2# Horloge
Denis Bourdet vivait une vie paisible, à la tête de sa petite boutique d'antiquités, "Les Trésors de Marianne". Il avait installé son magasin ici, pas trop loin de la métropole, ni trop près pour conserver le côté campagnard de la ville. Ce hameau était vieux de plusieurs centenaires ; l'allure rustique que lui donnait ses rues pavés aux maisons de pierres grises suffisait à le prouver. Il y avait également le château de la Calambre, à moitié affaissé, qui était bien le seul bâtiment que la commune n'avait pas voulu réparer pour garder le côté médiéval et sanglant que son histoire contenait.
Quand Denis arriva ici il y a quelques années, ce fut pour lui une révélation : après des décennies de voyage et une retraite bien méritée, il n'avait pas hésité avant de devenir antiquaire. Le vieil homme est rapidement devenu un citoyen modèle de la ville qui contribuait grandement à y faire tourner l'économie. Son magasin, l'été, semblait attiser une flamme de curiosité invraisemblable chez les touristes et il faisait beaucoup de ventes à cette époque de l'année, même si l'antiquaire préférait de loin ses visiteurs réguliers. Sa clientèle fidèle, d'ailleurs, était très varié, et tous ses clients étaient différents. Pourtant ils partageaient tous la même passion que M. Bourdet pour les antiquités. Ce dernier collectionnait toutes sortes d'objets ; des outils d'embaument égyptien aux fourchettes grecs en passant par des poupées russes datant d'avant-guerre, il en avait pour tout les goûts.
Mais une des pièces qu'il préférait par-dessus tout était un lot d'horloges à coucou de manufacture allemande, des modèles aujourd'hui quasi-introuvables ailleurs qu'ici. Naturellement, Denis ne voulait pas s'en séparer, mais elles trônaient là, sur un mur, bien en évidence tant il en était fier. Le vieil homme les avaient acquises juste avant la mort de sa femme, Marianne, et chaque jour, il les lustrait avec délicatesse pour les faire briller d'un éclat solaire. Ces horloges ne marchaient pas, cependant : il n'avait pas l'intention de les faire fonctionner, de toute manière. Le vieil homme aimait peu l'idée du temps qui passe et n'avait pas envie que de stupides oiseaux de bois ne lui rappellent cela chaque matin, mais il n'avait surtout pas envie d'abîmer leur mécanisme. Même lustré, il ne voulait pas prendre le risque de les endommager.
Elles étaient au nombre de sept : une grande horloge se tenait au centre du mur tandis que six autres, plus petites mais dont la taille variait, l'entouraient comme des pétales de fleurs. Denis aimait beaucoup cette disposition et elle étonnait beaucoup ses clients. Cependant, il en reçu un jour une huitième dans un paquet anonyme, qui n'adressait aucun nom ni aucun correspondant. Il se demanda longuement qui aurait pu lui envoyer cet objet atypique. La seule personne qui lui vint à l'esprit fut le jeune Léonard : un garçon qu'il avait aidé il y a de cela quelques jours pour conquérir un amour de jeunesse. Mais comment aurait-il pu se procurer une telle rareté si rapidement, et surtout pourquoi l'aurait-il envoyé comme ceci, dans un paquetage abîmé et sans même un mot de remerciement ? Les questions se bousculaient dans la tête de M. Bourdet, mais il décida de ne plus y penser pour l'instant : après tout, si c'est une personne qu'il connaissait bien, elle finira bien par l'avouer un jour. Alors, il l'ajouta à sa sculpture. Il y avait un espace assez grand pour la mettre, aux pieds de l'horloge centrale, et c'est là qu'il la mit.
L'antiquaire passa le reste de la journée à contempler son œuvre, accueillant les clients en essayant de leur faire admettre s'ils étaient bien les auteurs du colis, mais tout le monde nia l'avoir envoyé. Il se coucha donc l'esprit plein de questions, de curiosité et d'excitation ; il avait l'impression d'être le héros d'un roman qui devait résoudre un mystère insouciant qui pouvait se transformer en une vraie chasse au trésor.
Néanmoins, le vieil homme déchanta vite quand il fut réveillé par un bruit de coucou en pleine nuit. Il se leva, quelque peu irrité, et se dirigea vers ses horloges. La première chose que l'antiquaire remarqua, c'est qu'elles étaient toutes réglées à la même heure : 11 h 52. Pourtant, on était encore en plein milieu de la nuit, et il ne se souvient pas avoir touché aux aiguilles, qui n'avaient pas bougé depuis le jour où les horloges étaient accrochées dans son magasin.
Soudain, le coucou sonna de nouveau, le faisant bondir. Un autre le suivit, et ensuite, deux retentirent à l'unisson. Les oiseaux sortaient et ressortaient comme un jeu de taupe des horloges, tantôt de la grande, puis de la plus petite de tous. Denis ne comprenait rien : il regardait le spectacle bouche bée, et n'osait pas l'arrêter. Mais rapidement, cela devint insupportable. Les coucous sonnaient de plus en plus vite, et M. Bourdet décida d'agir. Il essaya d'abord d'attraper les oiseaux à mains nues, mais ils se terraient dans leur cabanon en bois aussitôt qu'il s'approchait. Alors il décida de se boucher les oreilles et de fermer les yeux pour se réveiller, il l'espérait, de ce rêve étrange. Mais soudain, son esprit fut empli par une seule pensée : quelle était la signification d'11 h 52 ? Sur le coup, il n'y avait pas songé, mais peut-être que cela était le mystère que le héros devait résoudre. Il fouilla donc dans ses pensées pour y trouver un quelconque indice qui lui montrerait la vérité. C'est alors que la réponse le frappa de plein fouet : c'était l'heure de la mort de sa femme.
Le médecin lui avait annoncé cela, et le monde de Denis s'écroula à ce moment précis. Il perdit tout ce qu'il avait de plus cher au monde à 11 h 52.
— Marianne ? murmura le vieillard, les larmes lui montant aux yeux.
À l'entente de ce prénom, les horloges cessèrent leur cacophonie. Il s'en approcha et s'attarda sur la nouvelle qu'il avait acquit le matin même : sur la trappe d'où sortait le coucou était gravé maladroitement "REND-LE-MOI", en lettres désordonnées, comme taillées avec les ongles. Brusquement, les battants s'ouvrirent et ce ne fut pas un oiseau qui sortit, ce fut une main fantomatique, putride, qui saisit violemment Denis par le col de son pyjama. L'antiquaire se débattit férocement, effrayé, mais la main ne le lâchait pas. Elle tirait avec poigne l'homme, et le claqua à plusieurs reprises contre l'horloge, si bien qu'elle fut presque brisée par le crâne de M. Bourdet. Ce dernier perdait peu à peu connaissance : la douleur atroce qui lui perforait le crâne ensanglanté avait lentement raison de lui, et il suppliait l'esprit, qu'il appelait Marianne, de l'épargner, de le laisser en paix dans sa boutique rustique, mais la main s'en moquait. Au lieu de ça, elle porta un dernier coup fatal à sa victime, qui lui brisa le cou instantanément. Quand le vieillard rendit son dernier souffle, l'étrange membre laissa tomber son corps inerte et disparut dans la trappe à coucou.
Dehors, un coq chantait la venue de la rosée, qui étendait son manteau tôt le matin, tandis qu'on trouvait le corps de l'employé des Trésors de Marianne.
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