Le jour où j'ai cessé d'aimer

Pourquoi certains jours laissent-ils une empreinte si tenace telle que, dix années plus tard, malgré les milliers de jours qui se sont écoulés, malgré les milliers d'émotions qui ont couru dans nos veines, ce jour est plus présent que n'importe quel autre ?

Nul besoin de fermer les yeux. Nul besoin de faire acte de mémoire. C'est comme si tous les autres jours étaient de pauvres oisillons qui peinaient à éclore. Comme si chaque émotion ressentie depuis n'était qu'un simulacre. Comme s'il n'y avait qu'un jour qui avait compté. Et la brutalité de cette certitude est si insoutenable que l'esprit ne peut que la nier, en faisant mine de nourrir de multiples centres d'intérêt, d'éprouver mille joies, offrant la devanture d'une vie bien remplie, l'illusion du bonheur.

Alors que, intérieurement, le cœur est tout entier tapissé de ce jour, imbibé par ce jour, métamorphosé par ce que ce jour lui a appris.

La barbarie de l'Amour.

Le jour où j'ai cessé d'aimer n'aurait pour moi nulle importance si le cœur de celui que j'avais cessé d'aimer possédait une quelconque capacité de régénérescence.

Je n'ai pas seulement cessé de l'aimer lui. J'ai cessé d'aimer quiconque et ce fut un soulagement tel que j'aurais aimé le lui enseigner.

Si tu savais la délivrance de ne plus aimer, j'aurais voulu lui dire, mais il était difficile de le lui balancer sans qu'il ne le prenne pour une attaque personnelle.

Nous nous promenions près du lac, main dans la main, et je n'avais pas encore osé lui annoncer la bonne nouvelle : que j'avais cessé d'aimer et que le ciel tout à coup me paraissait plus lumineux.

Le soleil était effectivement de sortie. Auparavant cela m'aurait agressée. L'obligation d'être heureuse aujourd'hui car il faisait beau. Désormais le ciel pouvait être bleu, rose ou gris, je resterai blanche comme une page vierge. Purifiée.

Mais je n'étais pas sereine pour autant. Car il était là à mes côtés. Ses yeux, qui il y a quelques semaines m'apparaissaient être les plus beaux du monde, me gratifiaient de temps en temps de leur bleu souriant tandis qu'il tournait son visage vers moi en me parlant avec fébrilité de ses projets d'aménagement pour le jardin, de cette maison que nous avions visitée deux jours plus tôt et pour laquelle nous – il – avait décidé de faire une offre d'achat.

Je sentais sa main moite dans la mienne, trahissant son exaltation et je restais silencieuse, attentive, faisant mine d'être réceptive à son attention, tout en sachant que bientôt ma main lâcherait la sienne. Et que la surface de lac ne reflèterait plus qu'une seule ombre.

J'essayais de m'armer d'une froideur chirurgicale – après tout, je ne l'aimais plus, ce ne devait pas être si difficile de le larguer.

Mais je pouvais m'identifier à lui. Moi aussi j'avais aimé et je m'étais vue fermer les portes de l'Amour. Un jour sombre et lointain virevoltait dans mon cœur et l'idée de contaminer le sien – qui semblait à cet instant précis aussi épanoui que le ciel – par les mêmes sentiments d'humiliation, de désespoir et d'incompréhension, retardait mon courage.

C'était pourtant quelque chose qu'il fallait lui dire. Comme on apprend aux enfants que le Père Noël n'existe pas, les adultes doivent apprendre que l'Amour est un mythe. Un mythe construit, détruit et reconstruit à toute époque de la vie. Mais les adultes sont moins intelligents que les enfants ; ils ne comprennent pas que ce qui n'existe pas ici ne peut exister ailleurs. Ils vont de bras en bras, d'illusions en désillusions et pourtant toujours ils continuent à y croire.

Je ne voulais pas lui apprendre tout ça, je voulais juste lui dire que j'avais cessé de l'aimer et lui laisser espérer que d'autres l'aimeraient – puisque c'était sans doute le cas.

Mais les mots dont il me mitraillait étaient comme de vaillants petits soldats qui repoussaient les mots tapis au fond de ma gorge, comme si un sixième sens l'avait alerté qu'il ne fallait surtout pas m'en laisser placer une.

Je devais rester la femme muette, attentive, admirative. La femme aimante.

Il me parlait maintenant des poissons qui peupleraient l'étang. Notre étang. Celui qu'il ferait creuser dans notre jardin. Et des moustiques et des crapauds dont il faudrait se méfier. C'était le seul problème qu'il pensait devoir endiguer.

Il commençait à m'agacer ; c'était plutôt bon signe.

J'aurais voulu tendrement déposer un baiser sur ses lèvres pour qu'il se taise. Et puis lui dire : Voilà, c'est fini. J'aurais aussi pu le gifler et puis lui dire : Voilà, c'est fini ! Ou le jeter dans le lac, ne rien dire du tout et m'en aller en courant. La façon dont on quitte quelqu'un a-t-elle une incidence sur sa capacité à accepter la rupture ? Si tel est le cas, il faut en conclure que je m'y suis très mal prise.

Je commençais à ne plus entrevoir d'issue à cette promenade, à me dire que nous allions rentrer, nos ombres enlacées et que, peut-être, nous achèterions la maison et qu'il creuserait un étang pour y fourrer tous ces ennuyeux poissons qui attirent les moustiques.

Je commençais à me dire qu'une fois de plus j'allais me défiler. Laisser mon Je ne t'aime plus grandir dans ma tête, pourrir ma cervelle, m'empoisonner, mais que je lui laisserais toutes ces bienveillantes illusions qui semblaient le rendre si heureux.

Je commençais à me dire qu'une fois de plus la vérité allait se rétracter.

Mais ce n'était plus possible. Ç'en était trop.

Alors je me suis jetée à l'eau.

Ce n'est pas une métaphore.

Je me suis immobilisée et j'ai lâché sa main moite. J'ai secoué mes pieds pour me débarrasser de mes sandales et je suis entrée dans le lac.

Tout à coup les rôles se sont inversés. Il est devenu muet ; j'avais repris les rênes de cette journée. Les rênes de notre destin. Sous mes pieds, c'est notre destin que je piétinais.

Il n'a pas compris tout de suite. Après un instant d'abrutissement, son esprit s'est réveillé.

– Qu'est-ce que tu fais ? Arrête !

Je sentais des regards interrogateurs jeter des étincelles à la surface du lac. Il y a quelques instants encore, j'étais invisible, une femme parmi d'autres au bras de son compagnon. À présent, j'étais devenue l'ennemi public numéro 1. Mes pieds remuant la vase communiquaient l'alerte aux poissons. Tous aux abris ! L'humain est parmi nous ! Les pêcheurs auraient hurlé sur moi s'ils n'avaient su que leurs cris anéantiraient tous leurs efforts d'immobilisme et de patience qu'une conne ayant eu la lubie de se baigner était en train de saboter.

Je commençais à me demander si j'avais pris la bonne direction. Pourquoi avoir pénétré dans le lac ? Pourquoi n'avoir pas fui vers la forêt ? Peut-être parce que je savais qu'il ne me suivrait pas dans cette eau verdâtre ; il était trop précieux pour se mouiller. Il voulait un étang, mais pas de moustiques. Il voulait des poissons, mais pas de crapauds. Il voulait une femme, mais pas de disputes. Il voulait l'amour, lisse et sans vagues.

Chaque enjambée créait des sillons autour de moi qui me procuraient une intense satisfaction. Ces eaux troubles et agitées en disaient plus que moi-même. Si seulement cela avait suffi à ce qu'il comprenne.

– Reviens ! a-t-il hurlé.

Il me tendait une perche ; c'était trop facile.

– Jamais, ai-je soutenu en me retournant pour lui offrir mon regard le plus dépourvu de sentiments. Le plus vrai.

– Qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne vas pas rester dans ce lac. Tu n'es pas une sirène.

J'aurais souri si ça avait été un autre jour.

– Je ne reviendrai pas près de toi. N'achète pas la maison. C'est fini.

J'ai vu les eaux troubles du lac se déverser dans ses prunelles. Sa bouche s'entrouvrir légèrement comme un poisson à l'agonie. Puis un instinct de fierté le pousser à regarder à gauche et à droite avant d'affirmer d'un ton ferme, comme s'il avait encore le moindre contrôle sur la situation :

– Tu me dois une explication.

– Tu te trompes, je ne te dois rien. Tout comme tu ne me dois rien. Personne ne se doit rien dans la vie. Je ne t'ai pas mis au monde. Je n'ai aucun devoir envers toi. C'est peut-être cruel et injuste, mais c'est la Vie !

– Tu penses vraiment ce que tu dis ? Tu penses vraiment qu'on ne se doit rien, toi et moi ?

– Oui.

– Tu ne dirais pas la même chose si c'était moi qui te quittais !

Jour Sombre et Lointain s'est mis à gronder dans mon cœur. On m'avait quittée de façon si brutale, si cruelle que ma façon d'agir, en comparaison, me paraissait d'une délicatesse absolue. J'aurais aimé pouvoir lui faire visiter ma mémoire pour qu'il comprenne que ce qu'il était en train de vivre était moins détestable qu'il ne le pensait. Après tout, je l'avais quitté de vive voix ; je ne lui avais pas rendu visite à son travail en m'affichant au bras d'une autre ; je ne lui avais pas dit qu'il n'avait jamais compté pour moi ; je ne lui avais pas craché que ce qu'il deviendrait, ça m'était égal. Je ne lui avais pas dit : Ce que j'aimais, c'était ton cul, chérie...

Je ne pouvais pas ignorer que ce que je lui faisais subir était en partie une vengeance, je ne pouvais pas nier que cette situation n'était pas dénuée de jouissance. Mais chaque personne possède un seuil de cruauté au-delà duquel il ne peut plus se regarder dans la glace. Heureusement pour lui – heureusement ou malheureusement pour moi – mon seuil de cruauté était très bas. Certes, j'étais froide, distante, dure mais j'étais là, à écouter ses supplications. Je pourrais te faire tellement plus mal, tu n'en n'as même pas idée, et tu es là encore à te plaindre. Cette maison, même si nous n'y habiterons jamais, on l'a visité ENSEMBLE. Moi, j'ai vendu une maison à mon amoureux et à sa femme.

Jour Sombre et Lointain n'était plus si lointain. En le quittant, On me quittait à nouveau. Deux sensations se chevauchaient, la toute puissance souveraine de son cœur entre mes mains, ce cœur dont je ne voulais plus et qu'il persistait à m'offrir ; et, d'un autre côté, la sensation douloureuse de mon cœur pétri, malaxé, broyé, pulvérisé par cet homme qui m'avait fait croire au mirage de l'amour.

L'Amour n'est pas réel, mais les blessures qu'il laisse le sont. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top