L'autostoppeur 2/2
Le commissariat est désert. Il ne se passe pas grand-chose dans notre petit village d'ordinaire. Je m'approche de l'accueil, fébrile et quelque peu excitée d'être celle par qui le scoop du spectre va arriver aux oreilles du monde entier.
– Je viens déclarer la disparition de ma voisine.
– Depuis quand a-t-elle disparu ?
– Ce matin.
– C'est trop tôt.
– Pourquoi ? Vous ne vous occupez pas des gens qui disparaissent le matin ?
Il me regarde comme si j'avais une rondelle de céleri collée sur le front. Je me touche le visage par mesure de précaution.
– Non, c'est trop tôt pour déclarer une disparition. Il faut un délai de 48 heures.
– Mais dans 48 heures, il sera déjà loin ! je m'offusque.
– Qui ça « il » ?
L'autostoppeur fantôme. Je ne peux pas répondre ça. Déjà qu'il me regarde comme si j'étais une imbécile. Je décide de changer de tactique.
– J'aimerais savoir si un accident a été déclaré ces dix dernières années sur la route des Charmilles ?
– Vous avez renversé quelqu'un ?
– Non, je me renseigne. C'est interdit ?
– Non, mais c'est bizarre.
– C'est interdit d'être bizarre ?
– Non, mais ça m'emmerde.
C'est interdit d'être poli ? Je me retiens de poser la question. Je n'ai pas envie d'être inculpée pour outrage à agent.
Puisque personne ne daigne m'aider, je vais mener mon enquête toute seule. Interroger chaque personne du quartier. Quelqu'un doit forcément savoir quelque chose.
En passant devant la maison de Barbara Villy, le remords me prend. Je gare ma voiture et cours jusqu'à la haie où je m'accroupis pour récupérer mon plat végétarien périmé. Je n'ai pas envie que des écureuils s'empoisonnent à sa place.
Après un arrêt chez Mme Origa-thî qui m'a gentiment offert deux verres d'alcool de riz en me confiant qu'il lui arrivait aussi d'apercevoir son mari pourtant décédé au bord de la route, je poursuis mon enquête à pied.
Je marche jusqu'à trouver une maison éclairée. Je pousse le petit portillon blanc, gravis les trois marches de pierre et appuie fermement sur la sonnette.
C'est à ce moment que je réalise que j'ignore qui habite dans cette maison. Espérons qu'il n'y a personne.
Je suis sur le point de m'enfuir discrètement lorsque la porte s'ouvre. Un homme apparaît. Cheveux enténébrés, sourire charmant, regard attrape-cœur. Je suis comme aveuglée par la lumière divine.
C'est mon autostoppeur ! Je déploie un effort surhumain pour ne pas lui sauter au cou. Ce n'est pas facile, je vous assure.
– Que faites-vous ici ? je l'interroge alors que j'ai juste envie de lui hurler : Je t'ai cherché partout ! Je suis si heureuse que le Destin nous aies à nouveau réunis. Maintenant je ne te quitterai plus jamais des yeux.
L'Amour de ma vie paraît surpris.
– Eh bien, j'habite ici. C'est plutôt à vous que je devrais poser la question. On se connaît ?
Je me disais bien que ce n'était pas une bonne idée de changer de vêtement. Et avec cette brise les phéromones que mon corps produit en masse doivent filer droit sur le cerisier. Espérons que la nuée d'oiseaux qui y séjournent ne va pas tomber raide dingue de moi.
Euh... Attendez un peu. Lui aussi a changé de vêtements. Et il s'est rasé la barbe. Et il était plus jeune il y a une heure. Je n'aurais peut-être pas dû accepter cet alcool de riz.
– Vous faisiez bien du stop à l'entrée du village ce matin ?
Son regard pétille d'amusement.
– Du stop ? Non, j'ai une voiture. En revanche, j'ai croisé un autostoppeur si c'est lui que vous cherchez. Je l'ai même déposé à la gare.
– Vous êtes sûr ?
– Oui. Dites, vous ne voulez pas plutôt entrer. On s'entend à peine avec ces oiseaux. Je ne sais pas pourquoi ils chantent aussi fort. Ça doit être la saison des amours.
Je le suis dans un couloir peuplé de photos. Non pas des photos de familles, mais des cadres où sommeillent des étendues désertiques, des eaux sombres dentelées par des queues de baleine, des femmes en sari à l'entrée d'un temple envahi de singes acrobates, le cœur d'une fleur blanche aux pistils orpiment. Et il ne s'agit pas de papier glacé découpé dans le National Geographic, cela ressemble à de vrais clichés.
Surprenant ma fascination, il m'explique être reporter-photographe.
– Je voyage beaucoup. C'est sans doute pour ça que nous ne nous sommes jamais croisés. Vous voulez boire quelque chose ? ajoute-t-il en poussant la porte du salon.
– Un verre d'eau.
– Vous êtes bien sage, constate-t-il en me gratifiant de son sourire attrape-cœur.
– Oh, pas tant que ça, je balbutie en prenant place dans un divan bleu ciel qui me paraît aussi confortable qu'un nuage.
– Si ça ne vous dérange pas, moi je vais prendre un apéro.
– Bien sûr, faites comme chez vous !
Quelques instants plus tard, il revient avec deux verres et s'assied à côté de moi. Je commence à être prise de bouffées de chaleur.
– Alors que voulez-vous savoir sur cet autostoppeur ?
Sa question me fait l'effet d'un électrochoc qui me rappelle brutalement la raison pour laquelle je suis là. Le feu quitte mes joues, j'avale une gorgée d'eau et rassemble mes idées.
– Vous a-t-il dit où il allait ?
– Oui. Il rejoignait un camp de vacances. C'était l'un des organisateurs. Un camp scout, je crois.
Je me raidis, le regard horrifié.
– Est-ce qu'il était toujours dans la voiture lorsque vous l'avez déposé à la gare ? je demande d'un ton teinté de panique.
– Oui. Où donc aurait-il pu être d'autre ? me répond-il en souriant de plus belle.
– Vous êtes sûr qu'il n'a pas disparu en cours de route ?
– Comment ça ? Vous voulez savoir s'il a bien pris son train ? C'est votre petit ami ?
– Non. Enfin, si on veut. Êtes-vous sûr qu'il est sorti de votre voiture par des moyens... hum... terrestres ?
Il me dévisage tandis que son sourire s'évanouit. Je baisse les yeux.
– J'ai du mal à saisir le sens de votre question. Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ?
Oui. Je m'inquiète pour vous, c'est tout. Cet autostoppeur est un spectre. Vous allez sans doute disparaître bientôt vous aussi. Comme Fulton.
Face à mon silence dépité, il ajoute :
– Tout ce que je peux vous dire, c'est que je l'ai déposé devant la gare et que je lui ai serré la main. Après, s'il est parti par des voies terrestres ou ferroviaires, je l'ignore.
Je redresse la tête et piaille :
– Vous lui avez serré la main ?
– Oui. Je n'aurais pas dû ?
– Si ! je m'exclame avec un engouement qui me donne sans doute l'air d'une hystérique. Et comment vous a-t-elle paru cette poignée de main. Vivante ?
Il hausse un sourcil, jette un œil à mon verre comme s'il craignait que j'aie interverti avec le sien.
– C'était une bonne poignée de main.
Je suis si soulagée que, sans m'en rendre compte, je pose ma main sur sa cuisse :
– Merci ! Merci beaucoup. Vous me libérez d'un poids, si seulement vous saviez.
– Content de vous avoir été utile.
Il a l'air sincère. Moi à sa place je me serais déjà foutue dehors en hurlant : « Allez donc voir chez les dingues ! »
– Est-ce que je peux vous poser une question à mon tour ?
Tandis que je hoche la tête, je remarque subitement que ma main est toujours posée sur sa cuisse. Et qu'il n'a rien fait pour l'écarter.
– Ce plat végétarien, vous comptez le manger ?
Je jette un coup d'œil à la mixture sous-vide, posée sur la table basse, qui n'a pas fière allure.
– Non. Je voulais empoisonner ma voisine, mais elle m'a démasquée.
– Laquelle ? dit-il en souriant.
– Barbara Villy.
– Je ne la connais pas.
– Le portail noir et or.
– Oh, celle-là ! Si vous voulez mon avis, elle mériterait d'être emprisonnée pour avoir fait construire une abomination pareille. Lorsque je me suis installé ici, c'est parce que j'ai été séduit par l'aspect rustique du village, ce côté si charmant qui donne l'impression de vivre dans une parenthèse hors du 21ème siècle. Je ne comprends pas pourquoi le maire lui a accordé un permis de bâtir.
– Moi non plus.
– C'est dommage que votre tentative d'empoisonnement ait échoué, plaisante-t-il. Je jure que j'aurais plaidé votre défense à la barre. Depuis combien de temps habitez-vous ici ?
– Dix ans.
– Dix ans ! Douze pour ma part. C'est incroyable que nous ne nous soyons jamais croisé ! Et si vous restiez dîner ? Nous pourrions faire plus ample connaissance. Rattraper le temps perdu. Qu'en dites-vous ?
Il écarte les doigts pour les entrelacer aux miens. Une tornade de joie me traverse, un frisson de bonheur. Je repense à mon autostoppeur canon et je me dis que c'était bel et bien un envoyé du Destin.
_________________
Je tiens à remercier l'autostoppeur CANON qui m'a inspiré cette nouvelle
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top