant le regard vert du héros. Il est si proche de moi que son souffle s'échoue sur mon front. Il semble figé, paralysé, me dévisageant d'une étrange façon, comme s'il cherchait à mémoriser l'image de mon visage à tout prix. Je crois même lire au milieu de tout ce vert un désir profond, bien que les possibilités que je fasse erreur existent.

Imperceptiblement je me rapproche de mon compagnon qui ne m'a toujours pas lâchée. Je ne réponds plus de rien et je ne parviens pas à savoir si c'est à cause de l'alcool ou des évènements de la journée. Tout ce que je sens, c'est sa présence près de moi, qui m'enveloppe, m'enrobe, m'enivre. C'est mon propre désir.

Ses yeux quittent les miens pour se poser sur mes lèvres et je déglutis. Je perds pour de bon tout contact avec la réalité, laissant mes sens et mon cœur prendre les commandes. Mon corps s'embrase et j'ai la terrible impression que rien ne pourra calmer ce brasier - qui n'est pas si désagréable que cela...

Touche moi, embrasse-moi, aime moi !

Je sais qu'il est à deux doigts de le faire : de m'embrasser. Mais il finit par reculer, et l'air s'engouffre à nouveau normalement dans mes poumons. Le charme est rompu et la réalité semble fracasser tous mes rêves autour de moi. Je me laisse glisser le long du mur. La fraîcheur du sol me ramène peu à peu sur terre et je bascule la tête en arrière, prenant appui sur le bois de la cabane. Le monde redevient net et l'euphorie se dissipe un peu.

Orphée m'imite, s'allongeant au sol et posant sa tête sur mes cuisses. Il semble soudain bien las, fatigué de toutes ces aventures. Je ne peux que le comprendre. Je donnerai cher pour pouvoir retourner à ma vie bien tranquille d'il y a quelques jours. Et dire que je désirais simplement vivre...

Nonchalamment, mes doigts s'approchent de sa chevelure claire, commençant à tracer des cercles sur son crâne. J'agis presque par instinct. Lorsque Maman me le faisait, cela m'apaisait aussitôt. Et mon cœur désire ardemment apaiser celui du héros. Ce dernier ferme les yeux, et les plis soucieux sur son front se détendent légèrement. Dans un murmure, il me confie :

- Tu as des doigts de fée Yerine...

Un gloussement m'échappe et je rétorque :

- Des doigts de nymphe tu veux dire ?

Ses lèvres se tordent en un sourire amusé tandis qu'il conserve ses paupières closes.

Je ne pense pas pouvoir maintenir plus longtemps mon attirance secrète. Il finira bien par se rendre compte de l'existence de mes sentiments. Des sentiments que je ne parviens plus à dissimuler. Encore moins, maintenant qu'Eurydice est de retour dans mon crâne et que son amour s'ajoute au mien.

Désirant à tout prix chasser cette idée de mon esprit, je reporte mon attention sur le plafond du cabanon. La lumière de la lampe à huile projette des ombres qui ondulent sur le plafond, me rappelant le mouvement d'un reptile. Sans vraiment y réfléchir, je soupire :

- Je hais les serpents...

- Moi aussi, Yerine. Moi aussi. »

Sa voix n'est plus qu'un souffle, Orphée est sur le point de s'endormir. Et à en croire les taches sombres qui viennent obscurcir ma vue, c'est également mon cas. Mes paupières sont lourdes et les choses autour de moi me semblent abstraites. L'attrait du sommeil grandit à chaque instant. Et puis l'air contient un étrange parfum qui ne fait que plus me plonger dans les bras de Morphée. Une fragrance envoutante, lancinante que je ne parviens pas à reconnaître tout à fait.

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