Chapitre 12.

La nuit commence à tomber, projetant d'immenses ombres sur le petit bois que nous avons gagné. Orphée semble suivre une route dont je n'ai pas connaissance. La nature nous entoure comme un écrin, et je me sens un peu plus en sécurité. Pourtant, impossible de totalement être sereine alors que je ne sais pas où le héros nous conduit.

« Hé ! Où va-t-on ?

- Il y a un repère non loin de là. Nous pourrons nous y reposer jusqu'à demain. Après tout, tu as encore besoin de te reposer et de te nourrir.

- Non, tu crois ?

Mon ironie semble le surprendre. La vérité, c'est que je suis éreintée. Mourir ne m'a pas vraiment reposée en réalité. Et après la course poursuite réalisée un peu plus tôt dans la journée... Je ne rêve que d'un bon lit douillet et d'un repas chaud. Et d'une gaufre.

Seulement, s'il y a bien une chose que je sais, c'est que les rêves ne se réalisent jamais.

Je repense à la paume du héros contre la mienne tandis que nous fuyions, et je ne peux empêcher la vague de chaleur qui me gagne. Automatiquement, la mémoire d'Eurydice s'éveille et les images qui me viennent soudain en tête me font me consumer sur place. Je secoue la tête pour m'éclaircir les esprits. Si Orphée était amoureux d'Eurydice, ça ne doit pas être le cas pour Yerine. Et tandis que pour mon âme, rien n'a réellement changé concernant mes sentiments pour lui, le héros doit être passé à autre chose durant ces trois millénaires. Je doute qu'un jour il ne m'embrasse comme je viens de le voir faire en souvenir. Pas tant que Yerine et Eurydice restent distinctes en moi. Mais comment accepter de ne plus être totalement celle que j'étais il y a à peine deux jours ? Vite, pense à quelque chose d'autres ! Poussée par l'élan, je l'interpelle :

- Dis, tu n'aurais pas une idée de ce que les Apogonoì pourraient me vouloir ? Eurydice ne t'avait rien dit ?

Il se fige et une soudaine froideur se dégage de lui. Il répond, neutre :

- Non. Eurydice ne m'avait rien dit.

- Mais pourquoi ?

Il se tourne vivement vers moi et je recule d'un pas, surprise. Serait-ce... de la rancune ? Orphée me dévisage comme s'il m'en voulait, ce qui équivaut à un coup violent pour mon pauvre cœur qui se ratatine. Sa mâchoire est tant contractée que je peine à comprendre lorsqu'il grogne :

- Eurydice m'a abandonné. Tu m'as abandonné !

- Orphée...

Ses yeux sont vitreux et je sais que rien ne pourra l'empêcher de vider ce qui pèse tant sur sa conscience :

- Tu m'as abandonné ! J'étais venu jusqu'en enfer pour toi ! J'étais perdu sans toi ! J'avais juré de tout faire pour te retrouver car où que tu ailles, je serais à tes côtés ! Alors pourquoi avoir choisi d'y rester ? Pourquoi ne pas être retournée à la surface avec moi ? Pourquoi ?

Je reste sans voix, figée, face à tant de souffrance, de peine et de désespoir. Quelque chose s'éveille en moi, bouillonne et désire s'exprimer. Mais ce n'est pas moi. Enfin... ça n'est pas Yerine. Je serre des points, luttant contre les larmes qui perlent légèrement à mes yeux. Les mots m'échappent dans un souffle, presque à contrecœur.

- À cause de la culpabilité !

Il se fige, surpris. J'en profite pour laisser libre cours à toute cette amertume coincée en travers de ma gorge qui m'empêche de respirer. Mais ce n'est pas mon amertume, c'est celle d'Eurydice, ravie de pouvoir enfin s'exprimer :

- Les nymphes dans les bois sont mortes par ma faute ! Ces hommes ne lâchaient rien, ils en étaient venus à gâcher le mariage ! Sans parler de ce danger qui planait continuellement au-dessus de ma tête. Ils n'auraient jamais, jamais abandonné leur poursuite. J'étais condamnée. Alors qu'étais-je censée faire ? Revenir à la vie et voir d'autres gens souffrir ? Souffrir encore ? Supporter de te mettre en danger ? Qu'est-ce qui t'as pris de descendre jusqu'en enfer ? Hadès aurait pu te tuer !

Ma tirade le laisse muet de stupeur. Je me masse les tempes dépassée par l'afflux de souvenir qui me remonte en tête. Il faut que je trie, que j'y mette de l'ordre... Je n'en reviens pas de tout ce que j'ai dit, le pire étant que cela ne vient pas de moi mais bien de souvenirs datant de plusieurs millénaires.

Un mal de tête se profile à la lisière de ma conscience et je ferme les yeux dans l'espoir de le chasser, lui et toutes ces images qui affluent contre ma volonté. Je sens la présence du héros s'approcher de moi. Il hésite un instant avant de poser une main sur mon poignet – geste qui me foudroie sur place – et de souffler :

- Je suppose que je dois m'excuser ?

Je grimace, chassant ses mots d'un geste de la main.

- J'ai surtout besoin d'une aspirine. Et d'une sieste.

- Ça devrait être possible une fois que nous aurons trouvé le repère de Mel.

Je hoche de la tête affirmativement avant de souffler :

- Et de manger.

- Comme c'est étonnant...

L'ironie dans sa voix me frappe et j'écarquille des yeux avant de me tourner vers lui.

- Tu sous entends que je mange trop ?

- Je n'aurais pas cela dit en ces termes mais...

Un hoquet de stupeur m'échappe et je m'exclame, outrée :

- Ne me fais plus jamais de compliments, tu es nul !

- Mais au moins je suis pardonné.

- Tu me dois des gaufres. Plein de gaufres. Des dizaines de gaufres.

Il lève les mains avant d'incliner la tête, un étrange sourire étirant les coins de ses lèvres.

- Marché conclu.

Le regard qu'il me lance pourrait faire rougir une nonne amoureuse. Mais alors que je m'apprête à rajouter quelque chose, une silhouette se dresse devant nous. J'ai tout juste le temps de reconnaître l'Apogonos qui nous poursuivait tout à l'heure, qu'il me pousse avec une extrême violence. Je trébuche, bascule en arrière et m'écroule au sol. Le choc d'une roche contre mon crâne m'assomme à moitié.

Des étincelles explosent sous mes paupières, le monde vacille autour de moi. Me relevant avec difficulté, je porte la main à ma tempe et constate avec effarement le sang qui tâche mes doigts. Dépassée par ce qu'il vient de se passer, je relève les yeux vers le héros et l'Apogonos.

Orphée se bat contre mon agresseur. Et comble de surprise : il tient entre ses mains un glaive. Je ne sais d'où il le sort mais le reflet de la lune sur le métal m'hypnotise un instant. Puis il attaque. Rapide, précis, déterminé. C'était sans compter sur notre ennemi qui s'arme d'un coutelas et entreprend de repousser le héros.

Malgré le sang que je sens couler le long de mon visage, je ne parviens pas à me détacher du spectacle qui se joue sous mes yeux.

Avec énormément d'habilité, Orphée repousse son adversaire, attaquant et parant les coups. Il manie son glaive comme s'il s'agissait d'une extension de son bras, avec autant de dextérité qu'il manie sa lyre. C'en est fascinant. Cela ne l'empêche cependant pas d'être blessé. Il est tâché de sang. Je ne peux cependant pas voir son visage puisqu'il me tourne le dos. Tout le contraire de l'Apogonos dont l'expression tordue par la haine et obscurcie par les ombres de la nuit. Alors qu'il esquive une nouvelle attaque de mon compagnon, il ricane :

- Ta pauvre copine a vraiment une sale tête.

Je détecte immédiatement le piège. Pitié Orphée ne te retourne pas, ne te retourne pas, ne te ret... Mais il se retourne pour s'assurer que je vais bien ! Pauvre imbécile !

Son adversaire en profite pour le désarmer et le jeter au sol. Saisissant son coutelas, il s'apprête à lui trancher la gorge, alors que le héros se débat comme il peut. La peur me gagne, comme une tempête, comme un ouragan et emporte le peu de maîtrise qu'il me restait.

Une puissante onde de magie se dégage de moi. La Terre tremble dans un grondement furieux et soudain d'immenses racines jaillissent du sol pour monter dans les airs. L'Apogonos semble surpris. Avant qu'il ne puisse agir, les racines se précipitent vers lui, le renversent et le plaquent au sol, s'enroulant lentement autour de lui, jusqu'à l'en étouffer.

Je reste coïte de surprise un instant. Est-ce vraiment moi qui viens d'ordonner à ces racines de... faire ce qu'elles font ?

Le visage de l'homme bleuit à cause du manque d'air. Un instant, j'hésite. Dois-je le libérer ? Ou au contraire, dois-je ordonner aux racines de finir le travail ?

Le temps semble s'être arrêté et un instant, je suis déstabilisée par ce pouvoir qui circule en moi. Puis mon regard se pose sur Orphée qui me fixe, presque impassible, attendant de voir ce que je choisis. Une plaie saigne à son abdomen, tachant son t-shirt de sang. Son visage est quant à lui maculé de terre et d'hémoglobine. Mon sang ne fait qu'un tour.

Cet homme a osé blesser mon compagnon, il a osé s'en prendre à nous. Lui et tous les siens sont responsables de mes soucis, de la mort de mes parents ! C'est de leurs fautes. La rage s'empare de moi, chassant la peur et éveillant la soif de vengeance. Une soif de vengeance dont je n'avais même pas conscience.

Je sais ce qu'il me reste à faire.

Tandis que j'expire, mon poing se crispe et la Nature obéit aussitôt à mon ordre mortel. Les racines se resserrent autour de la gorge de l'Apogonos, encore et encore jusqu'à la broyer pour de bon. Le sang gicle, éclaboussant mes chaussures, les bas de ma jupe-pantalon.

J'ai tué cet homme.

C'était lui ou nous.

J'ai tué un homme !

L'air se raréfie dans mes poumons, le monde disparait un instant autour de moi et ma vision se floute. Un haut de cœur me saisit et je recule d'un pas, desserrant le poing. Les racines se retirent, retournant dans les entrailles de la terre, délaissant le cadavre à mes pieds, une mare de sang s'étendant autour de la gorge du défunt.

J'ai tué !

Orphée se relève et se précipite vers moi. Sa main se pose sur mon épaule, avec douceur tandis qu'il me serre un instant contre lui, tendrement. Ses lèvres se posent contre ma tempe et il murmure :

- Tu as fait ce qu'il fallait. »

Je sais bien. Mais reste que je viens de tuer un homme. Et ce n'est pas ce qui m'effraie le plus. En temps normal, je suppose que lorsqu'on tue quelqu'un pour la première fois, on doit se sentir effrayé, dégoûté... Peut-être coupable. On devrait se sentir mal ! Je devrais me sentir mal ! Pourtant ça n'est pas le cas.

Non, ce qui m'effraie le plus, c'est cet immense sentiment de puissance que j'ai ressenti au moment où la nature m'a obéit. C'était impressionnant, enivrant, euphorisant. Ça m'en a coupé le souffle. Jamais tant de pouvoir n'avait circulé dans mes veines. J'ai presque aimé cela.

Voilà ce qui m'effraie.

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