Jour 7: La chute de la Lune
La Lune chute toutes les nuits à ma fenêtre. Mais ce soir, elle ne se relèvera pas.
Les ténèbres de la tour enlacent les cinq pauvres perles qui reposent dans mes mains, que je ne peux me résigner à enfiler. Elles luisent d'une terne lueur dans l'obscurité, s'affaiblissent alors que passent les secondes. J'aimerais pouvoir les conserver là, tout près de moi, loin du temps et de la mort, loin de la brisure des flots sur la falaise, loin des hurlements déchirants du vent, loin de tes étourdissements constants. J'aimerais garder la fin loin de toi.
Puis tu pointes le bout de ton nez, respire l'air frais de ce début de soirée. La première perle brille d'un éclat nacré entre mes doigts, aussi aveuglant que ton sourire. Ciara coupe un fil, derrière moi, et je me retrouve forcée de reprendre ta destinée. La lumière de ton rire glisse toute seule, vient s'entrechoquer aux autres, celles que j'avais passées pendant toutes ces années.
Il ne reste plus que quatre perles pour finir ton collier.
"Tu ne les enfiles pas, Alva ?" Me demanda Liadan.
Elle tient entre ses bras un nœud immense, qu'elle s'applique à défaire et démêler, pour qu'à nouveau les perles y puissent passer. Si elle ne le délie pas, il faudra le couper.
"Maladie." M'explique-t-elle. "Je pense que Ciara devra peut-être s'en occuper."
Notre sœur lève la tête à l'entente de son nom, sans arrêter d'installer les attaches mortelles d'un collier verdoyant.
"Il reste peut-être une chance de le sauver. Continue." Son ton est direct, sans détour aucun.
Lorsqu'une vie passe entre les doigts de Ciara, le doute n'a même pas de quoi étendre les jambes. Il reste serré, confiné, étouffé. Ses mains d'obscurité écrasent toute chance, comme elles écrasent les souffrances. Elle achèvera dix printemps comme elle en achèvera cent, sans une once de pitié.
Toi elle ne te couperas pas, ton fil arrive juste à sa fin. Elle se contentera de nouer ton apparat, pour l'au-delà.
Mais voilà qu'une seconde perle se met à luir, et je dois y revenir. Sur la falaise tu virevoltes, sautes et danses, au son d'une mélodie que toi seule entend. Tes mouvements sont harmonieux comme la harpe de Liadan, et je fredonnerais si je n'étais pas si triste. La clarté de la Lune se reflète sur tes rides et tu en joues, en tournant toujours plus ton visage sélène vers elle. Un instant tu vacilles, puis te rattrape.
La perle court sur le fil et rejoint sa camarade. Je n'en ai plus que trois de marge.
Mes sœurs ne s'étonnent plus de mon silence les nuits, maintenant. Elles se sont habituées à mon regard émerveillé vers la pierre pointue qui perce la mer, à mes yeux brillants et mes rêveries. A tes danses qui chaque soir m'hypnotisent. Que diront-elles lorsque je cesserai de contempler l'horizon ? Que penseront-elles lorsque je me lasserai des étoiles ? Comment me réconforteront-elles lorsque la Lune aura perdu ses airs ?
Tu t'arrêtes et te reposes sur l'herbe couverte de rosée: tout ça n'est plus de ton âge. Ta troisième perle resplendit de turquoise et je me dois de l'enfiler. Tu admires notre tour comme je t'admire toi. Est-ce que tu me vois aussi ? Tu te relèves après quelques instants et marche vers le bord.
Deux ce n'est pas grand chose, même pas un trio.
Liadan donne la vie qu'elle démêlait à Ciara, qui la coupe. Demain, on libèrera un lit d'hôpital.
Je ne veux pas arriver à demain, parce qu'alors tu ne virevolteras plus. Parce qu'alors tu ne riras plus. Parce qu'alors tu ne joueras plus. Ça n'a pas l'air de t'embêter plus que ça, toi. Toi, tu en rirais aux éclats et tu danserais.
Tu avances pour voir une fleur, coincée entre deux pierres, en bas. Une lavande des mers, seule. Seule comme tu l'es toujours lorsque tu apparais, de derrière la colline, pour respirer. Ta quatrième perle se met inévitablement à briller d'une lueur mauve, qui part trop vite rejoindre la turquoise. Tu te penches en prenant garde.
Je sers dans mon poing la dernière, tout en sachant que je ne pourrais pas éternellement la garder. Il n'y a guerre que nous trois d'éternelles, les trois sœurs de la destinée.
Tu t'affaisses légèrement, comme avant de te sentir malaisée. J'abaisse mes cils lorsque l'ultime perle se met à luir d'un bleu profond, presque aussi sombre que Ciara; je ne veux pas voir ça. Tu ne cries pas lorsque tu t'effondres, tu n'essaies pas d'amocher les cieux. Tu tombes, tu tombes en attendant d'atterrir.
Je mets la perle à sa place et tapote l'épaule de Ciara, doucement. Elle pince le bout de ta vie et l'attrape, entre le pouce et l'index, pour y ajouter des accroches argentées. Tu les aurais aimées, je crois.
Un petit bruit déchire le silence. Ton corps vient de se briser sur les rochers.
La Lune chute toutes les nuits à ma fenêtre. Et ce soir, elle ne s'est pas relevée.
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