CHAPITRE 7 - freccette
FRECCETTE
(fléchettes)
La table est silencieuse, seuls les bruits des jetons claquant contre le tapis vert raisonnent à l'étage d'un casino de Las Vegas. Ydir aime le silence obscur des parties de poker auxquelles il participe depuis le début de la soirée. Tout n'est que silence, ils n'ont pas besoin de mots pour jouer. Les gestes suffisent.
Son compte en banque est en crise depuis dix jours mais il n'en a rien à faire. Il adore sentir les jetons contre sa paume lorsqu'il les avance vers le centre de la table et il apprécie tenir les cartes entre ses mains. Dans une partie de poker, il est le seul maître de ses décisions, choisissant de se coucher ou de rester dans la partie.
Ydir finit par quitter la table à la fin d'une énième partie, il est l'heure de rentrer. En sortant du casino, une voiture jaune l'attend pour l'emmener à l'aéroport, il ne décoche pas un mot au chauffeur de taxi pendant le trajet. Il traverse le tarmac de l'aéroport dans cette nuit noire, il s'installe dans le jet et quand ce dernier décolle pour rejoindre ses terres natales, Ydir soupire.
Voilà dix jours qu'il s'est échappé de l'emprise quotidienne de sa vie, la réalité va le rattraper dans les prochaines heures en rentrant à Palerme, dans son appartement luxueux que son père a acheté pour qu'il puisse suivre les cours de la faculté de droit.
En revenant en cours avec Matthia, tout paraît ennuyant. Son mètre quatre vingt dix surplombe la foule d'élèves dans les couloirs sinueux de la faculté, difficile de croire que ce même adolescent a un an d'avance sur ses camarades.
- Ils ont doublé le prix, informe Matthia en soufflant une taffe de sa clope.
Son joint est chargé en herbes, Ydir le sait rien qu'à l'odeur immonde. Ils sont sur le balcon de leur appartement, observant les rues illuminées de Palerme.
La misère se dégage des hurlements des sirènes et des aboiements de chiens errants, Palerme est pauvre. Ydir sait qu'il a de la chance, de ne pas grandir au milieu des dépendants et des toxicomanes. Il est né dans la bonne famille, il essaye de se convaincre chaque jour qu'il n'est pas le plus malheureux sur cette terre.
Ydir déteste beaucoup de choses, il n'aime pas particulièrement rentrer à Corleone durant le week-end, le trajet est d'une ennuie morbide. Matthia tient la conversation seul dans la majorité du temps, le libyen n'étant pas très bavard.
Son monologue est coupé par un appel téléphonique, Ydir décroche immédiatement en voyant apparaître le numéro de Rosalinda. Cette dernière ordonne d'une voix douce :
- Il faut que tu ailles chercher Paulina au club, rejoignez nous à la casa ensuite.
Ydir acquiesce et continue de conduire jusqu'à sa ville natale, s'arrêtant devant le bâtiment. En poussant la porte du club de danse de sa cousine, il s'appuie dans l'encadrement du hall principal et observe la pièce et sa moquette en bois. Il distingue Paulina au premier rang, ses mouvements sont souples tandis qu'elles guident les autres filles d'une voix vive.
Ses instructions couvrent la musique, elle est si concentrée dans sa performance qu'elle ne distingue pas Ydir tapis dans l'ombre. Ce dernier attend patiemment, jouant avec la ventoline qu'il tient dans sa main droite.
Ses yeux polaires parcourent les différentes danseuses présentes, il s'arrête sur un visage familier au deuxième rang. Ses cheveux roux encadrent son visage de porcelaine, aucun doute sur son identité. Ydir l'a croisé toute la semaine à l'hôpital en allant voir son père.
Il observe les mouvements de son corps sur cette musique rythmée. Ses jambes élancées sont hypnotisantes et il continue de la fixer alors que la musique s'est arrêtée et que tous les regards sont tournés vers lui.
- Qu'est-ce que tu fais là ?
Il reporte son regard polaire sur Paulina. C'est peut être la seule personne de sa famiglia qui a bien tourné malgré la disparition tragique de son père (Marco) sous ses yeux. Elle respire la gentillesse et la douceur, comme Rosalinda.
- J'arrive, murmure-t-elle en ayant compris.
Les danseuses se sont déjà dispersées pour ranger leurs affaires, néanmoins Ydir continue de sentir leurs yeux sur lui. Elles suivent les moindres de ses mouvements tandis qu'il avance dans la pièce pour attendre Paulina. Il fixe le grand miroir couvrant la totalité du mur face à lui. Son mètre quatre vingt dix est agrandit dans l'image que lui renvoie son reflet.
Il distingue une paire de chaussons de danse à sa droite, il tourne la tête en direction de la rousse. Des dizaines de taches de rousseur parsèment sa peau porcelaine et sa voix gracieuse demande :
- Tu connais Paulina ?
- C'est mon cousin, répond cette dernière en arrivant. Il ne faudrait pas faire attendre ton père.
Paulina prononce ses derniers mots en grinçant des dents, visiblement embêtée. Ydir pense tout bas que son père peut bien l'attendre comme il l'a attendu pendant six ans, au lieu de ça, il ajoute :
- Il faut y aller.
En remontant dans sa voiture, il jette un coup d'œil à sa cousine dans le rétroviseur. Elle est plus âgée que lui, mais ils se sont toujours connus depuis leur enfance, Paulina racontait des histoires sur son père
au gamin qu'il était. Cette époque paraît lointaine, où l'innocence prônait sur le reste.
- Je ne savais pas que tu connaissais Gaïa, lâche-t-elle.
- Je ne la connais pas, rectifie-t-il aussitôt.
En arrivant à la casa, Ydir ne dit pas un mot aux hommes de la Cupola présents dans son salon. Ils jouent une partie de fléchettes contre la poutre en bois. Il observe Alejandro, placé au centre de celle-ci, qui ne trésaille pas face aux lancers passant à quelques centimètres de lui.
Les rires gras raisonnent dans le salon, il observe les hommes effectuer les lancers un court instant, se doutant bien que son père est enfermé dans son bureau. Ils ne joueraient pas en sa présence.
- Une partie, gamin ?
Ydir se tourne vers un mafioso, tenant une cigarette à la main. Sa mâchoire se contracte tiraillé entre deux côtés, il finit par acquiescer et prend place. Le dos contre la poutre en bois, il observe les mafiosi récupérer leurs fléchettes et se préparer aux lancers.
Il ne doit pas trembler.
Une épreuve de plus ou de moins, il hausse les épaules. Il ne mourra pas aujourd'hui par de simples fléchettes. Les lancers sont précis, la fléchette se rapproche inlassablement avant de se planter dans le bois de chêne. Il ne bouge pas d'un centimètre, ça ne lui fait pas peur.
Les lancers se succèdent jusqu'au moment où le lancer frôle le lobe de son oreille, égratignant sa peau basanée. Le libyen porte la main à cette dernière pour constater qu'il saigne, sachant pertinemment que les mafiosi l'ont fait exprès.
Ydir en sourit avant de s'éclipser définitivement. Il se contente de monter dans sa chambre, il y allume une bougie qu'il pose sur l'armoire, préparant sa prière. Un court instant, le libyen observe la flamme vacillante percer l'obscurité de la pièce avec vivacité.
Il attrape un flacon de désinfectant, il inhibe un coton pour nettoyer sa coupure. Il ne sait jamais après tout ces fléchettes sont toutes rouillées par l'âge. Le jeu appartenait au frère de Giovanni, son grand-père maternel.
Ses yeux se perdent sur la bougie vacillante en haut de l'armoire, il se lève pour la rattraper, renversant la solution alcoolique sur sa chemise blanche en coton. Les flammes luisent dans la froideur de ses yeux terrifiés par l'embrasement de son corps.
Peut être qu'il mourra aujourd'hui.
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